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comme un grand guerrier et Ménélas comme un assez faible combattant, il fait venir Ménélas au festin d'Agamemnon sans être invité, c'est-àdire l'inférieur à la table du supérieur. — J'ai bien peur, dis-je à Socrate, de n'être pas tel que tu voudrais, mais plutôt, selon Homère, l'homme médiocre qui se rend à la table du sage sans être invité. Au surplus, c'est toi qui me conduis, c'est à toi de me défendre, car pour moi je n'avouerai pas que je viens sans invitation; je dirai que c'est toi qui m'as prié. Nous sommes deux ', répondit Socrate, et nous trouverons l'un ou l'autre ce qu'il faudra dire. Allons seulement. Nous nous dirigeâmes vers le logis d'Agathon en nous entretenant de la sorte. Mais, pendant le trajet, Socrate étant devenu tout pensif ralentit le pas et demeura en arrière. Je m'arrêtai pour l'attendre, mais il me dit d'aller toujours devant. Arrivé à la maison d'Agathon, je trouvai la porte ouverte; et il m'advint même une assez plaisante aventure. Un esclave d'Agathon me mena sur-le-champ dans la salle où était la compagnie, qui était déjà à table et qui attendait que l'on servît. Agathon, aussitôt qu'il me vit: O Aristodème, s'écria-t-il, sois le bienvenu si tu viens pour souper. Si c'est pour autre chose, nous en parlerons un autre jour. Je t'ai cherché hier pour te prier d'être des nôtres, mais je n'ai pu te trouver. Et Socrate, pourquoi ne nous l'amènes-tu pas ? Là-dessus je me retourne, et je vois que Socrate ne m'a pas suivi. Je suis venu avec lui, leur dis-je, c'est lui-même qui m'a invité. Tu as bien fait d'accepter, reprit Agathon; mais lui, où est-il? - Il marchait sur mes pas, et je ne conçois pas ce qu'il peut être devenu. — Enfant, dit Agathon, va voir où est Socrate, et amène-le-nous. Et toi, Aristodème, mets-toi à côté d'Eryximaque. Enfant, qu'on lui lave les pieds afin qu'il prenne place. Cependant un autre esclave vint annoncer qu'il avait trouvé Socrate debout sur le seuil de la maison voisine; mais qu'on avait beau l'appeler, qu'il ne voulait point venir. Voilà une chose étrange, dit Agathon. Retourne et ne le quitte point qu'il ne soit entré. Non, non, dis-je alors, laissez-le. Il lui arrive assez souvent de s'arrêter ainsi en quelque lieu qu'il se trouve. Vous le verrez bientôt, si je ne me trompe. Ne le troublez donc pas, laissez-le. Si c'est là ton avis, dit Agathon,

à la bonne heure. Et vous, enfant, servez-nous. Apportez-nous ce que Vous voudrez, comme si vous n'aviez personne ici pour vous donner des ordres, car c'est un soin que je n'ai jamais pris. Moi et mes amis, regardez-nous comme des hôtes que vous auriez vous-mêmes conviés. Faites donc tout de votre mieux, et tirez-vous-en à votre honneur. Nous commençâmes à souper, et Socrate ne venait point. A chaque instant, Agathon voulait qu'on l'envoyât chercher; mais j'empêchais tou

1. Iliade, liv. x, v. 224.

jours qu'on ne le fit. Enfin Socrate entra après nous avoir fait attendre quelque temps, selon sa coutume, et comme on avait à moitié soupé; Agathon, qui était seul sur un lit au bout de la table, le pria dé se mettre auprès de lui. Viens, dit-il, Socrate, que je m'approche de toi le plus que je pourrai pour tâcher d'avoir ma part des sages pensées que tu viens de trouver ici près. Car j'ai la certitude que tu as trouvé ce que tu cherchais; autrement tu serais encore à la même place. — Quand Socrate se fut assis : Plût aux dieux, dit-il, que la sagesse, Agathon, fût quelque chose qui pût couler d'un esprit dans un autre, quand deux hommes sont en contact, comme l'eau coule, à travers une chausse de laine, d'une coupe pleine dans une coupe vide! Si la pensée était une chose de cette nature, ce serait à moi de m'estimer heureux d'être auprès de toi je me remplirais, ce me semble, de cette bonne et abondante sagesse que tu possèdes; car pour la mienne, c'est quelque chose de médiocre et d'équivoque, c'est un songe, pour ainsi dire. La tienne, au contraire, est une sagesse magnifique et riche des plus belles espérances, témoin le vif éclat qu'elle jette en ta jeunesse et les applaudissements que plus de trente mille Grecs viennent de lui donner. - Tu es un railleur, reprit Agathon; mais nous examinerons tantôt quelle est la meilleure de ta sagesse ou de la mienne, et Bacchus sera notre juge. Présentement ne songe qu'à souper.

