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XVIII. DE LA SOLITUDE.

SAINT JÉRÔME A HÉLIODORE.

C'est par l'amitié sincère que la charité a formée entre nous, et par les sentiments de votre propre cœur, que vous devez juger de l'affection et de l'empressement avec lequel j'ai tâché de vous retenir avec moi dans le désert. Cette lettre même que je vous écris, et que mes larmes ont presque effacée, fait assez voir de quelle douleur je fus pénétré à votre départ, et combien de soupirs et de gémissements il me coûta. Mais, semblable à un petit enfant, dont les manières sont douces et flatteuses, vous parvîntes si bien à tempérer par vos caresses le mépris que vous faisiez de mes prières, que je ne sus quel parti prendre. En effet, que pouvais-je faire? Devais-je demeurer dans le silence? Je n'étais pas assez maître de mes sentiments, pour dissimuler ce que je souhaitais avec tant de passion. Devais-je vous presser davantage? Vous ne daigniez pas seulement m'écouter, parce que vous ne répondiez pas à l'amitié que j'avais pour vous. Quelque inutiles qu'aient été les efforts que je fis alors pour vous retenir avec moi, je veux bien encore aujourd'hui vous aller chercher, tout éloigné que vous êtes. C'est tout ce que peut faire la charité méprisée, et c'est là la seule ressource qui lui

reste.

Puis donc qu'en partant vous me priâtes de vous écrire, et que je vous promis de le faire dès que je serais entré dans le désert, pour vous exhorter à m'y suivre, je m'acquitte aujourd'hui de ma promesse. Hâtez-vous de venir. N'allez pas rappeler le souvenir des extrémités fâcheuses où vous vous vîtes réduit la première fois : ce n'est que par un dépouillement universel qu'on arrive à

la perfection que demande la vie solitaire. Que les peines et les difficultés qu'il vous fallut essuyer dans notre premier voyage ne vous épouvantent point; si vous croyez en Jésus-Christ, vous devez ajouter foi à ce qu'il dit dans l'Évangile : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu, et toutes ces choses vous seront données comme par surcroît. Ne portez avec vous ni sac, ni bâton; » car c'est être fort riche, que d'être pauvre avec Jésus-Christ.

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Mais que fais-je, et à quoi pensé-je de vous prier encore? Laissons là les prières et les caresses: quand l'amour est offensé, il doit se mettre en colère. Après avoir négligé mes prières, peut-être écouterez-vous mes reproches. Soldat efféminé, que faites-vous dans la maison de votre père? Quels retranchements y élevez-vous pour vous fortifier contre vos ennemis? Quels hivers y passez-vous sous les tentes et les pavillons? Déjà l'on entend sonner la trompette du haut du ciel, déjà l'on voit paraître au milieu des nuées notre général, qui vient les armes à la main pour combattre le monde; un glaive à deux tranchants sort de sa bouche il coupe et renverse tout ce qu'il rencontre. Vous, cependant, on vous voit sortir de votre chambre pour aller au combat, et quitter l'ombre pour vous exposer aux ardeurs du soleil. Un corps accoutumé à la mollesse des habits ne saurait supporter le poids d'une cuirasse : le casque est un fardeau trop pesant pour une tête qui n'est couverte que d'un léger tissu : une main énervée par l'oisiveté trouve la poignée d'une épée trop dure. Écoutez les paroles de votre roi : « Celui qui n'est pas avec moi, est contre moi; et celui-là dissipe, qui n'amasse pas avec moi. » Souvenezvous du jour où vous vous enrôlâtes, et où enseveli avec Jésus-Christ par le baptême, vous vous obligeâtes par serment à le servir, et à lui sacrifier jusqu'à votre père et votre mère. Voici que le démon fait tous ses efforts pour étouffer Jésus-Christ dans votre cœur ; et les ennemis

de votre salut ne voient qu'à regret entre vos mains, la solde que vous reçûtes lorsque vous vous engageâtes à son service. Quelques caresses que vous fasse, pour vous retenir, votre petit-neveu Népotien; quoique votre mère, les cheveux épars et les habits déchirés, vous montre le sein qui vous a allaité; quoique votre père se couche sur le seuil de la porte pour vous empêcher de passer foulez-le courageusement aux pieds, et, sans verser une seule larme, courez promptement vous ranger sous l'étendard de la croix. C'est une espèce de piété, que d'être cruel dans ces occasions, et ce n'est que dans de pareilles conjonctures qu'il est permis de l'être. Un jour viendra que vous retournerez victorieux en votre patrie, et que, comme un brave soldat, vous marcherez la couronne sur la tête au milieu de la Jérusalem céleste. Alors devenu avec saint Paul citoyen du ciel, vous y demanderez le droit de cité pour vos parents; et comme c'est moi qui vous ai encouragé à vaincre, j'espère aussi que vous ne m'oublirez pas dans vos prières.

