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sait ses principes avec simplicité. Je vais rapporter maintenant combien il s'appliquait à rendre ses disciples capables de remplir les fonctions qui leur convenaient. Je ne connais personne qui se soit donné tant de peine pour pénétrer les dispositions de ceux qui venaient l'entendre. Il leur enseignait, avec un zèle infatigable, tout ce qu'il savait et qu'il importait à un homme bien né de connaître, les adressant à des gens instruits, pour qu'ils apprissent d'eux ce qu'il ignorait lui-même. Il leur enseignait encore quel est le point où, dans chaque science, doit s'arrêter tout homme qui a reçu une éducation libérale.

72. Par exemple, disait-il, qu'on apprenne assez de géométrie soit pour être en état, au besoin, de mesurer exactement un terrain que l'on veut ou acheter, ou vendre, ou diviser par portions, soit pour donner une démonstration d'après les principes de cette science. Cela est si facile, ajoutait-il, que, pour peu qu'on s'y applique, on saura prendre même les dimensions de la terre entière; mais, une fois qu'on connaît la manière de prendre cette mesure, on doit s'arrêter là. Aussi n'approuvaitil pas qu'on s'élevât jusqu'aux difficultés de la géométrie; et, quoiqu'il ne les ignorât pas lui-même, il disait qu'il n'en voyait pas l'utilité, qu'elles pouvaient occuper toute la vie d'un homme, et le détourner des autres études utiles.

73. Il voulait encore qu'on sût assez d'astronomie pour connaître sur terre, sur mer, et en sentinelle, les heures de la nuit, les jours du mois et les saisons de l'année; pour avoir des signes qui avertissent des devoirs à remplir, ou la nuit, ou dans le mois, ou dans le cours de l'année; science facile, qu'on pouvait, selon lui, trouver auprès des chasseurs de nuit, des pilotes, de ceux en un mot qui veulent bien y donner quelque attention. Mais posséder l'astronomie jusqu'à connaître les phénomènes qui ne tiennent pas au mouvement commun de tout le ciel, s'appliquer à chercher la grandeur des planètes et des étoiles, leur distance de la terre, leur marche et les causes de leurs révolutions; c'est ce qu'il désapprouvait fortement, ne voyant aucune utilité à toutes ces spéculations. Et ce n'était pas par ignorance qu'il les méprisait; mais, disait-il, elles sont aussi de nature à consumer la vie de l'homme, et à l'éloigner de quantité de travaux utiles.

74. En général, Socrate n'aimait pas que l'on interrogeât le grand Être sur l'ordre et la formation des corps célestes. Il pensait que les hommes ne pouvaient découvrir ces secrets; qu'on déplaisait aux dieux, en sondant les mystères qu'ils n'ont pas daigné nous manifester 1; que se livrer à ces recherches, c'était risquer de se perdre dans toutes les folies d'Anaxagore 2, qui se glorifiait d'expliquer les opérations des dieux sur la nature. Quand ce philosophe disait que le soleil était la même chose que le feu, il ignorait donc que les hommes peuvent considérer impunément le feu, tandis qu'ils ne sauraient regarder le soleil en face, que le soleil noircit la peau, effet que ne produit pas le feu il ignorait encore que les productions de la terre ne reçoivent la vie et l'accroissement que des rayons du soleil, tan

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1. Pourquoi alors la Divinité nous aurait-elle donné une intelligence?

