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semaines; elle ne se nourrit ni de mouches ni de vermisseaux, mais de substances végétales, et particulièrement de la sève des arbres, de même que la fourmi n'amasse pas de grains, étant carnivore. Apprenez cela, fabuliste ignorant. Ils sont carnivores aussi, le corbeau et le renard; quel régal pour eux qu'un fromage! Qu'est-ce qu'un agneau de lait qui se désaltère dans un ruisseau? Vous aurez voulu parler d'un mouton! Où avez-vous vu qu'un roseau fut un «< arbuste »>? Et nous n'en sommes qu'au premier livre des Fables! On pourrait poursuivre cette analyse critique. Le singe n'a pas quatre pieds, mais quatre mains; le serpent n'est pas un «< insecte 1» et ne porte pas de poison à la queue; aucun escarbot n'a de «< gite ». C'est le lièvre qui a un gîte, non, comme vous dites, une « tanière ». Ce pauvre lièvre, combien vous l'avez calomnié! D'abord il ne dort pas les yeux ouverts, et cette précaution lui serait inutile, car il a de très mauvais yeux; puis il n'est pas si sot, et déploie même une certaine habileté pour échapper aux chiens et aux hommes. Calomniés aussi la couleuvre, reptile inoffensif; le chien, dont on connaît l'intelligence; l'ours (qui n'a pas de << serres »), plus épais de corps que d'esprit, grand amateur de fruits et de lait, c'est-à-dire précisément des mets qui ne sont pas, suivant l'Amateur des jardins.

De messeigneurs les ours le manger ordinaire.

En revanche, vous vantez le dévouement de la perdrix; mais vous tombez mal, car ce n'est pas la mère, c'est le père qui se dévoue pour ses petits.

Et pourtant, les critiques auront beau faire, ils n'empêcheront pas qu'aux yeux de tous désormais la cigale ne personnifie la frivolité insouciante, le lièvre la poltronnerie, comme l'ours la maladresse. Pourquoi cette persistance dans l'erreur? C'est que le poète a créé des types qu'il a imposés à l'imagination populaire et qui sont devenus pour elle plus vrais que la vérité. Mais pourquoi lui-même les a-t-il vus sous ce jour? C'est parce qu'il les a reçus d'une tradition déjà vieille. On l'a vu: s'il exagère la finesse du renard et la bêtise du loup, c'est qu'après Ésope le Roman de Renart les avait exagérées, par amour de l'antithèse. La Fontaine sait qu'il se trompe en cela,

1. Furetière dit pourtant, dans son Dictionnaire, qu'on donne le nom d'insecte aux animaux qui, comme les serpents, vivent après avoir été coupés en plusieurs parties.

et, dans la fable vi du livre XI, il le dit, ce qui prouve tout au moins qu'il avait rectifié le préjugé par l'observation, mais ce qui ne l'empêche pas de le suivre une fois de plus, dans la fable même où il le combat. Brun l'ours et Couart le lièvre, dans le Roman et dans les Fables, ont été victimes d'un préjugé analogue. Peut-être a-t-on eu tort de les juger sur les apparences; mais c'est ainsi que le peuple juge; et le moyen de juger contre lui, surtout en un genre dont la première condition d'existence et de succès est d'être populaire?

Avouons les préjugés, les lacunes, les inexactitudes. Qu'aurat-on démontré en les constatant? Que la Fontaine n'avait point prévu les exigences rigoureuses de la science et de la critique moderne? Cela va de soi. Qu'il n'a eu qu'une connaissance imparfaite des animaux étrangers à la faune de son pays restreint, ou simplement hors de la portée de son regard un peu paresseux? Les longs voyages lui font peur, comme les longs ouvrages, nous le savons. Que même il n'a pas toujours observé avec une attention assez scrupuleuse les animaux qui lui étaient familiers? Il faut s'entendre: si l'on veut dire qu'il ne les a pas étudiés avec la conscience d'un naturaliste contemporain, on aura raison; mais on a tort si l'on croit qu'il n'en donne pas une idée précise, une impression d'ensemble. Je veux bien qu'il ait calomnié le lièvre, mais je sais que le mélancolique animal aux longues oreilles est bien peint, en somme, parce qu'il est bien vu. Il est possible, au contraire, que l'on nous ait dit trop de bien des pigeons,

Au cou changeant, au cœur tendre et fidèle.

