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plique. Quand donc quelqu'un me dira: Explique-moi Chrysippe, j'aurai bien plus de honte et de confusion si je ne puis montrer des actions conformes à ses préceptes.

Je compose de beaux dialogues, je fais de bons livres. Eh! mon ami, montre-moi plutôt que tu domptes tes passions, que tu règles tes désirs, et que tu suis la vérité dans tes opinions. Assure-moi que tu ne crains ni la prison, ni l'exil, ni la douleur, ni la pauvreté, ni la mort. Sans cela, quelques beaux livres que tu fasses, sois bien persuadé que tu n'es encore qu'un ignorant.

Quelle est ta vie? Après avoir bien dormi, tu te lèves quand il te plaît, tu bâilles, tu t'amuses, tu te laves le visage. Après cela, ou tu prends quelque méchant livre pour tuer le temps, ou tu écris quelque bagatelle pour te faire admirer. Tu sors ensuite, et tu vas faire des visites, te promener et te divertir. Tu rentres, tu te mets au bain, tu soupes, tu vas te coucher. Avec ces mœurs d'un épicurien et d'un débauché, tu parles comme Zénon et comme Socrate. Mon ami, change de mœurs, ou change de langage. Celui qui usurpe faussement le titre de citoyen romain est sévèrement puni. Et ceux qui usurpent le grand titre de philosophe le feront impunément ! Cela ne se peut, car cela est contraire à la loi immuable des dieux, que les peines soient toujours proportionnées aux crimes.

Les habitudes ne se surmontent que par les habitudes contraires : tu es accoutumé à la volupté? dompte-la par la douleur ; tu vis dans la paresse? embrasse le travail; tu es prompt? souffre patiemment les injures: tu es adonné au vin? ne bois que de l'eau: ainsi de toutes les habitudes vicieuses, et tu verras que tu n'auras pas travaillé en vain. Mais ne t'expose pas légèrement à la rechute, avant que d'être bien assuré de toi car le combat est encore inégal; l'objet qui t'a vaincu te vaincra encore.

Mon ami, exerce-toi longtemps contre les tentations, contre les désirs; observe tous tes mouvements, et vois si ce ne sont pas les appétits d'un malade ou d'une femme qui a les pâles couleurs. Cherche à être longtemps caché. Ne philosophe que pour toi. C'est ainsi que naissent les fruits. La semence est longtemps enfouie et cachée dans la terre; elle croît peu peu pour parvenir à sa maturité. Mais si elle porte un épi avant que sa tige soit nouée, elle est imparfaite et ce n'est qu'une plante du jardin d'Adonis. Le désir de la vaine gloire t'a fait paraître avant le temps, le froid ou le chaud t'ont tué. Tu sembles vivant parce que ta tête fleurit encore un peu, mais tu es mort, car tu es séché par la racine.

Tu as la fièvre et tu te plains, dis-tu, parce que tu ne peux étudier. Eh! pourquoi étudies-tu donc ? N'est-ce pas pour devenir patient, con

stant, ferme ? sois le dans la fièvre, et tu sais tout. La fièvre est une partie de la vie, comme la promenade, les voyages; elle est même plus utile, parce qu'elle éprouve le sage et qu'elle lui montre le progrès qu'il a fait.

Tu as la fièvre; mais si tu l'as comme il faut, tu as tout ce que tu peux avoir de mieux dans la fièvre. Qu'est-ce qu'avoir la fièvre comme il faut ? c'est ne te plaindre ni des dieux ni des hommes; ne point t'alarmer de tout ce qui peut arriver, car tout ira fort bien; attendre courageusement la mort; ne te pas réjouir excessivement quand le médecin te dit que tu es mieux, et ne pas t'affliger non plus quand il te dit que tu es plus mal. Car qu'est-ce qu'être plus mal? C'est approcher du terme où l'âme se séparera du corps. Appelles-tu cette séparation un mal? Et quand elle ne viendrait pas aujourd'hui, ne viendra-t-elle pas demain ? Le monde périra-t-il quand tu seras mort? Sois donc tranquille dans la fièvre comme dans la santé.

Les hommes ont élevé des temples et des autels à un Triptolème, pour avoir trouvé une nourriture moins sauvage et moins grossière que celle dont on usait avant lui. Qui est-ce de nous qui bénit dans son cœur ceux qui ont trouvé la vérité, qui l'ont éclaircie, qui ont chassé de nos âmes les ténèbres de l'ignorance et de l'erreur ?

