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au moins dangereux de demander son idéal aux modernes seuls, la Fontaine le prouve par son propre exemple :

Je pris certain auteur autrefois pour mon maître :

Il pensa me gâter. A la fin, grâce aux dieux,

Horace par bonheur me dessilla les yeux.

:

C'est-à-dire à la fin je corrigeai la fantaisie moderne par le goût antique. L'année même de l'Épître à Huet, dans une lettre à Saint-Evremond, il écrivait :

J'ai profité dans Voiture,

Et Marot par sa lecture
M'a fort aidé, j'en conviens.

« J'oubliais maître François (Rabelais), dont je me dis encore le disciple, aussi bien que celui de maître Vincent et de maître Clément. » Il n'écarte donc pas, tant s'en faut, l'influence très légitime de la littérature nationale ni mème celle des littératures étrangères, qu'il pratique familièrement. Entre ses adversaires mêmes il en voit « dont les écrits sont beaux et se soutiennent ». La France n'a-t-elle pas «la satire et le double théâtre »>, Boileau, et, après Corneille mort, Racine, Molière? L'Italie n'est-elle pas la digne héritière de Rome?

Je chéris l'Arioste et j'estime le Tasse.
Plein de Machiavel, entêté de Boccace,
J'en parle si souvent qu'on en est étourdi.

J'en lis qui sont du Nord et qui sont du Midi.

Il n'acceptait pas tout pourtant de l'Italie; dans son Épître à M. de Niert, musicien, valet de chambre du roi (1677), il raille fort «< ce déchaînement qu'on a pour l'opéra », et cela plusieurs années avant ses démêlés avec Lulli. C'est au nom de la raison qu'il proteste contre cette duperie des sens :

Des machines d'abord le surprenant spectacle
Éblouit le bourgeois et fit crier miracle;
Mais la seconde fois il ne s'y pressa plus:
Il aima mieux le Cid, Horace, Héraclius.
Aussi de ces objets l'âme n'est point émue,
Et même rarement ils contentent la vue.
Quand j'entends le sifflet, je ne trouve jamais
Le changement si prompt que je me le promets.
Souvent au plus beau char le contrepoids résiste;
Un dieu pend à la corde, et crie au machiniste;
Un reste de forêt demeure dans la mer,
Et la moitié du ciel au milieu de l'enfer.

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Comme la Bruyère plus tard, comme tout son siècle, il préfère ce qui parle à l'àme; il ne voit pas sans inquiétude le mélange « de genres si divers », et ce grand nombre d'acteurs qui encombre le théâtre. Le bon comédien, selon lui, ne doit jamais chanter. Il se plaint (sur quel ton s'en plaindrait-il aujourd'hui ?) du fracas des instruments nouveaux substitués à la viole, au téorbe, à la flûte d'autrefois. Le roi, il ne se le dissimule pas, est pour quelque chose dans cette mode de l'opéra :

Grand en tout, il veut mettre en tout de la grandeur :
La guerre fut sa joie et sa plus forte ardeur;

Ses divertissements ressentent tous la guerre :

Ses concerts d'instruments ont le bruit du tonnerre.

L'exemple royal a fait loi pour le peuple :

On ne va plus au bal, on ne va plus au Cours :
Hiver, été, printemps, bref, opéra toujours.

Si le roi pourtant abandonne l'opéra, «< tous l'abandonneront ». Pour la Fontaine, il se consolera sans peine de ne point assister à l'opéra d'Isis en allant entendre Mile Certain, dont les « brillantes mains » font chanter un clavecin «< unique ».

