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il me parut semblable à un homme qui donnerait pour cause à notre entretien la voix, l'air, l'ouïe et mille autres choses de ce genre, et qui négligerait de dire la véritable cause, c'est à savoir que les Athéniens ayant trouvé qu'il était mieux de me condamner, j'ai trouvé aussi qu'il était mieux d'être assis ici et plus juste d'attendre tranquillement la peine qu'ils m'ont imposée : car je vous jure, par le Chien, que la doc-` trine du mieux aurait depuis longtemps entraîné ces muscles et ces os à Mégare ou en Boétie, si je n'eusse pensé qu'il est plus juste et plus beau de subir la peine à laquelle la patrie m'a condamné que de m'échapper et m'enfuir comme un esclave. Mais de donner le nom de causes à des choses telles que les précédentes, c'est par trop absurde.

Que l'on dise que si je n'avais ni os ni muscles, et autres choses semblables, je ne pourrais faire ce que je jugerais à propos, on dira la vérité; mais dire que ces os et ces muscles sont la cause de ce que je fais, et non pas la préférence pour ce qui est le meilleur, et qu'en cela je me sers de l'intelligence, voilà une explication de la dernière faiblesse : car c'est ne pouvoir pas faire cette différence qu'autre chose est la cause, et autre chose ce sans quoi la cause ne serait jamais cause; et c'est pourtant à ce qui sert de moyen que la plupart des hommes, qui marchent à tâtons comme dans les ténèbres, donnent improprement le nom de cause. Voilà pourquoi l'un environne la terre d'un tourbillon produit par le ciel et la suppose fixe au centre, l'autre la conçoit comme une large huche qui a l'air pour base : mais la puissance qui a ainsi disposé toutes ces choses le mieux possible, ils ne la cherchent point; ils ne croient pas qu'il y ait là aucune force divine, mais ils s'imaginent avoir trouvé un Atlas plus fort, plus immortel, et plus capable de soutenir l'univers ; et ils n'admettent pas le principe du bien, nécessaire pour tout lier et tout soutenir. Quant à moi, pour apprendre quelle est cette cause, je me serais fait volontiers le disciple de qui que ce fût; mais, n'ayant pu parvenir à la connaître, ni par moi ni, par les autres, j'allai à sa recherche par une route nouvelle; et si tu le veux, Cébès, je te dirai dans quelle voie je suis entré.

J'ai le plus vif désir de l'apprendre, dit Cébès.

Après m'être fatigué à chercher la raison de toutes choses, je crus que je devais bien prendre garde qu'il ne m'arrivât ce qui arrive à ceux qui regardent une éclipse de soleil; car il y en a qui perdent la vue, s'ils n'ont la précaution de regarder dans l'eau ou dans quelque autre milieu l'image de cet astre. Il me vint quelque chose de semblable dans l'esprit, et je craignis aussi de perdre les yeux de l'âme si je regardais les objets avec les yeux du corps, et si je me servais de mes sens pour les toucher et pour les connaître. Je trouvai que je devais recourir aux principes et y regarder la vérité des choses. Peut-être que l'image dont ię me sers

pour m'expliquer n'est pas entièrement juste, car moi-même je ne tombe pas d'accord que celui qui regarde les choses dans leurs principes les regarde plutôt dans un milieu que celui qui les voit dans leurs effets; mais, quoi qu'il en soit, voilà le chemin que je pris; et depuis ce tempslà, supposant toujours le principe qui me semble le plus solide, tout ce qui me paraît lui être conforme, je le prends pour vrai, qu'il s'agisse de causes ou de toute autre chose; et ce qui ne lui est pas conforme, je le rejette comme faux. PLATON (Phédon).

VI

Socrate compare sa profession à celle de sa mère.

On m'a souvent et vivement reproché d'interroger les autres et de ne jamais répondre moi-même sur aucun sujet, parce que je ne suis pas savant ce reproche est fondé. Voici pourquoi j'agis de la sorte: Dieu m'a ordonné d'aider l'enfantement des autres et ne m'a point permis d'enfanter moi-même. Je ne suis guère savant moi-même, et mon esprit ne produit aucun rejeton, aucune de ces sages découvertes mais ceux qui me fréquentent, quand même quelques-uns paraîtraient d'abord tout à fait ignorants, finissent tous, après m'avoir fréquenté quelque temps, avec l'aide de Dieu, par faire des progrès merveilleux, dont euxmêmes et les autres s'aperçoivent. Et il est évident qu'ils n'apprennent jamais rien de moi, mais que c'est par eux-mêmes qu'ils trouvent et conservent ensuite de nombreuses et admirables connaissances. Mais c'est leur enfantement que j'ai favorisé, après Dieu. En voici d'ailleurs la preuve beaucoup de jeunes gens qui méconnaissaient mon rôle, et, se croyant eux-mêmes la cause de leurs progrès, avaient fini par me dédaigner, soit de leur propre mouvement, soit à l'instigation d'autrui, m'ont quitté plutôt qu'il ne fallait; et alors la mauvaise compagnie qu'ils fréquentaient faisait avorter toutes leurs autres productions; ils voyaient périr, faute de les élever convenablement, les rejetons que je leur avais fait enfanter; et, pour faire moins de cas de la vérité que de mensonges et de chimères, ils finissaient par paraître ignorants à leurs propres yeux et à ceux d'autrui. De ce nombre a été Aristide, fils de Lysimaque, ainsi que beaucoup d'autres.