Au reste, je sais assez quels sont les liens dont vous dites que vous êtes embarrassé. Je ne suis pas insensible, et n'ai pas un cœur incapable de se laisser toucher: je n'ai été ni nourri du lait des tigresses d'Hyrcanie, ni formé dans le sein des rochers; j'ai passé comme vous par toutes ces épreuves. Tantôt votre sœur, qui est veuve, vous tient tendrement embrassé ; tantôt vos esclaves, qui vous ont vu grandir dès le berceau, vous demandent à quel maître vous les laissez désormais; tantôt votre gouvernante, qui est aujourd'hui tout épuisée de vieillesse, et votre gouverneur, qui a pour vous la tendresse d'un père, vous représentent qu'ils n'ont plus longtemps à vivre, et vous conjurent de ne les point abandonner avant leur mort. Peut-être aussi que votre mère avec un front tout ridé, vous répète souvent ces petites chansons qu'elle vous chantait autrefois pour vous faire teter,

Je veux même que l'on vous applique ces paroles du poëte :

Votre illustre maison, près de tomber,

Trouve en vous seul son appui.

Quand on aime véritablement Dieu, et que l'on craint les châtiments de l'enfer, l'on n'a point de peine à rompre ces chaînes.

Vous me direz peut-être que l'Écriture sainte nous ordonne d'obéir à nos parents. Je l'avoue; mais elle nous apprend aussi que l'on ne peut, sans se perdre, les aimer plus que Jésus-Christ. Quoi ? voulez-vous que je m'arrête aux larmes d'une mère, tandis que je vois mon ennemi tout prêt à m'ôter la vie? Voulez-vous que j'abandonne le service de Jésus-Christ pour l'amour d'un père, moi qui pour l'amour de Jésus-Christ, dois lui refuser jusqu'aux devoirs de la sépulture, que ce même amour m'oblige néanmoins de rendre à tous les hommes? Le Sauveur ne regarda-t-il pas comme un sujet de scandale les lâches et timides précautions que prenait saint Pierre pour l'empêcher de souffrir la mort? Et lorsque les fidèles de Césarée voulurent détourner saint Paul d'aller à Jérusalem, cet apôtre ne leur répondit-il pas : « C'est en vain que vous pleurez et que vous tâchez de m'attendrir le cœur, car je suis tout prêt à souffrir dans Jérusalem, non-seulement la prison, mais la mort même, pour la gloire de Jésus-Christ, Notre-Seigneur? » Lors donc que l'on attaque notre foi par tous ces sentiments de piété et de tendresse qu'inspire la nature, il faut leur opposer, comme un mur inébranlable, cette parole du Fils de Dieu : « Ceux-là sont ma mère et mes frères, qui font la volonté de mon Père qui est dans le ciel. » S'ils croient en Jésus-Christ, n'est-il pas de leur devoir de m'aider et de me soutenir dans les combats où je suis prêt à m'engager pour son service? Que s'ils ne croient point en lui, « laissons les morts ensevelir leurs morts. »

Cela est bon, me direz-vous, lorsqu'il s'agit de souffrir le martyre. Vous vous trompez, mon frère, vous vous trompez, si vous croyez qu'un chrétien ne soit pas toujours en butte aux persécutions: jamais il n'y est plus dangereusement exposé que lorsqu'il ne s'aperçoit pas de leur violence. Quoi! notre ennemi, semblable à un lion rugissant, tourne sans cesse autour de nous, cherchant à dévorer quelqu'un, et vous vous flatterez d'être en paix! Il se tient en embuscade avec les riches pour tuer l'innocent dans l'obscurité, il a toujours les yeux ouverts sur le pauvre, il l'épie en cachette comme un lion en sa caverne, il dresse des embûches pour perdre le pauvre : tandis que couché à l'ombre d'un agréable feuillage, vous goûtez tranquillement les douceurs du sommeil, sans craindre ce lion furieux dont vous allez bientôt devenir la proie. D'un côté, l'amour du plaisir me poursuit sans relâche; de l'autre, l'avarice fait tous ses efforts pour s'ouvrir un passage dans mon cœur; tantôt l'intempérance me pousse à me faire un dieu de mon ventre et à le mettre à la place de Jésus-Christ; tantôt la concupiscence me sollicite à violer le temple du Saint-Esprit et à le bannir de mon âme. Enfin je me vois continuellement aux prises avec un ennemi qui porte mille noms différents, et qui a un fond inépuisable de malignité et d'artifices. Accablé donc que je suis de tant de misères, et devenu l'esclave de tant d'ennemis, oserai-je encore me flatter d'en avoir triomphé?

Examinez bien, mon très-cher frère, tous ces péchés en particulier, pesez-en la malice et la grandeur, et ne pensez pas qu'ils soient moins grands et moins énormes que celui de l'idolâtrie. Écoutez sur cela ce que dit l'apôtre saint Paul : « Sachez que nul fornicateur, nul impudique, nul avare, nul trompeur (ce qui est une idolâtrie), ne sera héritier du royaume de Jésus-Christ et de Dieu. » Et quoiqu'en général tout ce qui a rapport au démon soit contraire à Dieu, et que tout ce qui appartient à

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