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tous les jours les mains paternelles tomber; je suivois mon objet sans former de dessein; je ne connoissois ni les règles ni les exceptions; je ne trouvois la vérité que pour la perdre. Mais quand j'ai découvert mes principes, tout ce que je cherchois est venu à moi, et dans le cours de vingt années, j'ai vu mon ouvrage commencer, croître, s'avancer et finir. »

Quels sont ces principes qui doivent nous donner la clef de l'Esprit des lois? Il est singulier qu'aucun des critiques de Montesquieu ne se soit donné la peine de le chercher. Cependant, dans cette même préface, l'auteur en signale toute l'importance :

« J'ai d'abord examiné les hommes, et j'ai cru que, dans cette infinie diversité de lois et de mœurs, ils n'étoient pas uniquement conduits par leurs fantaisies.

« J'ai posé les principes, et j'ai vu les cas particuliers s'y plier comme d'eux-mêmes; les histoires de toutes les nations n'en être que les suites, et chaque loi particulière liée avec une autre loi, ou dépendre d'une autre plus générale.

« Je n'ai point tiré mes principes de mes préjugés, mais de la nature des choses. »

Après une déclaration aussi nette, il est évident qu'on ne peut saisir la pensée de l'auteur si l'on n'a sans cesse devant les yeux ces principes, tirés de la nature des choses, qui ont dirigé Montesquieu dans ses recherches, et qui constituent la véritable originalité de l'Esprit des lois. A première vue ce livre présente l'image de la confusion; on a peine à s'y reconnaître; ne serait-ce pas parce qu'on avance sur un terrain nouveau sans en posséder la carte? C'est cette carte que Montesquieu lui-même tracera pour nous, et que nous essayerons de mettre entre les mains du lecteur.

A l'origine, l'ouvrage devait être divisé en cinq parties 1; on voit même qu'en 1747 Montesquieu voulait publier son livre en cinq volumes, qui devaient être suivis d'un sixième. de supplément 2.

1. Lettre à l'abbé de Guasco, du 20 février 1747. 2. Lettre à monseigneur Cerati, du 31 mars 1747.

Quelles étaient ces cinq parties dont les premières ni les dernières éditions ne gardent aucune trace? Une édition publiée. en 1750, et que Montesquieu reconnaît pour la plus exacte', nous donne une division en six parties. Il n'est pas difficile d'y reconnaître les cinq parties primitives et le supplément : Première partie, livres I-VIII. Des lois en général. Nature et principes des trois gouvernements.

Seconde partie, livres IX-XIII. Armée, liberté politique, impôts.

Troisième partie, livres XIV-XIX. Climat, terrain, mœurs et manières.

Quatrième partie, livres XX-XXIII, commerce, monnaie, population.

Cinquième partie, livres XXIV-XXVI. Religion, rapport des lois religieuses et des lois politiques et civiles.

Sixième partie, livres XXVII-XXXI. Histoire des lois romaines touchant les successions, des lois françaises et des lois féodales.

Laissons pour un moment cette dernière partie qui a été ajoutée par Montesquieu, quand l'Esprit des lois était achevé, il est facile maintenant de reconnaître ce que l'auteur entend par ces principes ou lois supérieures qui dominent les fantaisies humaines. Ces éléments avec lesquels le législateur est tenu de compter, c'est le gouvernement (nature, principes, institutions, ce qui comprend la première et la seconde partie), c'est le climat et les mœurs, c'est le commerce, c'est la religion, toutes choses qui ne sont pas dans la main des hommes, et qu'on ne peut changer du jour au lendemain.

Que ce soient là les principes de Montesquieu, on n'en peut

1. Lettre à Grosley.

2. A Paris, chez Huart, libraire, rue Saint-Jacques, près la fontaine Saint-Séverin, 3 vol. in-12. C'est, je crois, la même édition que celle de Barillot et fils (Genève), qui porte la date de 1750 et de 1751.

douter quand on lit le titre de l'Esprit des lois, tel qu'il est donné dans toutes les éditions publiées du vivant de l'auteur, titre_maladroitement supprimé dans les éditions modernes.

DE L'ESPRIT DES LOIS, ou du rapport que les lois doivent avoir avec la constitution de chaque gouvernement, les mœurs, le climat, la religion, le commerce, etc. A quoi l'auteur a ajouté des recherches nouvelles sur les lois romaines touchant les successions, sur les lois françoises et sur les lois féodales 1.

Ouvrons maintenant ce beau traité. Au troisième chapitre du premier livre, nous lirons le passage suivant qui aura pour nous une clarté saisissante. C'est la pensée même de l'Esprit des lois :

« La loi, en général, est la raison humaine en tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre; et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où s'applique cette raison humaine.

« Elles doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c'est un grand hasard si celles d'une nation peuvent convenir à une autre.

« Il faut qu'elles se rapportent à la nature et au principe du gouvernement qui est établi ou qu'on veut établir; soit qu'elles le forment, comme font les lois politiques; soit qu'elles le maintiennent, comme font les lois civiles.