Quand ils reviennent ensuite demander la permission de me fréquenter, et qu'ils font tout leur possible pour l'obtenir, mon génie familier me défend de l'accorder à quelques-uns, et me permet d'en accueillir quelques autres; et ces derniers recommencent à faire des

progrès. Ceux qui me fréquentent se trouvent dans la même situation que les femmes en mal d'enfant: bien plus encore qu'elles, ils souffrent et passent leurs nuits et leurs jours dans les angoisses. Or, c'est le fait de mon art de savoir éveiller et calmer ces souffrances. Voilà ce qui arrive aux uns; mais il y en a quelques autres, Théétète, qui ne me paraissent pas capables d'enfanter; je comprends qu'ils n'ont pas besoin de mon ministère; je les fiance de très-bon cœur à d'autres, et je puis dire qu'avec l'aide de Dieu je devine assez bien à qui je dois les attacher dans leur intérêt. J'en ai abandonné bon nombre à Prodicus, beaucoup aussi à d'autres hommes d'une science admirable.

Si je me suis arrêté longuement sur ce sujet, mon cher ami, c'est que je soupçonnais, comme tu le crois aussi, que tu souffres et que tu es en mal d'enfant. Viens donc me trouver, comme fils d'une sagefemme et accoucheur moi-même, et efforce-toi de répondre, autant que tu le pourras, à toutes mes questions. Et si, en examinant tes réponses, je trouve des idées qui, à mon avis, soient fausses et erronées, et si je te les arrache et les rejette, ne t'irrite pas comme feraient des mères pour leurs premiers-nés. Beaucoup en effet, mon ami, se sont trouvés mal disposés pour moi, au point qu'ils m'auraient volontiers déchiré à belles dents, lorsque je leur arrachais leurs folles idées ; ils ne veulent pas croire que j'agis ainsi par bienveillance; ils oublient que jamais un dieu ne veut de mal aux hommes et moi, si je les traite ainsi, ce n'est point par méchanceté, mais c'est qu'il ne m'est nullement permis d'acquiescer au mensonge ni de laisser obscurcir la vérité.

:

VII

PLATON (Théétète).

Méthode d'investigation socratique.

Origine des haines dont Socrate fut l'objet.

Quelqu'un d'entre vous pourra peut-être me dire: - Que fais-tu donc, Socrate, et d'où viennent ces calomnies qui s'élèvent contre toi? car il n'est pas possible que tu ne fasses rien d'extraordinaire; et tu n'aurais pas excité un si grand bruit, et l'on ne parlerait pas tant de toi, si ta conduite ne différait pas de celle des autres citoyens. Dis-nous donc ce qu'il en est, afin que nous ne portions pas sur toi un jugement téméraire. Rien n'est plus juste assurément qu'un pareil langage, et je vais tâcher de vous expliquer ce qui a fait ma réputation, et soulevé contre moi la calomnie. Écoutez donc peut-être quelques-uns d'entre vous penseront que je ne parle pas sérieusement; cependant soyez bien

persuadés que je ne vous dirai que la vérité. En effet, Athéniens, la réputation que l'on m'a faite ne vient de rien autre chose que d'une certaine sagesse qui est en moi. Quelle est cette sagesse ? C'est peut-être une sagesse humaine, car il y a grande apparence que je ne suis sage que de celle-là; tandis que les gens dont je viens de vous parler possèdent une sagesse supérieure à l'humanité; et je ne puis en parler,* car je n'ai point cette sagesse; et si quelqu'un me l'attribue, il en impose et cherche à me calomnier. Mais, je vous en conjure, Athéniens, ne vous soulevez point contre moi, si ce que je vais vous dire vous paraît d'une arrogance extrême. Ce ne sont point mes paroles que vous allez entendre, mais je ferai parler une autorité qui a toute votre confiance. J'invoquerai en témoignage de ma sagesse, quelle qu'elle puisse être, le dieu qu'on adore à Delphes. Vous connaissez sans doute Chéréphon: c'était mon ami d'enfance, et c'était l'ami de la plupart d'entre vous; il s'exila avec vous de cette ville, et n'y rentra qu'avec vous. Or, vous savez quel homme c'était que Chéréphon, et quelle ardeur il mettait à tout ce qu'il entreprenait. Étant donc allé un jour à Delphes, il osa consulter l'oracle sur ce sujet même. Contenez, je vous prie, vos murmures en écoutant mes paroles, Athéniens. Il demanda, dis-je, à la pythie, s'il y avait un homme plus sage que moi. La prêtresse répondit qu'il n'y en avait aucun qui me surpassât en sagesse. Et c'est ce que pourra vous certifier le frère de Chéréphon, puisque lui-même a cessé de vivre.