Pourquoi les hommes ne jugent-ils pas de la philosophie comme ils jugent de tous les arts? Qu'un ouvrier fasse mal son ouvrage, on ne s'en prend qu'à lui; on dit que c'est un méchant ouvrier, et on ne décrie pas son art. Mais qu'un philosophe fasse une faute, on n'a garde de dire: C'est un méchant philosophe, ce n'est pas un philosophe; - mais on dit: Voyez ce que c'est que les philosophes! la philosophie n'est bonne à rien. D'où vient cette injustice? Elle vient de ce qu'il n'y a point d'art que les hommes ne connaissent et ne cultivent mieux que la philosophie; ou plutôt elle vient de ce que les passions n'aveuglent pas les hommes sur les arts qui les flattent ou qui leur sont utiles, et qu'elle les aveugle sur ce qui les gêne, les condamne et les combat.

Que les reproches et les railleries de tes amis ne t'empêchent pas de changer de vie. Aimes-tu mieux demeurer vicieux et leur plaire, que de leur déplaire en devenant vertueux ?

Ne te décourage point, et imite les maîtres d'exercice qui, dès qu'un jeune homme est jeté par terre, lui ordonnent de se relever et de combattre encore. Parle de même à ton âme. Il n'est rien de plus souple que l'âme de l'homme; il ne faut que vouloir, et tout est fait. Mais si tu te relâches, tu es perdu; tu ne te relèveras de ta vie. Ta perte et ton salut sont en toi.

Ni les victoires des jeux Olympiques, ni celles que l'on remporte dans les batailles, ne rendent l'homme heureux. Les seules qui le rendent

heureux, ce sont celles qu'il remporte sur lui-même. Les tentations et les épreuves sont des combats. Tu as été vaincu une fois, deux fois, plusieurs fois combats encore. Si tu es enfin vainqueur, tu seras heureux toute ta vie, comme celui qui a toujours vaincu.

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IV

DE LA DIGNITÉ ET DE LA FERMETÉ.

L'âme est un bassin plein d'eau; ses opinions sont la lumière qui éclaire ce bassin. Lorsque l'eau est agitée, il semble que la lumière le soft aussi elle ne l'est pourtant point. Il en est de même de l'homme; quand il est troublé et agité, les vertus ne sont point bouleversées et confondues; ce sont ses esprits qui sont en mouvement que ses esprits soient rassis, et tout sera tranquille.

Prescris-toi un certain caractère, une certaine règle que tu suives toujours quand tu seras seul ou avec les autres.

C'est un beau mot d'Agrippinus : Je ne me ferai jamais obstacle à moi-même.

N'use des choses nécessaires au corps, qu'autant que le demandent les besoins de l'âme, comme de la nourriture, des habits, du logement, des domestiques, etc., et rejette tout ce qui regarde la mollesse ou la vanité.

Si ton imagination te présente l'image de quelque volupté, retiens-toi comme sur tous les autres objets, de peur qu'elle ne t'entraîne. Que cette volupté t'attende un peu, et prends quelque délai; ensuite compare les deux temps, celui de la jouissance et celui du repentir qui la suivra, et des reproches que tu te feras à toi-même; puis oppose-leur la satisfaction que tu goûteras, et les louanges que tu te donneras, si tu résistes. Que si tu trouves qu'il soit temps pour toi de jouir de ce plaisir, prends bien garde que ses amorces et ses attraits ne te désarment et ne e séduisent, et oppose-leur ce plaisir plus grand encore, de pouvoir te rendre le témoignage que tu les as vaincus.

Garde le silence le plus souvent, ou ne dis que les choses nécessaires, et dis-les en peu de mots. Nous nous porterons rarement à parler si nous ne parlons que lorsque le temps le demandera; mais ne nous entretenons jamais de choses triviales et communes, et ne parlons ni de combats de gladiateurs, ni de courses de chevaux, ni des athlètes, n du boire, ni du manger, qui font le sujet des conversations ordinaires.

Surtout ne parlons jamais des hommes pour les blâmer ou pour les louer, ou pour en faire la comparaison.

Tu réunis en toi des qualités qui demandent chacune des devoirs qu'il faut remplir. Tu es homme, tu es citoyen du monde, tu es fils des dieux, tu es le frère de tous les hommes. Après cela, selon d'autres égards, tu es sénateur ou dans quelque autre dignité, tu es jeune ou vieux, tu es fils, tu es père, tu es mari; pense à quoi tous ces noms t'engagent, et tâche de n'en déshonorer aucun.

Les hommes se mettent comme ils veulent à fort haut ou à fort bas prix, et chacun ne vaut que ce qu'il s'estime; taxe-toi donc ou comme libre ou comme esclave, cela dépend de toi.

Tu veux ressembler au commun des hommes, comme un fil de ta tunique ressemble à tous les autres fils qui la composent; mais, moi, je veux être cette bande de pourpre, qui, non-seulement a de l'éclat, mais embellit même tout ce à quoi on l'applique. Pourquoi me conseillestu donc d'être comme les autres? Je serais comme le fil, et je ne serais plus de la pourpre.