De cette épître à M. de Niert sort, ce nous semble, la même leçon que des œuvres précédentes: même au théâtre, la simplicité seule est éloquente; tous les ornements sont vains qui cachent la nature. La Fontaine critique n'est donc pas au fond moins << raisonnable » que Boileau, mais il l'est autrement. Il ne raille pas avec moins de verve les prétentions ambitieuses des petits poètes qui s'attaquent présomptueusement aux grands sujets voyez la Montagne qui accouche; il ne professe pas moins de mépris pour ces esprits du dernier ordre qui s'efforcent en vain de mordre sur les beaux ouvrages voyez le Serpent et la Lime. Mais son ton habituel est doucement enjoué. Il n'enseigne pas, il insinue. Il se garde de tous les excès. Descartes, « le rival d'Épicure » (venant de la Fontaine, ce titre a son prix), Descartes sera dans le même temps presque divinisé, parce qu'il est l'apôtre de la raison, et vivement combattu, parce qu'il en est l'apôtre exclusif1. Mais, pour le fabuliste comme pour le satirique, c'est bien la raison

1. Fable ir du livre X.

qui est le but et la règle suprême; c'est au bon sens que tout doit tendre et que tout revient :

Il avait du bon sens; le reste vient ensuite 1.

IX

La correspondance.

La correspondance de la Fontaine est malheureusement peu considérable. Il est malaisé d'ailleurs de distinguer entre les épîtres et les lettres, et l'on a cité ici plus d'une épître qui a la forme d'une lettre, comme on citera plus d'une lettre qui prend la forme d'une épître. Sans s'arrêter à ces distinctions, que la Fontaine n'a guère observées, il suffira de dire que les lettres de la Fontaine se divisent naturellement en trois séries.

1° Les lettres écrites à des parents. Ce ne sont pas les plus intéressantes au point de vue littéraire; mais il est indispensable de les lire si l'on veut rectifier les idées erronées ou tout au moins exagérées qui ont cours sur la Fontaine homme privé. C'est ainsi que sa correspondance s'ouvre par plusieurs lettres d'affaires à son oncle M. Jannart (1656-1659). Il est vrai que la Fontaine est jeune encore, et tient sans doute à bien établir sa situation de fortune avant de «< manger son bien avec son revenu ». C'est longtemps après (1686) qu'il aura le droit d'écrire à Racine: « Mes affaires m'occupent autant qu'elles en sont dignes, c'est-à-dire nullement. » Mais enfin il n'a pas toujours été si détaché de tout. De même, il n'a pas toujours été le mari oublieux que peint la légende. On a toule une collection de lettres adressées par lui à sa femme en 1663, pendant un voyage de Paris au Limousin. Il est vrai que le ton de ces lettres est parfois étrange; mais cela même nous aiderait à deviner le caractère de la personne à qui elles sont écrites, si la Fontaine ne se chargeait de nous éclairer luimême : « Vous n'avez jamais voulu lire d'autres voyages que ceux des chevaliers de la Table ronde... Vous ne jouez ni ne travaillez, ni ne vous souciez du ménage, et, hors le temps que vos bonnes amies vous donnent par charité, il n'y a que

1. Le Berger et le Roi, X, x.

L

les romans qui vous divertissent. » Elle paraît cependant avoir été plutôt une femme frivole1 qu'une femme savante, bien que son mari tienne, nous l'avons vu 2, à exprimer sur l'instruction des femmes un avis fort antérieur à celui de Molière, mais peu différent. Somme toute, et tout mérite littéraire mis à part (la description de la Loire est parmi les plus beaux vers qu'ait écrits la Fontaine), on a meilleure opinion de lui que de sa femme. Il est épicurien; mais il oublie jusqu'à l'heure du dîner dans la lecture de Tite-Live, et il prolonge souvent ses lettres jusqu'à minuit, alors qu'il doit se remettre en route de bon matin. Il ne veut point savoir combien d'enfants ont ses parents, les Pidoux, de Châtellerault, son humeur, il nous en avertit, n'étant nullement de s'arrêter à ce petit peuple, et nous sommes surpris, presque attristés de cette indifférence chez un poète à l'âme tendre; mais ce même homme, en visitant le château d'Amboise, s'attendrit à la seule vue du cachot où Fouquet a été emprisonné et s'écrie: «Sans la nuit, on n'eût pu m'arracher de cet endroit. »

