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XVII. DE LA FUITE DU MONDE.

AUGUSTIN A LICENTIUS.

C'est à peine si j'ai trouvé une occasion pour vous écrire. Qui le croirait? Il faut cependant que Licentius me croie. D'ailleurs ne m'en demandez point les raisons, car alors même que je pourrais vous les dire, la foi que vous ajoutez à mes paroles m'en dispenserait; et il me suffira d'affirmer que de tous ceux qui m'ont apporté de vos lettres, il n'y en a eu aucun par qui j'aie pu répondre.

Quant à ce que vous avez désiré que je sollicitasse, je l'ai fait par une lettre, dans la mesure que j'ai jugée convenable. Vous verrez quel aura été le succès de ma demande; si elle n'a pas été accueillie, dès que je le saurai ou que vous m'en aurez averti, je ferai de nouvelles instances.

Voilà pour les affaires de ce monde, qui sont comme un bruit importun que produit autour de nous la chaîne de notre mortalité. Il est temps présentement que je vous découvre l'agitation de mon cœur sur vos espérances éternelles, et sur ce qui pourrait vous conduire à Dieu.

Que j'ai peur, mon cher Licentius, qu'en craignant et refusant de plier le col sous le joug de la sagesse, vous ne vous trouviez à la fin misérablement engagé dans les embarras du siècle! Il est vrai que la sagesse même commence par nous asservir et nous impose des fatigues qui nous domptent; mais ensuite elle nous met en liberté, elle se donne à nous, et nous n'avons plus qu'à en jouir; ses chaînes d'un instant tombent, et elle ne nous retient plus que par ses embrassements éternels, qui sont une autre espèce de chaîne, très-forte à la vérité, mais qu'on porte avec un indicible plaisir.

Il y a quelque pesanteur dans les premières chaînes,

je l'avoue; mais les dernières sont si douces qu'on ne saurait dire qu'elles sont pesantes, quoique d'ailleurs elles soient si fortes qu'on ne saurait dire non plus qu'elles sont légères. Que sont-elles donc? Ce que nous ne saurions exprimer par nos paroles, mais qui ne laisse pas d'être capable de nourrir notre foi, de soutenir notre espérance et d'animer notre charité.

Il en est tout autrement des chaînes qui nous attachent au monde. L'on n'y trouve rien de plus effectif que leur pesanteur, et rien de plus imaginaire que leur douceur; rien de plus certain que la douleur qu'elles causent, et rien de plus incertain que le plaisir qu'on en espère; rien de plus dur que la peine qu'on a à les porter, et rien de plus fragile que le repos qu'on y trouve; enfin rien de plus réel que la misère qu'on y souffre, et rien de plus vain que le bonheur qu'on s'en promet.

Ce sont là cependant les chaînes dont vous vous chargez et le col, et les pieds, et les mains, lorsque vous aspirez aux honneurs et aux établissements du monde, et que vous y placez tout le prix de vos efforts. Vous vous attachez volontairement là où nul attrait ni nulle violence ne devrait être capable de vous porter. Vous me répondrez peut-être avec cet esclave de Térence :

Quoi! vous répandez ici

Des paroles de sagesse.

Recevez-les donc et les ramassez, afin que je les répande, mais non pas qu'elles tombent à terre.

Mais quand vous danseriez, comme on dit, à la cadence d'un autre air pendant que je vous chante celui-ci, je ne croirais pas ma peine perdue: car ce chant anime et réjouit du moins celui qui le chante, quoique celui à qui on le chante, et avec tant de charité, reste immobile.

J'ai trouvé dans vos lettres quelques paroles qui ne m'ont pas plu, mais il serait insensé de s'occuper des

mots, alors que j'ai à m'inquiéter de vos actions et de votre vie tout entière.

Si vos vers n'étaient pas bien tournés, si les règles de la quantité n'y étaient pas observées exactement, s'ils choquaient l'oreille par des mesures inégales, vous seriez confus et n'auriez point de repos que vous ne les eussiez retournés, corrigés et limés, consultant et observant tous les préceptes que l'art de la poésie vous pourrait fournir. Et cependant vous souffrez que votre cœur soit dans le désordre, qu'il décline les lois de notre Dieu, et que votre vie ne corresponde en aucune sorte ni aux vœux de vos véritables amis, ni à ce que vous avez d'instruction. Eh quoi! feriez-vous moins de cas de vous-même que du son de vos paroles; et pendant que vous craignez si fort d'offenser les oreilles des grammairiens, par des syllabes mal arrangées, craindriez-vous si peu d'offenser Dieu par la dépravation de vos mœurs? Commandez, dites-vous, et j'obéirai. Mais quoi! n'ai-je pas commandé, exigé, ordonné, prié et supplié?