Quand Socrate et les autres convives eurent achevé de souper, on fit les libations, on chanta un hymne en l'honneur du dieu, et, après toutes les cérémonies ordinaires, on parla de boire. Pausanias prit alors la parole Voyons, dit-il, comment nous boirons sans nous faire mal. Moi, je déclare que je suis encore incommodé de la débauche d'hier; et j'ai besoin de respirer un peu, ainsi que la plupart de vous, je pense; car hier vous étiez des nôtres. Avisons donc à boire modérément. Pausanias, dit Aristophane, tu me fais grand plaisir de vouloir qu'on se ménage; car je suis un de ceux qui se sont le moins épargnés la nuit dernière. Que je vous aime de cette humeur, dit Éryximaque, fils d'Acumène ! Mais il reste un avis à prendre : Agathon se trouve-t-il en état de bien boire? Pas plus que vous, répondit-il. Tant mieux pour nous, reprit Éryximaque, pour moi, pour Aristodème, pour Phèdre et pour les autres, si vous, les braves, vous êtes rendus : car nous sommes toujours de pauvres buveurs. Je ne parle pas de Socrate, il boit comme on veut; peu lui importe donc le parti qu'on prendra. Ainsi, puisque je ne vois personne ici en humeur de bien boire, j'en serai moins importun si je vous dis quelques mots de vérité sur l'ivresse. Mon expérience de médecin m'a parfaitement prouvé que l'excès du vin est funeste à l'homme. Je l'éviterai toujours tant que je pourrai; et jamais je ne le conseillerai aux autres, surtout quand ils se sentiront encore la tête pesante d'une orgie

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de la veille. Tu sais, lui dit Phèdre de Myrrhinos en l'interrompant, que je suis volontiers de ton avis, surtout quand tu parles médecine; mais tu vois que tout le monde est raisonnable aujourd'hui. — Il n'y eut qu'une voix : on résolut d'un commun accord de ne point faire présentement de débauche,, et de ne boire que pour son plaisir. — Puisqu'il est convenu, dit Éryximaque, qu'on ne forcera personne, et que chacun boira comme il voudra, je suis d'avis que l'on renvoie premièrement cette joueuse de flûte. Qu'elle aille jouer pour elle, ou, si elle veut, pour les femmes dans l'intérieur. Quant à nous, si vous m'en croyez, nous lierons ensemble quelque conversation. Je vous en proposerai même le suje1, si bon vous semble. Chacun d'applaudir et de l'engager à entrer en matière. Éryximaque reprit donc : Je commencerai par ce vers de la Ménalippe d'Euripide : Ce discours n'est pas de moi, mais de Phèdre. Car Phèdre me dit chaque jour avec une espèce d'indignation; O Éryx imaque, n'est-ce pas une chose étrange que, de tant de poëtes qui ont fait des hymnes et des cantiques en l'honneur de la plupart des dieux, aucun n'ait fait l'éloge de l'Amour, qui est pourtant un si grand dieu ! Vois les sophistes habiles: ils composent tous les jours de grands discours en prose à la louange d'Hercule et des autres demi-dieux, témoin le fameux Prodicus, et cela n'est pas surprenant. J'ai même vu un livre qui portait pour titre l'Éloge du sel, où le savant auteur exagérait les merveilleuses qualités du sel et les grands services qu'il rend à l'homme. En un mot, on ne voit presque rien qui n'ait eu son panégyrique. Comment se peut-il donc faire que, dans cette grande ardeur de louer tant de choses, personne jusqu'à ce jour n'ait entrepris 'de célébrer digneinent l'Amour, et qu'on ait oublié un si grand dieu ? Pour moi, continua Éryximaque, j'approuve l'indignation de Phèdre. Je veux donc payer mon tribut à l'Amour et me le rendre favorable. Il me semble en même temps qu'il siérait très-bien à une compagnie comme la nôtre d'honorer ce dieu. Si cela vous plaît, il ne faut point chercher d'autre sujet de conversation. Chacun improvisera de son mieux undiscours à la louange de l'Amour. On fera le tour de gauche à droite. Ainsi Phèdre parlera le premier; d'abord parce que c'est son rang, ensuite parce qu'il est l'au

teur de la proposition que je vous fais. - Je ne doute pas, Éryximaque, dit Socrate, que' ton avis ne passe tout d'une voix. Ce n'est pas moi du moins qui le combattrai, moi qui fais profession de ne savoir que l'amour. Ce n'est pas non plus Agathon, ni Pausanias, ni certes Aristophane, lui qui est tout dévoué à Bacchus et à Vénus. Je puis également répondre du reste de la compagnie ; quoique, à dire vrai, la partie ne soit pas égale pour nous autres qui sommes les derniers. En tout cas, si ceux qui nous précèdent font bien leur devoir et épuisent la matière, nous en, serons quittes pour donner notre approbation. Que Phèdre

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commence donc sous d'heureux auspices, et qu'il loue l'Amour! sentiment de Socrate fut unanimement adopté. De rendre ici mot pour mot tous les discours que l'on prononça, c'est ce que vous ne devez pas attendre de moi; Aristodème, de qui je les tiens, n'ayant pu me les rapporter si parfaitement, et moi-même ayant laissé échapper quelque chose du récit qu'il m'en a fait : mais je vous redirai l'essentiel. PLATON (Banquet).

