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l'armée. Il avait été capitaine des gardes, qu'on appelait alors les domestiques, et, comme tel, avait conduit le corps de Constance de Cilicie à Constantinople. Quoique chrétien zélé, Julien avait fait une exception pour lui et l'avait emmené à cette expédition. Il était âgé de trente-deux ans et se recommandait près des soldats par l'estime dont jouissait Varronnien, son père, qui avait commandé long-temps la première et la plus illustre des légions; d'une taille si haute, qu'on fut long-temps à trouver un vêtement impérial qui pût lui aller, il avait une corpulence proportionnée à la taille; avec cela, un esprit vif, une humeur gaie, des manières engageantes, beaucoup de goût pour les lettres. D'un naturel très-généreux, il conserva dans la pourpre l'affabilité et la modestie qui le distinguaient comme particulier. Ammien loue son caractère bienveillant et la circonspection avec laquelle il choisit les magistrats. Il lui reproche d'avoir été gourmand, adonné au vin et aux femmes; vices, ajoute-t-il, dont il se serait peut-être corrigé par respect pour la pourpre impériale 1.

L'élection ainsi faite, on consulta pour Jovien les entrailles des victimes, et les aruspices déclarèrent qu'il fallait se résoudre à partir ou à tout perdre 2. Voilà ce que raconte non-seulement Zosime, mais encore Ammien Marcellin, témoin oculaire et digne de foi. Ceci rend un peu suspect le récit de quatre historiens ecclésiastiques, dont trois auront suivi le premier, et celui-ci un bruit incertain. Théodoret en parle avec le plus de détail. Il rapporte que Jovien, ayant été proclamé empereur par les soldats, leur dit sans détour qu'il était chrétien et qu'il ne voulait pas commander à des idolâtres; que, là-dessus, tous les soldats répondirent qu'eux aussi étaient chrétiens, et que le règne si court de Julien n'avait point effacé les instructions qu'ils avaient reçues au temps de Constantin et de Constance 3. Certainement, si toute l'armée avait tenu ce langage, on n'y aurait pas fait pour l'empereur un acte d'idolâtrie en consultant les entrailles des victimes. Quelques soldats, quelques légions, peut-être les gardes du corps, auront parlé ainsi. Encore faut-il se rappeler que, dans ce siècle, il y avait beaucoup d'hommes qui professaient le christianisme, mais qui différaient leur baptême pour n'être pas obligés de mener une vie chrétienne et se livrer plus librement à leurs passions, sûrs qu'ils étaient d'être purifiés de tous leurs crimes en recevant le baptême au moment de la mort. C'était surtout le cas des hommes de guerre; en effet, la plupart des généraux les plus distingués de Julien se montrèrent

Amm., 1. 25, n. 5 et 10.

2 Amm. Ibid., n. 6. 3 Theod., 1. 4, c. 1.

chrétiens plus tard. On conçoit que, dans une révolution politique, des chrétiens de cette espèce n'y regardassent pas de si près. Aussi verrons-nous des légions entières prêter serment de fidélité, au nom de Jupiter, à l'usurpateur Procope. Si donc Jovien, à qui Ammien rend le témoignage d'avoir été un chrétien zélé1, n'a point empêché qu'on ne consultât à son sujet les entrailles des victimes, c'est qu'il n'aura point osé, à cause des préjugés dominants de la multitude d'idolâtres qui composaient l'armée.

La première tâche du nouvel empereur était de sauver cette armée ; ce qui n'était pas facile. A peine se fut-elle mise en marche, qu'elle vit attaquer ses derrières par les Perses. Et ce n'étaient plus les Perses du temps de Xénophon, ne connaissant d'autre tactique que le nombre, et au travers desquels dix mille Grecs purent se tirer par leur valeur et leur discipline. Depuis ce temps, les Perses avaient appris l'art de la guerre, et des Grecs et des Romains. Ensuite, ils n'étaient pas seuls : les Sarrasins, que Julien avait eu la maladresse d'irriter contre les Romains par une fierté pédantesque, les harcelaient sans cesse de toutes parts, avec la même fureur et la même rapacité qu'on leur voit encore de nos jours, sous le nom de Bédouins. Au milieu de tant d'ennemis acharnés, il y eut tel jour que l'armée ne put avancer que de cinq quarts de lieues ; les deux jours suivants, elle ne put avancer d'un pas. Et il y avait une trentaine de lieues jusqu'à la Corduène, à travers des déserts ou des pays ravagés exprès par les Perses. Si on n'avait pas brûlé la flotte, on aurait encore eu quelques vivres ; maintenant on se voyait réduit à mourir de faim. Si on n'avait pas brûlé la flotte, on aurait pu passer le Tigre, au bord duquel on campait. Tout à coup, s'imaginant que les terres romaines sont à l'autre rive, l'armée s'écrie d'une voix menaçante: Passons le fleuve! En vain l'empereur et les généraux en montrent l'impossibilité, le fleuve étant devenu plus profond et plus rapide par la fonte des neiges de l'Arménie, et ses rives étant occupées par l'ennemi; la multitude, incapable d'entendre raison, allait se soulever, si Jovien n'avait ordonné à cinq cents hommes d'élite d'en tenter l'essai. C'étaient des Gaulois et des Germains, habitués à traverser à la nage les fleuves de leurs pays. Ils essayèrent pendant la nuit, en vinrent à bout, trouvèrent les gardes endormis et firent un horrible carnage. Après cela, il fut impossible d'arrêter l'armée; tout ce qu'on put obtenir, c'est qu'elle attendît que les ingénieurs eussent construit un pont flottant sur des vessies et des outres. On y travailla deux jours; mais impossible de réussir,