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2. Xénophon est ici fort injuste pour Anaxagore, qui est le véritable prédécesseur, et comme le maître de Socrate lui-même. Avant Anaxagore, l'Intelligence n'avait été considérée que comme un simple attribut; Anaxagore en fit un principe. Avec lui, l'unité pantheistique de la substance admise par les Ioniens, se brisa pour ainsi dire et se separa en deux éléments distincts: d'un côté la matière, de l'autre l'intelligence. Le Traité de la Nature commençait par la description du mélange primitif. Toutes choses étaient confondues, infinies en nombre et en petitesse, et << rien n'était visible.» (Simpl., In phys. Arist., 33, b.) —Quel est donc le principe qui a ébranlé l'univers informe, pour lui donner les formes de l'ordre et de la beauté ? Ce n'est pas le hasard, cause impénétrable à l'esprit humain; ce n'est pas le destin, mot vide inventé par les poëtes; c'est quelque chose d'analogue au principe qui meut et gouverne un corps animé (Aristote, Métaphysique, I, 111); c'est l'Intelligence voũg £20wv návтa Sɩexóoynoe. (Diog., II) « L'Intelligence est indéfinie ́(άπεipov), » c'est-à-dire présente à l'immensité tout entière. « Elle est indépendante (αὐτόκρατες), >> comme il convient à ce qui n'est plus un attribut, mais un principe. « Ne se mêlant à quoi que ce soit, elle existe seule et par elle-même. Si elle souf« frait quelque mélange, elle participerait nécessairement de toutes choses, car il y «a de tout en tout; et dans cette confusion avec les éléments, elle perdrait le pou« voir qu'elle a sur eux et qu'elle doit à la simplicité de son essence. » • Anaxaa gore, dit Aristote, est dans le vrai lorsqu'il affirme qu'il n'y a pour l'intelligence ni passivité ni mélange, puisqu'il en fait un principe de mouvement; pour mouvoir, elle doit être immobile; pour connaître, il faut qu'elle soit sans mélange. L'intelligence est ce qu'il y a de plus subtil, λertóratov (expression qui rappelle « trop la philosophie ionienne), de plus pur, et elle a la connaissance entière du « monde entier. Rien ne lui échappe. Elle connaît ce qui est mélangé, ce qui est distingué, ce qui est séparé. De même elle meut et ordonne tout, ce qui devrait « être, ce qui a été, ce qui est, ce qui sera. Elle préside au cours du soleil et aux << révolutious des astres, aux changements et aux combinaisons de l'air et de l'éther. » Le point de vue physique, comme on voit, ne disparaît jamais entièrement dans Anaxagore. Son Intelligence a encore une relation trop intime avec l'espace, dans lequel elle est comme répandue, enveloppant ainsi et pénétrant l'univers. C'est l'âme intelligente du monde.

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On est pourtant tombé dans l'exagération quand on a voulu enlever au Noũ; d'A

dis que la chaleur du feu les détruit. En prétendant que le soleil était une pierre enflammée, il n'avait donc pas remarqué que les pierres exposées au feu ne donnent pas de lumière, et

naxagore toute personnalité. Anaxagore, en effet, dit qu'il a la connaissance du monde entier, qu'il connait, meut et ordonne ce qui a été, ce qui est et ce qui sera. Cette idée de la personnalité divine est sans doute incomplète, car Anaxagore ne parle pas de la conscience que Dieu a de lui-même, ni de sa liberté; c'est encore un Dieu immanent par son action et sa pensée, quoique déjà transcendant par ses attributs de simplicité et de pureté; mais c'est un Dieu. (Sextus Empiricus, Adv. Math., IX, 6. Tòv μèv voũv, öç éoti xat' aútò beós. Cicer., Acad., IV, 37.)