Mais si la réalité est moins séduisante, tant pis pour la réalité. Il suffit qu'elle ne soit pas méconnue. Est-il besoin que le portrait soit complet ou même exact dans ses moindres parties pour être frappant et vrai? Certaines esquisses produisent l'illusion que certains tableaux ne donnent pas. Un trait me suffit: la tortue qui va son train de sénateur, le bouc haut encorné, dame belette au nez pointu, au long corsage; capitaine renard, vieux routier que le poète compare à Arlequin et que l'on pourrait comparer au trop ingénieux Panurge; dom Coursier, dom Pourceau, Jean Lapin, qui va faire sa cour à l'Aurore et trotter dans la rosée; Margot la pie ou Caquet-Bon-Bec; Triste Oiseau, le hibou; le vautour au bec retors, le lion, terreur des forêts, est-ce que j'ai besoin d'un

supplément d'informations pour les connaître? Mais je connais déjà leur généalogie et leur nom. Le singe Gille est cousin et gendre de Bertrand, en son vivant singe du pape; le Bertrand qui croque si bien les marrons tirés du feu par Raton doit être de la famille. Il y a, chez les chats, toute une autre lignée de Rodilards, de maîtres Mitis, de Raminagrobis, qui s'appelle aussi dans la même fable Grippeminaud, car ils ont des noms de rechange. Et, comme chacun d'eux a son caractère propre, je distingue à la fois les traits généraux de l'espèce et les traits de l'individu. Et je me tiens pour satisfait, sans songer à m'enquérir si je suis satisfait dans les règles.

XI

Comparaison de la Fontaine et de Buffon.

Les traits individuels et les termes généraux. Les bêtes noires et les bonnes bêtes.

S'il y a quelque pédantisme à écraser la Fontaine sous le poids d'une érudition fraichement conquise, il y aurait quelque puérilité à démontrer longuement, comme essaye de le faire M. Damas-Hinard', que la Fontaine est plus poète et même plus savant que Buffon. Aucune comparaison détaillée ne serait possible entre cette immense entreprise de l'Histoire naturelle, dominée par de hautes idées philosophiques, puissante dans son unité un peu rigoureuse et sa noblesse un peu monotone, et ces Fables légères, si variées, si diverses de ton, dont les acteurs, du reste, sont relativement peu nombreux. L'œuvre de Buffon embrasse le règne animal tout entier; la Fontaine revient presque toujours avec complaisance aux mêmes animaux familiers, et n'introduit que rarement de nouveaux venus dans ce groupe restreint :

Un hérisson du voisinage,

Dans mes vers nouveau personnage.

En écartant toute vaine antithèse de ce genre, on peut avec fruit se souvenir de Buffon pour mieux comprendre la Fontaine. Tout d'abord on sent combien moins vive est la sympathie de

1. La Fontaine et Buffon. Nous ne citerons pas à la Bibliographie ce livre systématique et souvent faux.

Buffon pour la personne de l'animal. Refusant à l'animal toute personnalité, il ne peut l'aimer de cette affection tendre qui s'attache aux qualités de l'individu. Il décrit minutieusement les admirables travaux des castors, mais il reste froid. A tous les animaux sans distinction il refuse la pensée, « même au plus petit degré ». Par suite, il conçoit de l'animal un type où n'apparaissent guère que les traits généraux de l'espèce, au détriment des variétés individuelles. Chez la Fontaine, chaque individu a sa physionomie distincte : l'Alexandre des chats, l'Attila des rats, Rodilard, vrai Cerbère, ne ressemble guère à maître Mitis,

Marqueté, longue queue, une humble contenance,
Un modeste regard, et pourtant l'œil luisant.