'L. 25, c. 10.

tant le fleuve était rapide. Le dernier vœu de l'armée au désespoir, fut de mourir les armes à la main.

La Providence vint à leur secours d'une manière inespérée. C'est Ammien lui-même qui le dit 1. Dès avant la mort de Julien, Sapor, qui avait marché contre le roi d'Arménie, envoya des ambassadeurs pour traiter de la paix. Ils furent reçus par Jovien. Les négociations traînèrent quatre jours. Ce furent quatre jours d'angoisse pour l'armée romaine, qui mourait de faim. Les Romains cédèrent cinq provinces au-delà du Tigre, avec les villes de Singara et de Nisibe en-deçà, dont les habitants se retirèrent sur les terres de l'empire. Ce traité est appelé honteux, mais nécessaire, par Eutrope, qui était de l'expédition 2. Ammien dit que jamais auparavant les Romains n'avaient cédé un pouce de terrain : c'est une erreur. Adrien avait cédé de plus grandes provinces; Rome elle-même, au commencement de la république, s'était rendue au roi Porsenna, sous les conditions les plus humiliantes. Ammien dit encore que si, pendant ces quatre jours, on avait marché en avant, on aurait pu atteindre la Corduène, province de l'empire qui n'était éloignée que d'une trentaine de lieues 3. Mais lui-même nous apprend que le troisième jour avant les négociations, l'armée n'avait pu avancer que de cinq quarts de lieues, et que les deux jours suivants elle ne put même avancer d'un pas; mais, après la conclusion de la paix et lorsque cette même armée n'avait plus d'ennemi à combattre, il en périt encore une partie considérable, soit en traversant le Tigre, soit en traversant des pays déserts ou ravagés. S'il y a quelqu'un à blâmer, c'est celui qui, par sa témérité, avait mis l'armée dans un si grand péril. La paix conclue, il était de l'honneur d'un empereur romain d'en observer les conditions, autant du moins que les observerait la partie adverse: c'est ce que fit Jovien. Aussi quelque désastreux que pût paraître ce traité, il procura une assez longue paix entre les deux empires; pendant bien des années, n'y eut plus entre eux de guerre directe: Nisibe même reviendra aux Romains.

il

Ammien déplore encore, comme une impiété funeste, l'engagement pris par les Romains de ne plus secourir Arsace, roi d'Arménie, leur allié toujours fidèle. Arsace était un prince versatile, peu aimé de ses sujets et peu digne de l'être. Tant qu'il fut docile aux conseils du patriarche Nersès, il fut un prince vertueux; le patriarche ayant été, contre le droit des gens, exilé pour son orthodoxie par l'empereur Constance, Arsace se pervertit prodi

mais

1 L. 25, n. 7.

2 Eutrop., 1. 10, n. 9. Amm., 1. 25, n. 9.

3 Ibid., n. 7.

gieusement. Monté sur le trône par l'abdication de son père, il fit mourir ce père; il fit mourir son neveu et en épousa la femme, appelée Pharandsem. Il était sur le point de la répudier pour épouser une fille de Sapor, dont il était l'allié contre les Romains, lorsqu'il fit mourir l'ambassadeur que Sapor lui envoyait à ce sujet. Irrités de tant de crimes, les seigneurs d'Arménie se soulevèrent. Le patriarche Nersès ménagea une réconciliation. Arsace jura l'oubli du passé, et invita les seigneurs à un festin, où il les fit égorger avec leurs femmes et leurs enfants. Constance le voyant brouillé avec le roi de Perse, voulut se l'attacher en lui faisant épouser Olympias, veuve de son frère l'empereur Constant, à qui elle avait été fiancée. A la mort de Constance, Arsace renvoya Olympias et reprit Pharandsem, dont il avait un fils, et qui finit par empoisonner sa rivale. Tel était ce fidèle allié des Romains.