2o Les lettres écrites à des amis. Elles sont plus rares, mais ont plus d'abandon que les précédentes. Combien elles seraient précieuses si elles étaient un dialogue suivi entre la Fontaine et ses amis illustres! Mais on n'a qu'une lettre de lui à Racine, et elle n'est qu'un envoi de vers nouveaux, qu'il prie délicatement Racine de ne montrer à personne, « car Mme de la Sablière ne les a pas encore vus; » aucune lettre à Molière, ce qu'explique la mort prématurée du grand comique; aucune, ce qui est plus étonnant, à Boileau. En revanche, plusieurs lettres à l'ami intime entre tous, au chanoine Maucroix: la première en date est une relation détaillée de la fête donnée à Vaux en 1661; la dernière est aussi la dernière que la Fontaine ait écrite, et le ton en est singulièrement grave: «< Tu te trompes assurément, mon cher ami, s'il est bien vrai, comme M. de Soissons (M. de Silleri) me l'a dit, que tu me crois plus malade d'esprit que de corps. Il me l'a dit pour tâcher de m'inspirer du courage, mais ce n'est pas de quoi je manque. Je t'assure que le meilleur de tes amis n'a plus à compter sur quinze jours de vie. Voilà deux mois que je ne sors point, si ce n'est pour aller à l'Académie, afin que cela m'amuse. Hier,

1. Elle n'avait que quinze ans lorsque la Fontaine l'épousa.
2. Voyez plus haut, p. 27.

comme j'en revenais, il me prit, au milieu de la rue du Chantre, une si grande faiblesse que je crus véritablement mourir. O mon cher! mourir n'est rien mais songes-tu que je vais comparaître devant Dieu ? Tu sais comme j'ai vécu. Avant que tu reçoives ce billet, les portes de l'éternité seront peut-être ouvertes pour moi. » Il ne se trompait pas ce billet est du 10 février 1695; le 13, la Fontaine mourait, et son ami lui rendait ce témoignage: « C'était l'àme la plus vraie et la plus candide que j'aie jamais connue. » Ajoutons: c'était l'ami par excellence. Dans une de ses lettres, il en fait l'aveu: « Pour peu que j'aime, je ne vois dans les défauts des personnes non plus qu'une taupe qui aurait cent pieds de terre sur elle. » C'est bien ainsi qu'il faut aimer, sans se réserver et de plein cœur.

3o Les lettres écrites à des étrangers. Parmi celles-ci, les plus remarquables, avec les lettres du début à Fouquet, sont celles qui nous montrent la Fontaine en relations avec l'Angleterre, où séjournent momentanément ses amis, M. de Bonrepaux, Mme de Bouillon, où habitent à demeure l'épicurien Saint-Evremond (un peu malgré lui) et le poète Waller. Un moment, on voulut faire passer le détroit à la Fontaine, dont la résistance fut assez molle. Il estimait les Anglais, ce peuple << si profondément pensant », dira plus tard Buffon. « Les Anglais pensent profondément, » écrit déjà la Fontaine dans une fable dédiée à une Anglaise de distinction 1. Chose curieuse, c'est en France alors que l'on était rigoriste; on voulait « de plus sévères moralistes » qu'un la Fontaine. Anacréon doit se taire devant les hommes de Port-Royal, persécutés, mais, au fond, vainqueurs. Ces hommes, parmi lesquels il compte beaucoup d'amis, dont Racine et un peu Boileau, la Fontaine les juge <«<bons disputeurs », mais à condition qu'on lui accordera que leurs leçons «< semblent un peu tristes2 »! A ces leçons il en opposait d'autres, qui ne sont point aussi relâchées qu'on pourrait croire. Saint-Evremond, qui est, lui, un peu épicurien, a cru pouvoir définir son confrère en épicurisme: «< Après avoir parlé de votre esprit, dit-il, il faut dire un mot de votre morale :

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S'accommoder aux ordres du destin,

Aux plus heureux ne porter point d'envie,
De ce faux air d'esprit que prend un libertin 3

1. Fable xxvII du livre XII : le Renard anglais, à milady Harvey.

2. Lettre à Mme de Bouillon, novembre 1687.

3. On sait que libertin, dans la langue de ce temps, signifiait incrédule.

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