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DE

LITTÉRATURE

A L'USAGE DES DIVERS EXAMENS

PAR

FÉLIX HÉMON

PROFESSEUR DE RHETORIQUE AU LYCÉE LOUIS-LE-GRAND
LAUREAT DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

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LIBRAIRIE CH. DELAGRAVE

15, RUE SOUFFLOT, 15

840.9 +49 v.5

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Écrire l'histoire de la fable, ce serait écrire l'histoire même de l'esprit humain, qui toujours s'est plu à envelopper la vérité du voile de l'allégorie, surtout aux époques où la vérité ne se faisait accepter des despotes qu'à force de précautions prudentes. Nous avons à montrer seulement ici par quelle filière ininterrompue la fable antique arriva jusqu'à la Fontaine, comment elle a été modifiée par le génie de notre race, élargie par le dernier héritier des poètes gaulois, et portée si haut que c'est à peine si quelques-uns ont tenté de la reprendre après lui, sans prétendre l'y égaler.

Il nous sera donc permis d'écarter l'apologue oriental, la parabole évangélique, la fable grecque et la fable latine, auxquelles nous reviendrons, et il nous suffira de dire que, du temps des Théodoses aux xive et xve siècles, d'Aviénus à Planude et à Abstemius, en passant par le rhéteur byzantin Aphtonius, par Romulus, Vincent de Beauvais et bien d'autres, le souvenir d'Ésope, de Phèdre, de Rabrius, est perpétué par des recueils en vers ou prose d'une exactitude souvent très douteuse. Planude est plus connu par l'honneur que lui a fait la Fontaine en plaçant sa fabuleuse Vie d'Esope en tête de ses Fables, et aussi par l'erreur singulière qui lui fait voir presque un contemporain d'Esope en ce moine du xive siècle. Le recueil des prétendues fables d'Ésope, écrit par Planude dans une prose grecque peu élégante et parfois peu corecte, ne méritait pas tant de respect. Déjà Abstemius (Laurent Astemio), qui vit à la fin du xve siècle, est plus digne d'attention, C. de Litt. LA FONTAINE.

1

malgré sa sécheresse parmi les sujets de ses deux cents fables, plusieurs sont de son invention. La Fontaine a dû le lire dans la collection de Nevelet. Mais avant Planude et Abstemius, Marie de France et les auteurs du Roman de Renart avaient écrit (XIIe siècle). Avec eux nous entrons dans la littérature française.

On croit que Marie de France vécut en Angleterre sous Henri III, l'adversaire malheureux de Louis IX à Taillebourg, le roi dont le règne fut si tourmenté par les guerres civiles, dont il finit par être victime. Son origine française est attestée par son nom, et elle aime à la rappeler :

Marie ai num, si sui de France.

Comme ce mot de « France » désignait alors l'Ile-de-France, on l'a fait naître à Compiègne. D'autres ont pensé qu'elle était de Normandie, et de cette partie de la Normandie qui confine à la Bretagne, car elle semble connaître la langue bretonne, et dans ses «lais », dont quelques-uns ont du charme, elle s'inspire souvent des légendes celtiques. Son esprit est cultivé : elle sait le latin. Son cœur est bon: pitoyable aux petits et aux malheureux, elle est sévère pour les grands et les oppresseurs. Son Ysopet (Petit Ésope) contient cent trois fables en vers de huit syllabes, écrites d'un style aisé, parmi lesquelles on peut citer le Loup et l'Agneau, le Corbeau et le Renard, le Lièvre et les Grenouilles, les Grenouilles qui demandent un roi, le Loup et la Cigogne, le Lion et l'Ane chassant, la Femme noyée, l'Hirondelle et ses petits, le Geai paré des plumes du paon, la Chatte métamorphosée en femme, le Rat, la Grenouille et le Milan, le Milan et le Rossignol, où il semble bien, selon la remarque d'un critique, que le rossignol timide et plaintif soit quelque pauvre trouvère en face d'un seigneur féodal. Bien que le livre soit placé sous l'invocation d'Esope (Ésope et la fable se confondaient aux yeux de nos pères), beaucoup de ces fables sont nouvelles. Marie de France versifiait les fables écrites en prose anglaise par Henri Ier, qui lui-même avait traduit le recueil de Romulus (IXe siècle), où dominent les imitations de Phèdre. La Fontaine, qui n'a connu Marie de France qu'indirectement, à travers les conteurs des âges suivants, est un tout autre poète1; mais Marie a pour elle, avec un mérite littéraire déjà réel, la bonté de cœur et la pitié qui attendrissent ses moralités.

1. Voyez plus loin un jugement sur les fables de Marie de France.

Le Roman de Renart était inconnu aussi des hommes du XVII° siècle, et pourtant on croit en retrouver à tout moment, dans les Fables, des souvenirs très précis. Même dans les << branches » additionnelles, comme Renart le contrefait, les sujets de comparaison abondent. Par exemple, c'est un corbeau qui dit au renard, comme le hibou de la Fontaine à l'aigle en lui décrivant amoureusement ses petits :

Scez-tu comment les cognoistras ?
Les plus beaux que tu trouveras
Sont mes oiseaux.

Nous indiquerons plusieurs de ces ressemblances au cours de cette étude. Mais qui ne voit les différences, plus évidentes encore? Dans les Fables, la Fontaine est partout lui-même, tandis que le Roman est l'œuvre bigarrée d'auteurs distincts: Pierre de Saint-Cloud, Jacquemars Giélée, Richard de Lison. OEuvre collective, le roman doit manquer non seulement d'unité, mais de sobriété : c'est ainsi que toute une « branche » est consacrée soit au corbeau et au renard, soit à Renart médecin (le Lion, le Loup et le Renard), soit au pèlerinage de Renart et du chat (le Chat et le Renard). Enfin, tout le roman n'est qu'une immense satire, âprement ironique, où l'homme paraît trop derrière l'animal. Le rire de la Fontaine sera sans amertume, et, comme en raillant l'homme il n'oubliera pas de peindre l'animal, il ne nous donnera pas seulement des leçons morales, il composera un tableau ample et vrai du monde vivant et pensant. Cela dit, il convient de rendre justice aux mérites très vifs çà et là et très français de cette épopée satirique, parodie des épopées chevaleresques. « La fable conçue d'une manière épique, a dit Sainte-Beuve, existait bien avant la Fontaine dans notre littérature. Elle s'est brisée en chemin, et ne lui est revenue que comme du temps d'Ésope, toute coupée et morcelée... Quand on a lu le Roman de Renart et les fabliaux du moyen âge, on comprend que déjà la Fontaine est là tout entier et en quel sens on peut dire qu'il est notre Homère, l'Homère de la vieille race gauloise. »>

Il semble, en effet, que la Fontaine réunisse en lui tous les auteurs de fabliaux et ajoute à leurs qualités celle qui leur manque le plus souvent, la mesure. C'est un chapelet de fabliaux que le Roman de Renart, et ce qu'on en dit peut s'appliquer aux fabliaux proprement dits. Seulement, dans les fabliaux tout n'est pas satire il en est de gracieux, de naï

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