« Elles doivent être relatives au physique du pays, au climat glacé, brûlant ou tempéré; à la qualité du terrain, à sa situation, à sa grandeur; au genre de vie des peuples, laboureurs, chasseurs ou pasteurs; elles doivent se rapporter au degré de liberté que la constitution peut souffrir; à la religion des habitants, à leurs inclinations, à leurs richesses, à leur nombre, à leur commerce, à leurs mœurs, à leurs manières. Enfin elles ont des rapports entre elles, elles en ont avec leur origine, avec l'objet du législateur, avec l'ordre des choses sur lesquelles elles sont établies. C'est dans toutes ces vues qu'il faut les considérer.

« C'est ce que j'entreprends de faire dans cet ouvrage. J'examineral tous ces rapports; ils forment tous ensemble ce que l'on appelle L'ESPRIT

DES LOIS. >>

1. J'ai rétabli dans cette édition le titre de l'édition de 1749, pour conserver au livre sa vraie physionomie.

Là est la découverte de Montesquieu, là est la grandeur, et ce qu'il appelle la majesté de son sujet.

Avant lui comment traitait-on la politique et la législation? Les magistrats et les jurisconsultes de profession tiraient leurs solutions du droit romain qu'ils nommaient la raison écrite. Ceux qui voulaient s'élever un peu plus haut faisaient appel à la philosophic, ou à l'imagination, et s'amusaient à bâtir des systèmes de droit naturel. Qu'était-ce que ce droit naturel, saisi directement par la raison, disait-on, et qui n'en variait pas moins avec chaque inventeur? C'était le droit romain dépouillé de ses formules, soit qu'on l'alliât à la philosophie, comme faisait Wolf, et toute l'école de Leibnitz, soit qu'on le tempérât par la morale chrétienne, à l'exemple de Domat et de d'Aguesseau; mais quelle que fût la diversité du point de vue, aucun de ses écrivains ne doutait qu'on ne pût faire une législation applicable à tous les peuples de la terre. Aussi traitaient-ils le droit comme une vérité mathématique, et en déduisaient-ils des conclusions par la méthode des géomètres.

Montesquieu, au contraire, a compris qu'il est chimérique de faire abstraction de l'espace et du temps. Le législateur ne trouve pas devant lui table rase; il ne peut ni créer, ni pétrir à son gré le peuple auquel il veut donner des lois.

Ce peuple a un gouvernement, des institutions, une religion, des mœurs, des habitudes, des intérêts: autant d'éléments que le législateur est tenu de respecter. En deux mots, il y a une justice première, éternelle, que l'esprit humain entrevoit, en appelant l'expérience et la raison à son aide; mais pour appliquer cette justice idéale, il faut tenir compte des divers rapports qui existent entre les hommes. Toute loi humaine est donc relative et changeante; c'est à Dieu seul qu'appartient l'absolu.

Classer les éléments multiples qui donnent au droit de chaque peuple un caractère particulier, c'était une vue de génie, une conception nouvelle, en contradiction avec les idées ou les préjugés du temps. Montesquieu en avait conscience.

quand il écrivait en tête de son livre cette fière devise: Prolem sine matre creatam. Personne ne lui avait donné l'exemple, au moins parmi les modernes, et il ouvrait une voie nouvelle à ceux qui viendraient après lui '.

Ce n'est pas à dire cependant que tout fût neuf dans les idées que Montesquieu mettait au jour. Il y avait longtemps qu'Hippocrate, suivi par Aristote, avait remarqué l'influence du climat sur le caractère des nations. Il suffit également d'ouvrir la Politique d'Aristote pour voir que les anciens connaissaient mieux que nous l'action de la liberté et de l'éducation sur les mœurs des peuples, mais en deux points, Montesquieu est créateur. Avant lui, personne que je sache n'avait eu la hardiesse d'étudier l'influence politique des religions; sous Louis XIV on ne lui eût pas pardonné une telle audace. Faire la part du commerce et de l'industrie était chose moins téméraire, mais non pas moins nouvelle. De ce côté, Montesquieu doit être considéré comme un des fondateurs de l'économie politique. Il s'est trompé en plus d'un point; il a partagé les préjugés de son temps quand il a défendu le système protecteur, et déclaré que la liberté du commerce en serait la servitude 2; mais sans parler de ses intéressantes réflexions sur le change

1. On a prêté un autre sens à cette devise. Montesquieu aurait vɔulu dire qu'une œuvre comme la sienne était fille de la liberté, et que cependant elle était née dans un pays où la liberté n'existait pas. Cette interprétation paraît trop ingénieuse pour être vraie.

Les éditeurs des OEuvres posthumes de Montesquieu, 1 vol. in-12, Paris, an VI, p. 240, donnent à l'épigraphe un sens qui se rapproche du nôtre. « On a dit que Montesquieu, arrivé à Paris, consulta Helvétius sur l'Esprit des lois avant de le publier. Celui-ci ne fut pas satisfait de ce que l'auteur avait composé avec les préjugés, et de ce que l'auteur n'avait pas coupé dans le vif. Il communique au président Hénault le manuscrit : celui-ci dit que l'ouvrage n'est pas achevé, quoique les matériaux soient sublimes. M. Silhouette, plus hardi que les deux autres, lui conseille de brûler l'ouvrage. Notre philosophe, pour toute réponse, ajoute cette épigraphe Prolem sine matre creatam, et l'envoie à l'imprimeur. » La Place, Pièces intéressantes et peu connues, t. V, p. 387, conte à peu près la même histoire.

2. Esprit des lois, XX, 11.

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