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parce qu'ils refusent de se soumettre aux lois religieuses, de prendre part au culte civique, d'offrir l'encens et les victimes aux dieux de la cité. Quand le christianisme a triomphé, malgré les changements considérables que la doctrine apporte aux principes, la conception sociale pratique reste la même. Il y a un culte social, une doctrine sociale, et quiconque n'y adhère pas doit être maintenu hors de la cité, comme les juifs, ou regardé comme un traître et traité en conséquence.

Dans les premières années du xvr siècle, la Réforme refusa de reconnaître l'autorité religieuse. Luther, Zwingle, Calvin soutiennent que l'EspritSaint parle directement à la conscience de chaque fidèle par l'Écriture. Plus de pape, plus de sacerdoce, plus d'Église enseignante. Il n'y a plus que la communication directe de l'Esprit-Saint avec chaque conscience individuelle. Quelle qu'ait été la pratique des réformateurs peu cohérente avec leurs principes, il n'est pas douteux que, d'après ces principes mêmes, le droit de chaque conscience devient absolu, inviolable et sacré. Chaque conscience, serve vis-à-vis de Dieu, est libre vis-àvis des hommes. C'est le point d'origine non pas, comme on l'a dit trop souvent, de la liberté de conscience, mais de l'individualisme, du libéralisme

religieux, qui peut se formuler en ces termes : La religion est affaire de conscience individuelle, aucune autorité extérieure n'a donc le droit d'en connaître et la loi doit laisser libres toutes les expressions de la croyance religieuse.

La Réforme ayant ainsi fondé l'individualisme ou libéralisme religieux, un peu plus d'un siècle après, Descartes, dans sa Méthode, établissait le point de départ de l'individualisme philosophique. Descartes reprend à pied d'œuvre l'édifice entier du savoir et déclare qu'il philosophe comme s'il n'y avait pas eu des hommes avant lui. Pascal, vers le même temps, dans sa Préface d'un Traité du vide, faisait à l'autorité sa part, Descartes ne lui en réserve aucune. «Rien ne doit être accepté pour vrai si on ne l'a reconnu évidemment être tel. » Or, l'évidence est œuvre absolument personnelle, d'où il suit qu'aucune vérité philosophique ou scientifique ne doit être admise sur la foi d'une autorité quelconque. Chaque savant, chaque philosophe doit recommencer pour son propre compte toutes les démarches qui conduisent à la vérité. D'où il résulte, bien évidemment, que l'intelligence individuelle est seule juge du vrai, qu'elle doit être laissée libre de l'atteindre comme elle peut, de l'exprimer comme elle le voit La liberté de la pensée ou le libéralisme philoso

phique et scientifique sont les conséquences inévitables de l'individualisme cartésien.

Et je sais bien que Descartes reconnaît que la pratique doit être gouvernée par d'autres lois que la pure théorie et qu'il est bien loin de proclamer pour le philosophe le droit d'échapper à toute discipline sociale (1), mais il n'en reste pas moins que son principe même fait du philosophe, de l'individu pensant, le seul juge des cas où il doit se soumettre aux lois de son pays, comme si elles étaient établies ou démontrées, ou de ceux au contraire où il peut contester les raisons de ces lois et leur bien-fondé.

Il restait un dernier pas à franchir, il fallait transporter l'individualisme du domaine de la conscience religieuse, du domaine de la pensée théorique et abstraite, au domaine de la pratique sociale, pour tout dire, à la politique. C'est Rousseau qui le franchit avec son Contrat social. La société civile est le résultat d'un contrat librement passé entre toutes les volontés individuelles. La société est une création des individus, une création de la liberté. Et Kant (2), amenant à leur point d'aboutissement logique les doctrines de Rousscau, finit à son tour par dire La volonté hu

(1) Cf. Discours de la Méthode, 3° partie.

(2) Critique de la raison pratique et surtout Doctrine du droit.

maine est essentiellement autonome, il serait immoral pour elle de se courber sous le joug d'une loi qu'elle n'a point consentie; donc, toute loi, pour être obligatoire, doit être revêtue de l'assentiment des individus contractants. Le peuple est souverain, lui seul peut faire la loi, aucune loi ne saurait exister en dehors de l'assentiment, de la volonté du peuple. Tout ce qui est extérieur à cette volonté est immoral, antijuridique et antisocial. Elle seule peut se juger, et par conséquent tout ce qu'elle édicte doit être regardé comme juste et avoir force de loi. S'il est vrai, ainsi que l'a dit Benjamin Constant, que la Révolution a été un transfert de la souveraineté du prince au peuple, ces conséquences ne nous étonneront pas, car nous nous rappellerons que Bossuet disait des princes: «Ils sont des dieux, et ils participent en quelque façon à l'indépendance divine. » L'individualisme social aboutissait ainsi au libéralisme politique qui pouvait donner naissance de façon également logique ou à une oppression des minorités par les majorités, ou à une anarchie également dangereuse. Ce sont ces doctrines que proclama la Révolution française et qu'elle mit en pratique.

Peu de temps après que Rousseau eut publié le Contrat social-le Contrat social a paru en 1762 et la Richesse des Nations en 1776 Adam Smith

s'élevait contre les institutions corporatives, les économistes et les physiocrates lui firent écho et il fut proclamé par la Révolution française que toutes les corporations, tous les règlements de métiers devaient disparaître. Chaque individu humain devait à sa guise, par un libre contrat, fixer avec ses co-contractants les conditions de vente, d'achat, de salaire et de travail. Ni la corporation, ni l'État n'avaient à se mêler de ces affaires. privées. Laissez faire, laissez passer. L'individualisme politique aboutissait au libéralisme économique. Toutes les transactions étaient proclamées libres ainsi que tous les contrats et si quelques restrictions étaient apportées comme, par exemple, à la liberté de tester ou à l'engagement des services pour toute la vie, c'était avec le but bien avéré de maintenir sauve la liberté individuelle des enfants vis-à-vis des parents, des serviteurs vis-à-vis des maîtres.

Voilà l'œuvre des trois siècles qui ont précédé le nôtre, œuvre logique, œuvre constante et qui tend vers le même but, à restreindre les droits. sociaux, à augmenter les droits de l'individu, diminution de l'autorité, augmentation de la liberté. L'homme qui, au xv siècle encore, était un chrétien docile au Pape, à son évèque et à son curé, un philosophe et un savant respectueux des

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