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et, bien que l'administration égyptienne y eût fait couper et transporter en Egypte près de 300,000 pièces de pin, il semblerait que ces forêts n'eussent pas été touchées par la hache. Une assez grande rivière, qui traverse le district et qui se jette dans la mer à une demi-lieue de distance de la ville, faciliterait le transport des bois.

Dans la montagne, la paresse se remarque chez les hommes plus que chez les femmes. La cause de cette paresse est déterminée, en partie, par le système d'administration, et, en partie, par les mauvais traitements que les nessairis endurent de la part des autorités de Lattaquié. Dans leur croyance religieuse, les musulmans de la ville s'imaginent que rien n'est illicite à l'égard de ces nessairis; que leur personne, leur famille et leurs biens leur appartiennent de droit, aussi les faux témoignages et les imputations les plus inouies ne font-ils pas défaut chez les musulmans contre cette malheureuse population. Quant aux nessairis qui habitent dans la plaine et qui ne peuvent être rebelles à l'autorité, ils sont tout aussi paresseux et tout aussi découragés que les montagnards : ceci s'explique aisément, la plus grande partie des terrains du district appartient au gouvernement qui les afferme chaque année aux notables de la ville. Ce vice d'administration, qu'on ne saurait trop signaler à la sagesse du gouvernement de Sa Hautesse, est cause de l'indifférence et de l'apathie du paysan et par conséquent de l'état misérable du pays. En effet n'étant pas propriétaire et se croyant continuellement en butte aux vexations du fermier musulman, le paysan travaille à la terre avec la répugnance d'un homme qui ne doit retirer aucun profit de ses peines; il n'y met que cette ardeur factice qui provient de la crainte des coups de bâton, des avanies et des impôts excessifs et arbitraires que lève incessamment sur lui le nouveau maître. Aussi change-t-il de village et le plus souvent quitte-t-il le pays pour aller se retirer à la montagne ou à Adana ou à Tarsous; les émigrations

dans ce pays ont commencé depuis soixante ans et elles continuent jusqu'à présent, ce qui fait que le district se dépeuple journellement au détriment du trésor et du bien-être de la population.

Mais il en serait bien autrement et le pays en ressentirait tous les bienfaits si, par une mesure sage et éclairée, le gouvernement vendait à des prix modérés les terrains attenant au district, en percevant la dîme sur les produits du sol à l'époque des récoltes. (Cet impôt, généralement établi dans l'empire, n'a pu l'être ici à cause de l'opposition faite à ce sujet par les notables de la ville, qui, n'étant plus fermiers, verraient ainsi s'évanouir la principale source de leurs richesses.) Par ce système, le terrain devenant propriété privée, serait incontestablement mieux cultivé qu'il ne l'est aujourd'hui, et rendrait, par les soins qu'on n'éviterait pas alors de lui donner, beaucoup plus, tant au profit du propriétaire qu'au profit du gouvernement. En outre, ce système aurait l'immense avantage de prévenir les émigrations qui appauvrissent le sol et ruinent le pays; le propriétaire s'attacherait à son bien, devenu aussi celui de sa famille, et ne l'abandonnerait jamais, quoi qu'il arrivât. Cette mesure en peut également déterminer une autre non moins salutaire, ni moins avantageuse. Comme les terres du district sont naturellement fertiles, le gouvernement pourrait obliger les habitants des cantons et des villages de planter chaque année, et pendant trois ans, dans les plaines environnantes des arbres tels que : des mûriers, des vignes, des oliviers, des figuiers, etc., et de fixer le nombre de ces arbres à 100,000 pieds par canton et à 10,000 pieds par village. Il serait aussi dans l'intérêt du gouvernement que les propriétaires des tchifliks et les administrateurs des biens wakouf fissent également des plantations (un million d'arbres). En trois ans, ces plantations commenceraient à rapporter, et à la douzième année elles rendraient incontestablement de six à sept millions de

piastres dont le gouvernement retirerait un quart, tant par le produit de la dime que par le bénéfice de la douane.