Jusques à quand différeras-tu de te juger digne des plus grandes choses, et de te mettre en état de ne jamais blesser la droite raison? Tu as reçu les préceptes auxquels tu devais donner ton consentement, tu l'as donné; quel maître attends-tu donc encore pour remettre ton amendement jusqu'à son arrivée? Tu n'es plus un enfant, mais un homme fait. Si tu te négliges, si tu t'amuses, si tu fais résolution sur résolution, si tous les jours tu marques un nouveau jour où tu auras soin de toi-même, il arrivera que, sans que tu y aies pris garde, tu n'auras fait aucun progrès, et que tu persévéreras dans ton ignorance et pendant ta vie et après ta mort. Courage donc, juge-toi digne dès aujourd'hui de vivre comme un homme, et comme un homme qui a déjà fait quelques progrès dans la sagesse; et que tout ce qui te paraîtra très-beau et très-bon te soit une loi inviolable. Si quelque chose de pénible ou d'agréable, de glorieux ou de honteux s'offre à toi, souvienstoi que voilà le combat ouvert, que voilà les jeux Olympiques qui t'appellent, qu'il n'est plus temps de différer; et enfin, que d'un moment et d'une seule action de courage ou de lâcheté, dépendent ton avancement ou ta perte. C'est ainsi que Socrate est parvenu à la perfection en faisant servir toutes choses à son avancement et en ne suivant jamais que la raison. Pour toi, bien que tu ne sois pas encore Socrate, tu dois pourtant vivre comme voulant le devenir.

Comme les fanaux qu'on allume dans les ports sont d'un grand secours aux vaisseaux qui ont perdu leur route, de même un homme de bien dans une ville battue de la tempête est d'un grand secours pour ses concitoyens.

Si tu es né de parents nobles, tu es si plein de ta noblesse que tu ne <cesses d'en parler et que tu en étourdis tout le monde; mais tu as la 'Divinité pour père, tu l'as au dedans de toi, et tu oublies cette noblesse, et tu ignores d'où tu es venu et ce que tu portes! Voilà pourtant de quoi tu devrais te souvenir dans toutes les actions de ta vie. Dis toi à tout moment: C'est la Divinité qui m'a créé : elle est au dedans de moi, je la porte partout. Comment la souillerais-je par des pensées obscènes, par des actions basses et impures et par d'infâmes désirs?

Si les dieux t'avaient donné en garde un pupille, tu en aurais soin, et tu ne laisserais pas gâter un si précieux dépôt. Ils t'ont donné en garde à toi-même. Ils t'ont dit : Nous n'avons pas cru pouvoir te mettre entre les mains d'un tuteur plus fidèle, plus affectionné : garde-nous.ce fils tel qu'il est par sa nature; conserve-le-nous plein de pudeur, de fidélité, de magnanimité, de courage, exempt de trouble et de passion. Et tu te négliges! Quelle infidélité! quel crime!

Tu te ferais scrupule de commettre des actions déshonnêtes devant une statue ou une image des dieux ; ils te voient, ils t'entendent, et tu ne rougis point d'avoir en leur presence des pensées obscènes et de faire des actions impures, qui les blessent, qui les déshonorent et qui les affligent. O l'ennemi des dieux! O le lâche qui a oublié sa nature!

Si tu étais une statue de Phidias, sa Minerve ou son Jupiter, et que tu eusses quelque sentiment, tu prendrais bien garde, en te souvenant de l'ouvrier qui t'aurait formé, de rien faire qui fût indigne de lui et de toi-même; et, pour rien au monde, tu ne voudrais paraître dans un état indécent, qui déshonorât ta beauté en ne t'inquiétant nullement dans quel état tu parais devant les dieux, tu déshonores la main qui t'a formé. Quelle différence pourtant d'ouvrier à ouvrier, et d'ouvrage à ouvrage!

Si quelqu'un livrait ton corps à la discrétion du premier venu, tu en serais sans doute très-fâché; et lorsque toi-même tu abandonnes ton âme au premier venu, de sorte que, s'il te dit des injures, elle en soit émue et troublée, ne rougis-tu point?

Quand tu fais quelque chose, après avoir bien connu qu'elle est de ton devoir, n'évite point d'être vu en la faisant, quelque mauvais jugement que le peuple en puisse faire. Car si l'action est mauvaise, ne la fais point; et si elle est bonne, pourquoi crains-tu ceux qui te condamneront sans raison et mal à propos ?

Une dame romaine voulait envoyer une grosse somme d'argent à une de ses amies appelée Gratilla, que Domitien avait exilée; quelqu'un lui dit que Domitien mettrait la main sur cet argent et qu'il le confisquerait. N'importe, répondit-elle, j'aime mieux encore que Domitien le ravisse, que de ne pas l'envoyer.

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