Que si vous êtes sourd à ma voix, le serez-vous à vos propres paroles? Prêtez l'oreille à vos vers : écoutez-vous vous-même, àme endurcie, insensible et sourde! Que m'importent vos discours dorés tant que vous avez un cœur de fer? Par quels chants, ou plutôt par quelles larmes assez amères exprimer le regret que m'inspirent vos de ne pouvoir gagner une âme et un esprit comme le vôtre, pour l'immoler à notre Dieu?

vers,

Quoi! vous attendez que je vous commande d'être homme de bien, d'être calme, d'être heureux! comme s'il me pouvait rien arriver de plus agréable que de jouir de votre esprit en Jésus-Christ, ou que vous ne sachiez pas, et que vous ne reconnaissiez pas dans vos vers, pour ainsi parler, la faim et la soif que j'ai de vous. Revenez aux dispositions dans lesquelles vous m'avez écrit, et ditesmoi encore " que je n'ai qu'à commander » Ne faut-il que cela? Je vous le commande: donnez-vous donc à moi,

mon cher Licentius, donnez-vous à mon Seigneur qui est le vôtre comme le mien et qui vous a départi un si beau génie. Car pour moi, que suis-je qu'un homme né pour vous servir par lui, et le servir avec vous?

Ne vous l'ordonne-t-il pas lui-même? Écoutez l'Évangile Jésus, y est-il dit, se tenait debout et criait : « Venez à moi, vous tous qui pliez sous le poids des afflictions et des peines, et je vous soulagerai. Chargez-vous de mon joug et ne craignez point de vous ranger sous ma discipline je suis doux et humble de cœur; et vous trouverez auprès de moi le repos de vos âmes, car mon joug est doux et mon fardeau est léger? » Si vous n'écoutez pas ces paroles, ou qu'elles ne touchent que vos oreilles, que peut-on attendre du commandement d'un homme qui n'est qu'un serviteur non plus que vous; et que puis-je sinon gémir et pleurer de ce que c'est vainement que le Seigneur vous commande, ou plutôt qu'il vous exhorte, et qu'il vous prie de venir à lui, afin de vous soulager de vos fatigues? Peut-être qu'à un col roide et superbe comme le vôtre, le joug du monde est plus doux que celui de JésusChrist; mais quand le joug du Seigneur serait aussi pénible qu'il est doux, songez-vous quel est celui qui vous l'impose, et quelle récompense il promet à ceux qui le portent.

Allez dans la Campanie, et vous apprendrez du très-saint et très-illustre serviteur de Dieu, Paulin, de combien de grandeur mondaine il s'est déchargé sans hésiter, pour plier le col sous le joug de Jésus-Christ, avec une humilité d'autant plus courageuse qu'elle a été plus profonde : et maintenant il s'avance avec joie et quiétude dans la voie du salut, sous la conduite du divin Sauveur. Allez et vous verrez quels sacrifices de louanges ce saint homme offre à Dieu des trésors de son esprit, faisant retourner au Seigneur tout ce qu'il a reçu de bon du Seigneur, de peur de tout perdre en ne rapportant pas tout à celui de qui il tient tout.

Pourquoi ces inquiétudes? Pourquoi ces agitations intérieures? Pourquoi prêtez-vous plutôt l'oreille au murmure trompeur des voluptés qui vous flattent, qu'à la voix d'un ami qui vous parle? Tout cela vous trompe, mon cher Licentius, tout cela meurt et précipite dans la mort ; il n'y a que la vérité qui ne trompe point; et il n'y a que Jésus-Christ qui soit la vérité.

Allons à lui, pour n'être plus exposés aux peines qui nous travaillent; et si nous voulons qu'il nous soulage, acceptóns son joug; apprenons de lui qu'il est doux et humble de cœur, et nous trouverons le repos de nos âmes; car son joug est doux, et son fardeau léger.

Quoi! le démon veut que vous lui serviez de parure et d'ornement! Si vous aviez trouvé dans la terre un calice d'or, ne le donneriez-vous pas à l'Église? Vous avez reçu de Dieu un esprit tout d'or, 'et vous le faites servir à la volupté : vous en usez comme d'un vase, dans lequel vous faites à Satan comme une libation de vous-même! Qu'il n'en soit pas ainsi, je vous conjure, mon cher Licentius : puissiez-vous sentir quelque jour avec quelle douleur et quels déchirements je vous écris! et, dès maintenant, prenez du moins pitié de moi, si vous n'êtes plus rien vousmême à vos propres yeux.

(Saint Augustin. Lettre XXVI.)

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