L'administration égyptienne avait compris l'utilité de cette mesure; elle avait prescrit aux habitants de chaque canton de planter dans leurs terrains 200,000 arbres de toute espèce; elle avait pris les mesures les plus sévères pour atteindre ce but. Les habitants de quelques villages, poussés par la crainte d'être punis, plantèrent des branches au lieu d'arbres; la fertilité du sol ayant fait prendre racine à ces branches, ces plantations factices sont devenues aujourd'hui de beaux arbres. Ainsi, depuis la domination égyptienne, le district de Lattaquié a retiré annuellement un excédent d'un million et demi de piastres, provenant de ces plantations. En effet, il y a quinze ans, le pays ne donnait pas cinq cents oques de soie, cette année il en a donné plus de trois mille, et cette progression se remarque dans tous les produits du sol. Pour. ma part, j'ai planté deux mille arbres aux environs de la ville dans le double but d'utiliser les terres et d'indiquer aux habitants de Lattaquié les règles de l'agriculture qu'ils ignorent. Aussi, le territoire rendrait-il de plus trois à quatre millions de piastres par an, si on y savait bien élever les vers à soie et si l'on y moissonnait les blés en temps voulu pour obtenir que le grain en fût plus nourri et pour prévenir également les dégâts des charançons qui l'attaquent; tous les conseils et tous les encouragements que j'ai donnés et que je persiste à donner encore à cet égard sont inutiles; on suit ici les vieux errements, et le besoin de perfectionner n'est nullement dans l'esprit des habitants de Lattaquié; ils sont contraires même à tout ce qui tend à l'utilité publique. Ainsi, il existait à une lieue de la ville un beau pont jeté sur une rivière que les eaux des montagnes grossissent prodigieusement en hiver. Deux arches de ce pont s'étant écroulées, le passage en est devenu difficile et même impraticable. Cependant, comme ce pont se trouve dans la

plaine et qu'il est indispensable pour le passage des hom mes et des caravanes, les principaux des cantons ont proposé de faire réparer ces arches à leurs frais ; mais leur proposition a été rejetée par les autorités de la ville, et le pont, qu'on pourrait facilement restaurer aujourd'hui, menace de s'écrouler totalement, et plus tard les réparations qu'on y voudrait faire nécessiteraient des frais. considérables.

En résumé, pour que toutes les mesures que je viens d'indiquer aient leur plein effet, il est indispensable que les notables de Lattaquié, composant le medjlis, ainsi que le cadi et le mufti, si importants par leur position, soient des hommes justes, probes et désintéressés, et qu'ils agissent surtout pour le bien public, au lieu d'avoir constamment en vue leurs propres intérêts. Je pourrais, à l'appui de cette assertion, citer plusieurs faits, mais je me bornerai à en rapporter un qui est encore tout récent. Un membre du medjlis, King aga haroun, bien connu par ses cruautés, a pris un village à ferme pour une somme de 39,000 piastres, il est parvenu à soutirer des paysans 44,000 piastres à titre d'impôts, et 2,000 piastres à force d'avanies exercées contre eux; il leur a occasionné, en outre, deux à trois mille piastres de frais pour nourriture de ses gens et de ses chevaux, et, non content de toutes ces extorsions, il leur a demandé encore une somme de 5,000 piastres. Ces malheureux paysans n'ayant pu la payer, ont été jetés dans les cachots du sérail, nonobstant les plaintes qu'ils avaient adressées à cet égard au gouverneur de la ville, Djafar bey, digne émule de King aga. Après être restés quelques jours dans les cachots, ce dernier les a fait relâcher, dans l'espoir que ce châtiment infligé profiterait à ses intérêts; mais les paysans, dans l'impossibilité de payer, et dans la crainte de se voir de nouveau opprimés par leur maître et par le gouverneur, ont abandonné leurs maisons. pour assouvir sa vengeance, King aga a fait immédiate

ment arrêter les enfants et les gardiens des bestiaux qui étaient restés dans le village et les a fait mettre en prison, d'où ils ne sont sortis qu'après vingt-deux jours, sous la garantie de quelques habitants de la ville qui ont acquitté eux-mêmes la somme demandée.

La conduite de Djafar bey, dans cette circonstance comme dans toutes les autres, est bien loin d'être conforme aux vues bienveillantes du gouvernement de Sa Hautesse et à l'esprit des Tanzimat-Khirié. Jusqu'ici ces vues n'ont été comprises et respectées que par les différents officiers de la garde qui ont commandé la garnison de notre ville (et dans ce moment-ci notre garnison est formée du même corps). Ils sont généralement dévoués aux intérêts du gouvernement et au bien-être de ses sujets. Malheureusement, la nature de leurs fonctions, toutes militaires, les forcent à se mettre en dehors des affaires administratives, sans qu'ils puissent y apporter leur esprit d'équité et de conciliation.

Je ne terminerai pas sans parler de la mesure salutaire qui a été prise relativement au port d'armes. Notre district en ressent déjà tous les bienfaits, car cette mesure est exécutée rigoureusement; il voit cesser tous les crimes qui se commettaient dans l'ombre et même en plein jour et jouit de cette sûreté individuelle si nécessaire à la prospérité des populations.

Tel est l'état actuel du district de Lattaquié. S'il était permis d'espérer que le gouvernement de Sa Hautesse, qui marche dans les voies de progrès, voulût approuver et mettre à exécution les réformes que j'ai cru devoir soumettre ici dans l'intérêt de tous, le pays deviendrait des plus florissants et il recouvrerait ainsi la splendeur dont il jouissait autrefois et que l'histoire a consignée dans ses pages.

J. MAZOILLIER, "

Vice-consul de France à Tarsous.

Communiqué par M. VICTOR LANGLOIS.

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