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XXII. ACCORD DE LA LIBERTÉ HUMAINE ET DE LA PRESCIENCE DIVINE.

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Il y a des philosophes qui appellent destin, non pas la disposition des astres au moment de la conception ou de la naissance, mais la suite et l'enchaînement de toutes les causes. Nous ne nous arrêterons pas beaucoup à disputer avec eux du nom qu'ils emploient, puisqu'ils attribuent cet enchaînement de causes à la volonté et à la puissance souveraine de Dieu, qu'on croit avec raison savoir toutes choses avant qu'elles arrivent, et ne rien laisser qu'il n'ordonne, et de qui procèdent toutes les puissances, mais non pas toutes les volontés. Or, que les philosophes appellent destin la volonté de Dieu dont la puissance invincible se répand partout, il est aisé de le prouver par ces paroles de Sénèque « Père souverain de l'univers, menez-moi partout où vous voudrez; je vous suis, et vous obéis sans différer. Aussi bien, quand je ne le voudrais pas, j'y serais obligé malgré moi, et ma malice ne me servirait qu'à me voir forcé de souffrir ce que je ferais avec joie si j'étais homme de bien. Car les bons sont conduits, et les méchants entraînés par le destin. » Or, il paraît clairement que Sénèque appelle destin dans ces dernières paroles, ce qu'il avait auparavant appelé la volonté du Père souverain de l'univers; et il dit qu'il est prêt à y obéir, et à se laisser volontairement conduire, de peur d'être entraîné contre sa volonté, parce que le destin entraîne ceux qui ne le veulent pas suivre. Homère exprime aussi la même pensée dans ces vers que Cicéron a traduits : « Les volontés des hommes mortels sont telles, chaque jour, qu'il plaît au Père des dieux et des hommes. » Il est vrai que le sentiment d'un poëte ne serait pas ici de grand poids; mais comme Cicéron dit que les stoïciens ont

coutume d'alléguer ces vers d'Homère pour prouver la puissance du destin, il ne s'agit pas tant de la pensée de ce poëte que de celle de ces philosophes, et l'on voit au moins nettement qu'ils appellent destin l'empire souverain de Dieu sur les volontés des hommes.

Cicéron, de son côté, tâche de combattre ceux qui soutiennent un pareil sentiment; mais il ne croit pas y pouvoir parvenir, s'il ne ruine la divination. Pour cela il nie toute science des choses futures, et emploie tous ses efforts afin de montrer qu'elle n'est ni en Dieu ni en l'homme, et par conséquent que l'on ne saurait rien prédire. Ainsi il nie la prescience de Dieu, et tâche d'anéantir toute prophétie encore qu'elle fût plus claire que le jour, et cela par de vains raisonnements, et en s'opposant quelques oracles aisés à convaincre de fausseté, quoique lui-même ne les en convainque pas. Il triomphe lorsqu'il réfute les conjectures des astrologues, parce qu'en effet elles sont telles qu'elles se détruisent et se réfutent d'elles-mêmes. Mais ceux qui veulent établir une fatalité dans les astres, sont beaucoup plus supportables que lui, qui veut ôter toute connaissance de l'avenir. Car, de reconnaître un Dieu, et de nier qu'il sache ce qui doit arriver, c'est une folie manifeste. C'est ce qu'il avait lui-même compris, et c'est pourquoi il a tâché de justifier cette parole de l'Écriture : « L'insensé a dit en son cœur : Il n'y a point de Dieu. » Mais il ne l'a pas osé en son propre nom, parce qu'il jugeait que cela serait trop odieux; il fait donc soutenir ce parti à Cotta dans le livre De la Nature des dieux ; et pour lui, il se range du côté de Balbus à qui il fait plaider la cause des stoïciens. Mais dans les livres De la Divination il combat ouvertement de son chef la connaissance de l'avenir. Et il agit ainsi de peur d'être obligé de reconnaître le destin, et de ruiner, par conséquent, la liberté de la volonté. Car il s'imagine qu'on ne saurait admettre la connaissance de l'avenir, qu'on n'admette le

destin. Mais quoi qu'il en soit de ces disputes embarrassées des philosophes, comme nous reconnaissons un Dieu souverain et véritable, nous reconnaissons aussi sa prescience, et nous ne craignons point que notre volonté ne soit pas cause de ce que nous faisons par notre volonté, sous prétexte que celui dont la prescience ne se peut tromper, a prévu que nous le ferions. C'est ce que Cicéron et les stoïciens ont appréhendé, et c'est ce qui a porté l'un à combattre la prescience, et les autres à dire que toutes choses n'arrivent pas nécessairement, quoiqu'ils soutinssent qu'elles arrivent toutes par l'ordre du destin. Que craignait donc Cicéron dans la prescience, pour tâcher de la renverser par un discours détestable? Sans doute il remarquait que si tout ce qui doit arriver est prévu, cela arrivera dans le même ordre qu'il a été prévu. Et si cela est, l'ordre des choses est certain, et par conséquent l'ordre des causes; car rien ne se peut faire qu'il ne soit précédé de quelque cause. Or, si l'ordre des causes est certain, c'est le destin qui fait tout ce qui arrive; et ainsi rien n'est en notre puissance, et il n'y a point de libre arbitre; de telle sorte, dit-il, que si on admet ces principes, toutes les règles de la conduite de la vie sont ruinées; c'est en vain que l'on établit des lois; c'est en vain qu'on reprend, qu'on loue, qu'on blâme, qu'on exhorte, et il n'y a plus de justice à punir les méchants, ni à récompenser les bons. Afin donc d'empêcher des suites si étranges, si absurdes et si pernicieuses à la société humaine, il ne veut point qu'il y ait de prescience. Si bien qu'il réduit un homme qui a quelque sentiment de religion à cette extrémité de choisir de deux choses l'une, ou qu'il y a des actes qui dépendent de notre volonté, ou qu'il y a une prescience. Car il estime que ces deux choses ne sauraient subsister toutes deux ensemble, et qu'on ne peut établir l'une qu'on ne mette l'autre à néant : si nous posons la prescience, nous détruisons le libre arbitre; et si nous admettons le libre arbitre, nous détruisons la