Le vieux rat, grand rongeur de livres, savant jusques aux dents, s'oppose au jeune rat de peu de cervelle qui s'émerveille de tout, ou à la « rateuse seigneurie » de tel autre rat fanfaron. D'autre part, pour peindre ses types généraux, Buffon fait usage de ces termes généraux dont il préconise l'emploi dans son Discours sur le style. Voyez la description du héron1, et dites si les deux premiers vers de la fable ne donnent pas du premier coup une impression plus nette et plus forte. Même là où Buffon suit de près la Fontaine, quelle infériorité de ressources plastiques! « L'inconstance naturelle de la chèvre se marque par l'irrégularité de ses actions: elle marche, elle s'arrête, elle court, elle bondit, elle saute, s'approche, s'éloigne,. se montre, se cache ou fuit, comme par caprice, et sans cause déterminante que celle de la vivacité bizarre de son sentiment intérieur. »

Dès que les chèvres ont brouté,

Certain esprit de liberté

Leur fait chercher fortune elles vont en voyage
Vers les endroits du pâturage

Les moins fréquentés des humains.

Là, s'il est quelque lieu sans route et sans chemin,
Un rocher, quelque mont pendant en précipices,
C'est où ces dames vont promener leurs caprices.
Rien ne peut arrêter cet animal grimpant.

Encore une fois, ne demandons à Buffon que ce qu'il a voulu et dû faire; mais comprenons ce que c'est que peindre, et combien la Fontaine est un grand peintre. Le naturaliste raisonne et

1. Cf. la p. 347 de notre édition des Œuvres choisies de Buffon.

décrit; tout ce qu'il pourra nous dire sur les services rendus à l'homme par le bœuf et la vache ne vaudra jamais le discours gravement sévère que tient le bœuf, dans l'Homme et la couleuvre, après avoir ruminé le cas dans sa tête. Dans l'Histoire naturelle, le lion n'est pas moins le roi des animaux que dans les Fables; seulement, dans les Fables on l'entend parler et on le voit agir.

Aucun d'eux, lorsqu'il trace les portraits d'animaux, n'est absolument désintéressé de toute préoccupation morale. Mais, chose curieuse, le plus moraliste des deux, ce n'est pas le fabuliste. Buffon a ses partis pris, ses bêtes favorites, ses bêtes noires. Il procède volontiers par antithèses, opposant le tigre au lion, le loup au renard, le chat au chien, forçant parfois la note et la couleur, tantôt rédigeant un réquisitoire contre la férocité du loup ou l'hypocrisie du chat, tantôt glorifiant les vertus domestiques des pigeons ou plaidant la cause de l'âne méconnu. La Fontaine ne recherche pas ces oppositions factices il n'essaye pas de grandir le lion par le voisinage du tigre. Il recevait de la tradition l'antithèse toute faite entre le renard et le loup; mais il en constate en passant l'exagération, et, peignant le loup sous les traits d'un glouton toujours affamé, toujours dupé ou battu, il n'a pas contre ce proscrit traqué par l'homme ces explosions de colère qui étonnent chez Buffon. Tous deux voient dans le chat un tartufe accompli; mais Buffon rend plus justice au chien. Pourquoi? Pour les besoins de l'antithèse encore; car si chez le chat tout est équivoque, chez le chien «< tout est sincère ».

L'homme n'est jamais absent de l'Histoire naturelle. Après avoir conté les aventures des deux pigeons, le poète se laisse aller à des réflexions personnelles dont l'émotion est pénétrante, et ne cherche point une autre moralité à sa fable. Le savant n'a garde d'oublier la leçon morale, et s'écrie : « Quels modèles pour l'homme, s'il pouvait ou savait les imiter! >> Si nous en croyons le fabuliste, le baudet, maître Aliboron, manque de légèreté, de bon goût, de docilité, de modestie; tout compté, il est d'ordinaire « bonne créature ». Mais Buffon, qui s'est attendri sur les pigeons, prend feu pour l'âne: « Pourquoi donc tant de mépris pour cet animal si bon, si patient, si sobre, si utile? Les hommes mépriseraient-ils jusque dans les animaux ceux qui les servent trop bien et à peu de frais? >> Ainsi, qu'on le glorifie ou qu'on l'invective, l'homme est ici. le centre de tout, le maître et le roi de la création, et les ani

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