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Il y a plus, d'après Aristote et Simplicius, Anaxagore aurait déjà compris que le but de l'intelligence est le bien. Mais il n'a certainement pas approfondi cette idée, toute naturelle en elle-même et presque inévitable; ce qui prédomine à ses yeux, c'est l'ordre, la symétrie et le beau, sans que l'élément moral du bien soit mis en relief. Aristote et Plutarque croient aussi qu'Anaxagore fit procéder de l'intelligence tout ce qui est bien, et des autres choses tout ce qui est mal; mais ils donnent à la pensée d'Anaxagore une précision qu'elle n'avait pas. Anaxagore ne semble pas avoir développé la notion qu'il avait de la Providence. Il est physicien avant tout. C'est ce qui devait lui attirer les vives critiques de Socrate, de Platon et d'Aristote lui-même. « Combien je me trouvai déchu de mes a espérances, dit Socrate dans le Phédon, lorsque continuant ma lecture, je trouvai << un homme qui ne fait aucun usage de l'intelligence, et qui, au lieu de s'en servir « pour expliquer l'ordonnance des choses, met à sa place l'air, l'éther et l'eau, et « d'autres choses aussi absurdes. Il me parut agir comme un homme qui dirait : l'intelligence est le principe de toutes les actions de Socrate; et qui, ensuite, voulant rendre raison de chacune d'elles, dirait qu'aujourd'hui, par exemple, je << suis assis sur mon lit, parce que mon corps est composé d'os et de muscles, disposés de telle ou telle manière; et qui négligerait de dire la véritable cause, qui « est que je préfère la mort à une fuite honteuse. (Phædo, p. 97, a, b, c.) — «< gore, dit à son tour Aristote, se sert de l'Intelligence comme d'une machine pour <«< la formation du monde; et quand il est embarrassé d'expliquer pour quelle cause • ceci ou cela est nécessaire, alors il produit l'Intelligence sur la scène ; mais partout ◄ ailleurs, c'est à toute autre cause plutôt qu'à l'intelligence qu'il attribue la producation des phénomènes. » Il y a exagération dans ces critiques des anciens, et encore plus dans celles des historiens modernes qui ne voient même pas un dieu dans l'Intelligence d'Anaxagore. - « Autre chose, dit-on, est la cause, autre chose, la condition sans laquelle la cause ne serait pas cause. La vraie cause est l'intelligence ou le Bien; les phénomènes matériels ne sont que des conditions. » Sans doute; mais les conditions méritent bien d'être étudiées, puisque sans elles la cause n'agirait pas. L'intelligence divine a employé, pour parvenir à son but, des moyens nécessaires. Expliquer toutes choses en invoquant la volonté ou les intentions de Dieu, c'est d'abord s'exposer aux erreurs des hypothèses; et de plus, c'est ne donner qu'une demi-explication. C'est indiquer la cause première et oublier les causes secondes ; c'est nommer l'ouvrier sans faire connaître les procédés de son art. Une explication, même mécaniste, du monde ne supprime donc pas l'existence de Dieu, pas plus qu'elle ne peut se suffire à elle-même. La physique d'Anaxagore, des Pythagoriciens, de Platon lui-même, comme plus tard celle de Descartes, est souvent un mécanisme pur, qui se concilie parfaitement avec leur idéalisme. Seulement Platon, comme Descartes, y ajoute la considération métaphysique des causes finales, dont il abuse parfois.

Ce n'est pas seulement par sa haute notion de l'intelligence divine qu'Anaxagore a

sont bientôt calcinées, tandis que le soleil, toujours inaltérable, brille d'un nouvel éclat 1.

75. Socrate conseillait l'étude des nombres; mais il recommandait, comme pour les autres sciences, de ne point s'engager dans la solution de vains problèmes. Il examinait lui-même jusqu'à quel point toutes les connaissances pouvaient être utiles c'était là le sujet de ses entretiens avec ses disciples. Il les exhortait fortement à s'occuper de leur santé, soit en consultant les gens instruits sur le régime à suivre, soit en observant, dans le cours de la vie, quels aliments, quelles boissons, quels genres d'exercices leur étaient les plus convenables, et quel emploi ils en devaient faire pour conserver une santé parfaite. Il assurait qu'en se conduisant avec cette prudence, on trouverait difficilement un médecin qui sût mieux que nous-mêmes ce qui convient à notre propre santé. Si quelqu'un voulait s'élever au-dessus des connaissances humaines, il lui conseillait de s'appliquer à la divination. Quand on connaît, disait-il, les

devancé Socrate et Platon, mais encore par sa doctrine de l'intelligence humaine. De même que l'existence des êtres matériels n'est que relative, chacun d'eux tenant au tout par des liens indissolubles, et n'étant qu'une partie de l'infini; de même aussi toute intelligence individuelle n'a qu'une existence relative; elle est en quelque sorte la prédominance de la raison universelle dans tel être particulier. Anaxagore était si pénétré du caractère absolu de l'intelligence divine et du caractère relatif des intelligences humaines, qu'on l'a accusé de scepticisme, au moins à l'égard du témoignage des sens. « Anaxagore les regarde comme impuissants et inca"pables de nous faire discerner la vérité. Pour preuve de leur infidélité, il cite le a changement insensible des couleurs. »