prescience. Aussi en savant homme et en grand politique, il choisit la liberté, et pour l'établir il nie la prescience, c'est-à-dire que, pour rendre les hommes libres, il les rend impies. Mais une personne vraiment religieuse choisit l'une et l'autre, reconnaît l'une et l'autre, et les soutient également toutes deux par les principes de la foi et de la piété. Comment cela? dira-t-on. Car s'il y a une prescience, cette opinion nous mène par une suite nécessaire de raisonnements jusqu'à conclure que rien n'est au pouvoir de notre volonté. Et si, au contraire, notre volonté a quelque chose en son pouvoir, en remontant par les mêmes degrés l'on prouve qu'il n'y a point de prescience. Et voici de quelle sorte on y procède: si la volonté est libre, le destin ne fait pas tout: si le destin ne fait pas tout, l'ordre de toutes les causes n'est pas certain : si l'ordre de toutes les causes n'est pas certain, l'ordre des choses n'est pas non plus certain dans la prescience de Dieu, parce que les choses ne se peuvent faire que par des causes efficientes qui les précèdent, si l'ordre des choses n'est pas certain dans la prescience de Dieu, les choses n'arrivent pas comme il les a prévues et si les choses n'arrivent pas comme il les a prévues, il n'y a point en Dieu de prescience. Contre ces raisonnements blasphématoires et téméraires, nous disons que Dieu connaît toutes choses avant qu'elles arrivent; et que notre volonté fait tout ce que nous sentons ne faire que parce que nous le voulons. Mais nous ne disons pas que ce soit le destin qui fasse toutes choses; tant s'en faut, nous disons que rien ne se fait par le destin. Car nous montrons que le destin, selon l'usage ordinaire où on emploie ce mot pour signifier certaine disposition des astres, au moment de la naissance ou de la conception, est un nom vain et chimérique, parce que la chose qu'il exprime est vaine et frivole. Pour l'ordre des causes, en quoi Dieu peut beaucoup, ni nous ne le nions, ni nous ne l'appelons destin, à moins qu'on ne fasse venir cette

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expression d'une autre qui signifie parler, et qu'on ne la prenne en ce sens. Car nous ne pouvons nier qu'il ne soit écrit dans les Livres saints: « Dieu a parlé une fois, et j'ai entendu ces deux choses, que la puissance et la miséricorde vous appartiennent, Seigneur, et que vous rendrez à chacun selon ses œuvres. En effet, quand il est dit « Dieu a parlé une fois, » cela signifie que sa parole est immuable, parce qu'il connaît immuablement tout ce qui doit arriver et tout ce qu'il doit faire. De cette sorte nous pourrions appeler cela destin, du mot latin qui veut dire parler, n'était que le destin se prend d'ordinaire en un autre sens, duquel nous sommes bien aises de détourner les hommes. Mais il ne s'ensuit pas que, si l'ordre des causes est certain pour Dieu, rien ne dépende de notre volonté. Car nos volontés mêmes sont dans l'ordre des causes, qui est certain pour Dieu, et qu'il prévoit; parce que les volontés des hommes sont aussi les causes de leurs actions. Tellement que celui qui a prévu toutes les causes a sans doute aussi prévu nos volontés, qui sont les causes de nos actions. Même ce que Cicéron accorde, que rien ne se fait sans une cause précédente, suffit tout seul ici pour le convaincre. Et il ne lui sert de rien d'ajouter que toute cause n'est pas fatale, parce qu'il y en a de fortuites, de naturelles et de volontaires. C'est assez qu'il reconnaisse que rien ne se fait sans quelque cause précédente. Car nous ne disons pas qu'il n'y ait point de causes fortuites, d'où vient même le nom de fortune, mais qu'elles sont cachées, et nous les attribuons à la volonté du vrai Dieu ou de quelque autre esprit. Quant aux causes naturelles, nous ne les séparons point de la volonté de celui qui est l'auteur de la nature. Et quant aux causes volontaires, elles sont de Dieu, ou des anges, ou des hommes, ou des autres animaux; si toutefois on peut appeler volonté les mouvements qui portent les bêtes à fuir ou à rechercher certains objets selon qu'ils sont contraires ou

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