Comme c'était Pharandsem principalement qui l'avait poussé à faire mourir l'ambassadeur persan, elle le poussa aussi à faire la guerre au roi de Perse, lors de l'expédition de Julien ; et c'était pour le repousser que Sapor s'était avancé vers l'Arménie. Même délaissé par les Romains, Arsace aurait peut-être pu se défendre tout seul, s'il ne s'était aliéné les grands de son royaume. Il s'était avancé avec son armée sur le territoire persan, lorsqu'il reçut la nouvelle d'une défection générale. L'exemple en fut donné par une famille princière, qui descendait du fameux Sennachérib, roi d'Assyrie. Le connétable Vasag, chef de la famille chinoise de Mamgon, lui resta fidèle, ainsi que le patriarche Nersès, qui, par ses remontrances, empêcha au moins le parti de la défection de passer à l'ennemi. Au milieu de cette révolution, suscitée par ses intrigues, Sapor invita Arsace, sous les assurances les plus solennelles, à venir le trouver pour traiter de la paix; puis, au milieu d'un festin, il le fit enchaîner, lui creva les yeux et l'enferma au château de l'Oubli, ainsi nommé parce qu'il était défendu de prononcer le nom de ceux qui y étaient enfermés. L'Arménie fut envahie par une armée persane, commandée par deux seigneurs apostats d'Arménie. Plusieurs villes considérables furent mises à feu et à sang, entre autres Artaxate, fondée par le fameux Hannibal, pour Artaxias, roi d'Arménie, auprès duquel il était réfugié, et Schamiramakerd, c'est-àdire la ville de Sémiramis, bâtie autrefois par cette fameuse reine d'Assyrie. Dans le nombre des maisons brûlées ou détruites, il y en avait plus de quatre-vingt mille habitées par des Juifs, qui descendaient de ceux que Tigrane-le-Grand ou Teglath-Phalassar, avait jadis emmenés captifs de la Palestine, et dont une partie assez considérable s'était convertic au christianisme. Sapor les envoya

sans distinction, les uns dans l'Assyric, les autres dans la Susiane e; la plupart furent placés à Ispahan, et ils y formèrent le gros de la population, tellement que, pendant plusieurs siècles, cette ville cessa de porter son antique nom d'Ispahan, et n'était plus désignée que par celui de Iehoudyah, c'est-à-dire la Juiverie.

Les Arméniens d'origine ne furent pas traités si humainement. Irrité au dernier point de ce que la plupart des seigneurs d'Arménie s'étaient dérobés à ses atteintes, en cherchant un asile chez les Romains, Sapor tourna toute sa rage contre leurs femmes et leurs enfants, qui étaient tombés entre ses mains. On rassembla toutes ces innocentes victimes et on les amena, avec la foule des captifs, en présence de ce cruel despote. Il semblait qu'il voulût exterminer la nation arménienne tout entière; par ses ordres on sépare les hommes, et aussitôt on les livre à ses éléphants, qui les écrasent sous leurs pieds; les femmes et les enfants sont empalés ; des milliers de malheureux expirent ainsi dans d'horribles tourments; les femmes des nobles et des dynastes fugitifs furent seules épargnées, mais, par un raffinement de cruauté, pour éprouver des traitements et des supplices plus odieux que la mort. Traînées dans un hippodrome, elles y furent exposées nues aux regards de toute l'armée persane, et Sapor lui-même se donna le lâche plaisir de courir à cheval sur le corps de ces malheureuses, qu'il livra ensuite aux insultes et à la brutalité de ses soldats. On leur laissa la vie après tant d'outrages, et on les confina dans divers châteaux forts, pour qu'elles y fussent des ôtages de leurs maris.

Ce qui irritait le plus Sapor contre les Arméniens, c'était leur attachement au christianisme. Pour la souveraineté du pays, il l'avait abandonnée aux deux seigneurs traîtres et apostats. L'un d'eux, appelé Méroujan, était devenu son beau-frère, avec la promesse d'obtenir encore le titre de roi, s'il achevait de réduire les autres dynastes arméniens, et s'il parvenait à détruire le christianisme en Arménie, en faisant fleurir à sa place la loi des Mazdezants, c'est-à-dire des serviteurs d'Ormuzd. Excité ainsi par deux passions également puissantes, l'ambition et la haine contre le christianisme qu'il avait jadis professé, l'apostat Méroujan parcourut l'Arménie, brûlant et renversant les églises, les oratoires, les hospices et tous les édifices élevés et consacrés par le christianisme. Sous divers prétextes, il s'emparait des prêtres et des évêques, et aussitôt il les faisait partir pour la Perse, comptant que l'éloignement des pasteurs faciliterait d'autant son entreprise. Son zèle destructeur ne se borna pas là : pour séparer à jamais les Arméniens des Romains, et pour porter des coups plus profonds à

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