Dans le monde, en taut que sensible, tout est mêlé, tout enveloppe l'infini, tout est dans tout de là pour nous l'indétermina ion et l'obscurité. Les données purement sensibles ont un caractère tout relatif; la raison même, en tant qu'individuelle, est relative aussi. De là l'incertitude des sens et de l'opinion. Seule l'Intelligence a • la connaissance du monde entier rien ne lui échappe... ce qui est, ce qui a été, ce qui sera.» (Simpl., Phys., 33, b.) Cependant l'homme participe, dans une faible mesure, à la raison universelle, et c'est là ce qui fait tout le prix de l'existence. Quelqu'un demandait un jour à Anaxagore : « Pourquoi vaut-il mieux pour l'homme être que de n'être pas ? Il répondit: Parce qu'il a le pouvoir de contempler

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le ciel et l'harmonie de l'univers.» (Simpl., ibid.)

Anaxagore était né à Clazomènes vers l'an 500 (100 ans avant la mort de Socrate). Négligeant l'administration de ses affaires et toute préoccupation politique, il prit pour unique patrie le ciel. (V. Diogène de Laërte.) Il vint à Athènes dans un âge assez avancé, et y enseigna gratuitement; mais on l'accusa d'athéisme, comme plus tard Socrate. Vainement defendu par Périclès, il se réfugia à Lampsaque, où il mourut. Sur Anaxagore, voir notre Philosophie de Platon, t. II, 1. I,

ch. 11.

1. Objections par trop naïves, et qui eussent pu faire sourire Anaxagore.

signes que les dieux nous donnent de leur volonté, on ne manque jamais de recevoir leurs avis 1.

VIII

Voix divine qui inspirait Socrate.

Conclusion.

76. Socrate assurait qu'un génie lui montrait, par des signes certains, ce qu'il devait faire, ce qu'il devait éviter; et cependant il a été condamné à la mort ! Osera-t-on pour cela le soupçonner de mensonge? Observons d'abord qu'il avait fourni une si grande partie de sa carrière, que sa condamnation n'a guère devancé le terme naturel de ses jours; ensuite qu'il n'a perdu que la portion la plus pénible de la vie, celle où l'esprit s'affaiblit. En la sacrifiant, en déployant toute la vigueur de son âme, en défendant sa cause avec toute la force de la vérité, de la justice et de la liberté, en recevant son arrêt avec autant de douceur que de courage, il s'est couvert de gloire.

77. On convient, en effet, qu'aucun homme dont on ait conservé la mémoire n'a plus noblement soutenu les approches de la mort. Il était obligé de vivre encore trente jours après sa condamnation, parce que les fêtes de Délos tombaient précisément dans le mois, et que personne ne peut être puni de

1. Il est à croire que, dans ce chapitre, Xénophon a rabaissé la pensée de Socrate, en lui prêtant une doctrine par trop étroite de l'utilité pratique. Les découvertes spéculatives qui paraissent au premier abord les plus inutiles sont ordinairement les plus fécondes; et quand elles ne le seraient pas, c'est la grandeur de l'homme que d'aimer la vérité pour elle-même.

La doctrine exclusive que Xénophon prête ici à Socrate a été partagée par plusieurs penseurs illustres. Malebranche, par exemple, écrivait :

Les hommes ne sout pas nés pour devenir astronomes ou chimistes, pour passer a toute leur vie pendus à une lunette ou attachés à un fourneau, et pour tirer en• suite des conséquences assez inutiles de leurs observations laborieuses. Je veux • qu'un astronome ait découvert le premier des teries, des mers ou des montagnes ⚫ dans la lune ; qu'il se soit aperçu le premier des taches qui tournent sur le soleil «et qu'il en ait exactement calculé les mouvements. Je veux qu'un chimiste ait en« fin trouvé le secret de fixer le mercure ou de faire de cet alkaest, par lequel Van Helmont se vantait de dissoudre tous les corps en sont-ils devenus pour cela plus sages et plus heureux? »

Nicole a dit aussi : Si l'on s'y applique dans le dessein d'y employer toutes les ■ forces de son esprit, on ne voit pas que l'étude des sciences spéculatives, comme

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