Considérez, du reste, pourquoi je rapporte ce fait c'est que je veux vous faire connaître l'origine des calomnies répandues contre moi. Lorsque j'appris cette réponse de l'oracle, je me dis en moi-même : Que veut dire le dieu? que veut-il nous faire entendre? Car, pour moi, je sais bien qu'il n'y a en moi aucune sagesse, ni grande ni petite. Que veut-il donc dire en me déclarant le plus sage des hommes ? car il ne nous trompe pas, il ne peut pas nous tromper. Je fus longtemps dans la perplexité sur le sens de l'oracle, jusqu'à ce qu'enfin, après bien des réflexions, je m'avisai de la recherche que je vais vous dire.

J'allai chez un de ces hommes qui passent pour sages; et j'espérais là, mieux qu'ailleurs, pouvoir confondre l'oracle et lui prouver que cet homme était plus sage que moi, quoiqu'il m'eût accordé ce beau privilége. J'observai donc cet homme (il est inutile de vous dire son nom, il suffit que ce fut un de nos politiques), je l'examinai, dis-je, attentivement, et voici l'impression qu'il me fit, Athéniens. En m'entretenant avec lui, je trouvai qu'il passait pour sage aux yeux de beaucoup de ses concitoyens, et surtout à ses propres yeux, et qu'il ne l'était pas. J'essayai ensuite de lui faire voir qu'il se croyait sage, et qu'il ne l'était pas. C'est là ce qui me rendit odieux à cet homme et à plusieurs de ceux qui assistaient à notre entretien. Après l'avoir quitté, je raisonnai ainsi en

moi-même : Sans doute je suis plus sage que cet homme. Il est possible qu'aucun de nous deux ne sache rien de beau ni de bon; mais lui pense savoir quelque chose, quoiqu'il ne sache rien, tandis que moi, si je ne sais rien, je ne pense pas au moins savoir. Il me paraît donc qu'en sagesse j'ai ce faible avantage sur lui: c'est que je ne pense pas savoir ce que je ne sais pas.

De là j'allai chez un autre de ceux qui paraissent l'emporter par leur sagesse sur le premier, et je vis qu'il en était absolument de même. Je m'attirai encore la haine de ce dernier et de beaucoup d'autres.

Je ne laissai pas de continuer mes recherches, bien que je fusse affligé et même effrayé de voir combien j'amassais de haines contre moi; et cependant je ne me croyais point le droit de négliger la réponse du dieu et de ne pas aller, pour trouver le sens de l'oracle, chez tous ceux qui pensaient savoir quelque chose. Et, par le Chien, Athéniens, car je vous dois dire la vérité, voici quel fut le résultat de mes recherches: Les hommes qui avaient le plus de réputation me parurent presque entièrement dépourvus de savoir, tandis que ceux qui étaient moins fameux se trouvaient bien plus près de la sagesse. Je vais vous rendre compte de mes courses et des travaux que j'entrepris, pour ainsi dire, afin de m'assurer de la vérité de l'oracle.

Après les hommes politiques, je visitai les poëtes, tant ceux qui font des tragédies que ceux qui font des dithyrambes, et les autres, et je ne doutai point que je n'allasse prendre sur le fait mon ignorance et mon infériorité. Je pris donc ceux de leurs poëmes qui me paraissaient travaillés avec le plus de soin; je leur demandai des explications sur ce qu'ils avaient voulu dire, afin de m'instruire à leur école. J'ai honte, Athéniens, de vous dire la vérité, et cependant il faut la dire: la plupart de ceux qui se trouvaient là expliquaient mieux ces poëmes que les auteurs qui les avaient faits. Je reconnus donc bientôt que les poëtes aussi n'étaient point guidés par la sagesse dans leurs travaux, mais par une sorte de talent naturel et par une inspiration semblable à celle des devins et des prophètes, qui disent, en effet, beaucoup de belles choses, mais sans rien comprendre à ce qu'ils disent. Les poëtes me parurent donc tout à fait dans le même cas; et je vis en même temps qu'en pensant être, à cause de leur talent poétique, plus sages sur tout le reste que les autres hommes, ils ne l'étaient pas. Je les quittai donc avec la persuasion que je leur étais supérieur par ce qui m'élevait audessus des politiques. Enfin, je m'adressai aux artisans. Je me rendais cette justice que je n'entendais presque rien aux arts, et j'étais certain que je trouverais chez eux une infinité de belles connaissances. En cela je ne me trompais pas; car ils savaient des choses que j'ignorais, et ́ sous ce rapport ils étaient plus habiles que moi. Mais, Athéniens, ils me

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