III

Socrate et Phèdre aux bords de l'Ilissus.

SOCRATE. Mon cher Phèdre, où vas-tu de ce pas et d'où viens-tu ? PHEDRE. Je viens, Socrate, de chez Lysias, fils de Céphale, et je m'en vais faire une promenade hors des murs, car j'ai passé chez lui une malinée entière; et pour suivre le précepte de notre ami Acumène, je me promène sur les chemins : ce qui est moins fatigant, dit-il, que de se promener dans les dromes.

SOCRATE. Il a raison, mon ami; mais Lysias, à ce qu'il semble, était à la ville.

PHEDRE. Oui, chez Épicrate, dans la maison Morychie, proche du temple de Jupiter olympien.

SOCRATE. Quel fut donc votre passe-temps? Je suis sûr que Lysias vous a régalés de discours.

PHÈDRE. Tu le sauras si tu as le loisir de m'accompagner et de m'écouter.

SOCRATE. Eh quoi! penses-tu, pour me servir de l'expression de Pindare, que je ne mette pas au-dessus de toute affaire le plaisir d'apprendre ce qui s'est passé entre toi et Lysias?

PHEDRE. Que dis-tu, excellent Socrate? Crois-tu qu'un discours que Lysias, l'écrivain le plus habile de notre temps, a composé à loisir et avec beaucoup de soin, un homme aussi médiocre que moi puisse te le rendre d'une manière digne de ce grand orateur? Je suis bien éloigné de posséder ce talent, et je le préférerais à beaucoup de richesses.

SOCRATE. O Phèdre! si je ne connais pas Phèdre, je ne me connais pas moi-même. Mais cette supposition est fausse, et je suis convaincu qu'il ne s'est pas contenté d'entendre une fois le discours de Lysias; mais qu'il l'a prié de le lire plusieurs fois, et que celui-ci s'est empressé de céder à son désir. Je sais encore que cela ne lui a pas suffi, et qu'il a fini par s'emparer du cahier pour examiner certains endroits qu'il désirait surtout connaître. De cette manière il a consacré toute la matinée à

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cette étude; il est ensuite sorti pour faire une promenade, et, par le Chien ! si je ne me trompe, il sait tout le discours, s'il n'est pas trop long. Comme il était sorti de la ville pour le méditer à son aise, il a rencontré un malheureux qui a la passion d'entendre des discours à sa vue il s'est réjoui de pouvoir lui faire partager son enthousiasme, et il l'a forcé de l'accompagner. Mais, comme cet homme passionné pour les discours le priait de le satisfaire, il a fait le difficile et s'est donné l'air de quelqu'un qui ne se soucie pas de communiquer ce qu'il sait; et au fond, si on ne prenait pas plaisir à l'écouter, il serait homme à se faire écouter de force. Conjure-le donc, Phèdre, de faire à présent ce qu'il sera obligé de faire tout à l'heure d'une manière ou d'une autre.

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PHEDRE. Je vois bien que le meilleur parti à prendre, c'est de te rapporter ce discours comme je pourrai aussi bien tu me parais ne pas vouloir me laisser aller que je ne t'aie satisfait d'une manière quelconque. SOCRATE. Tu ne te trompes pas.

PHEDRE. Je vais donc m'acquitter comme je dis. A la vérité, Socrate, je ne me suis point attaché aux paroles mêmes; mais j'ai retenu à peu près le sens de tout ce qu'a dit Lysias. Je vais te rapporter en ordre tous ses arguments d'une manière substantielle, et je commence par le premier.

SOCRATE. Fort bien, mon cher; mais commence par me montrer ce que tu tiens à la main gauche caché sous ta robe, car je soupçonne que c'est le discours lui-même. S'il en est ainsi, sache que je t'aime beaucoup ; mais, puisque nous avons Lysias lui-même, je ne suis nullement disposé à me livrer à son disciple pour lui servir de matière à exercice. Allons, montre-moi le discours.

PHEDRE. Cesse tes instances, le voici. Tu me fais perdre, Socrate, l'espoir que j'avais de m'exercer à tes dépens. Mais où veux-tu que nous allions nous asseoir pour faire cette lecture?

SOCRATE. Détournons-nous de ce côté et suivons le cours de l'Ilissus ; ensuite arrêtons-nous dans l'endroit où nous ne serons pas importunés. PHEDRE. C'est fort à propos, il me semble, que je n'ai pas mis de chaussure; pour toi, tu n'en portes jamais. Il nous sera donc très-facile de marcher dans le courant et de nous baigner les pieds; ce qui ne sera pas une chose désagréable, surtout dans cette saison et à cette heure du jour.

SOCRATE. Marchons donc, et observe l'endroit où nous pourrons nous asseoir.

PHEDRE. Vois-tu ce platane si élevé?

SOCRATE. Assurément.

PHEDRE. Il y a de l'ombre, un air frais et de l'herbe pour nous asseoir ou nous coucher, si nous l'avons pour agréable.

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