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marchands athéniens qui allaient juger la plus grande cause que l'antiquité eut jamais à débattre; c'est devant eux que le métaphysicien Socrate avait à se défendre, chose aussi difficile qu'il le serait aujourd'hui à un philosophe de défendre sa métaphysique devant un jury de cour d'assises.

II. Une apologie régulière pouvait-elle être d'accord avec les doctrines de Socrate? Ce dernier n'attachait de valeur qu'aux raisons scientifiques, et ces raisons n'eussent pu être comprises en si peu de temps par un auditoire ignorant. De plus, il ne séparait pas la dialectique des paroles de la dialectique d'action; se défendre par des mots lui semblait une assez mauvaise défense. Il n'aurait pu se disculper qu'en convertissant, au sens moderne, tous ses auditeurs et en les rendant eux-mêmes dialecticiens. Il n'espérait pas y parvenir. <«<-Vous devriez bien, lui dit Hermogène, songer à votre défense. Quoi! il ne vous semble pas que je m'en sois occupé toute ma vie? — Et comment? En m'appliquant sans cesse à considérer ce qui est juste ou injuste, à pratiquer la justice et à fuir l'iniquité. » Il disait de même à Hippias qu'il avait défini la justice par tous ses actes. Nous retrouvons ici cette constante union de la pratique et de la science, qui faisait que Socrate regardait une vie entière comme le seul plaidoyer d'un homme de bien.

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De plus, il voyait dans les événements qui survenaient. quelque chose de fatal, ou plutôt de providentiel, et il les acceptait sans murmurer. Il avait été heureux jusqu'à ce jour, disait-il, parce qu'il avait toujours cherché à se rendre meilleur; et maintenant, en mourant à propos, dans toute sa force et dans toute sa vertu, il échappait aux inconvénients de la vieillesse et s'assurait une gloire immortelle 1. D'ailleurs, le seul mal à craindre est l'injustice.

1 Mémorables. IV, 8.

Socrate innocent ne craignait rien. Soit qu'il dût vivre, soit qu'il dût mourir, il savait que tout est pour le mieux, et demeurait inébranlable dans son optimisme.

Socrate avait l'esprit tellement frappé de cette pensée, que son instinct l'arrêta toutes les fois qu'il voulut méditer une défense, comme s'il devinait l'avenir. La divinité (Tò daμóviov) l'avertissait de s'abstenir. Lysias lui apporta une harangue écrite avec soin; Socrate répondit : « Si tu m'avais apporté une chaussure de Sicyone très-élégante et faite pour mon pied, je refuserais de m'en servir, parce qu'une telle chaussure ne convient point à un homme 1. » Socrate ne se défendit que pour obéir à la loi 2.

Les Apologies de Platon et de Xénophon (cette dernière est peut-être apocryphe) ont été écrites après la mort du philosophe elles avaient donc pour but, non de sauver sa vie devant le peuple, mais de réhabiliter sa mémoire devant la postérité. On peut considérer, avec Schleiermacher et Grote, l'Apologie platonique comme la reproduction assez exacte du discours de Socrate: Platon, on le sait, était présent au jugement; Xénophon était absent.

D'après ce dernier, Socrate prétendit qu'il n'avait jamais porté la moindre atteinte à la religion nationale. « M'a-t-on vu, dit-il, déserteur du culte de Jupiter, de Junon, des dieux ou des déesses, sacrifier à des divinités nouvelles?... Mélitus lui-même ne m'a-t-il pas vu prendre part à toutes les fêtes et sacrifier sur les autels publics? » Il 'ajoutait, relativement au signe démonique, que la divination était consacrée par la religion. Il est permis de douter que Socrate ait beaucoup insisté sur son orthodoxie : ce serait peu en harmonie avec sa franchise. Sur ce point l'Apologie de Platon semble plus près de la vérité Socrate n'y répond point au texte littéral de l'accusation, qui lui re

1. Cicéron, de Orat., I, 54.

2. Platon, Apolog., initio;. trad. Cousin, page 65.

prochait de ne pas croire à la religion établie; il emploie les ressources de sa dialectique habituelle pour amener Mélitus sur un autre terrain. Mélitus finit par l'accuser de ne reconnaître aucun dieu. Socrate lui applique alors sa méthode de réfutation en montrant qu'il se contredit luimême; car introduire de nouvelles croyances relatives aux démons, c'est admettre des démons et des dieux.

Quant à l'accusation de corrompre la jeunesse, Socrate y répond en montrant que Mélitus ne sait pas lui-même ce que c'est que corrompre ou améliorer la jeunesse. Il raconte ensuite sa campagne intellectuelle contre les illusions de la fausse science; il insiste sur la mission qu'il avait reçue du dieu de Delphes. S'il était renvoyé absous à condition de ne plus philosopher, il aimerait mieux mille fois la mort. « O Athéniens, je vous honore et je vous aime; mais j'obéirai plutôt au dieu qu'à vous; et, tant que je respirerai et que j'aurai un peu de force, je ne cesserai de m'appliquer à la philosophie, de vous donner des avertissements et des conseils... Ne murmurez pas, Athéniens, et accordez-moi la grâce de m'écouter patiemment... Soyez persuadés que, si vous me faites mourir, étant tel que je viens de le déclarer, vous vous ferez plus de mal qu'à moi. En effet, ni Anytus ni Mélitus ne me feront aucun mal, car je ne crois pas qu'il soit au pouvoir du méchant de nuire à l'homme de bien. Peut-être me feront-ils condamner à la mort, ou à l'exil, ou à la perte de mes droits de citoyen: et Anytus et les autres prennent sans doute cela pour de très-grands maux; mais moi, je ne suis pas de leur avis; à mon sens, le plus grand de tous les maux, c'est ce qu'Anytus fait aujourd'hui, d'entreprendre de faire périr un innocent. - Maintenant, Athéniens, ne croyez pas que ce soit pour l'amour de moi que je me défends, comme on pourrait le croire; c'est pour l'amour de vous, de peur qu'en me condamnant, vous n'offensiez le dieu dans le présent qu'il vous a fait..... Peut-être se trouvera-t-il quel

qu'un parmi vous qui s'irritera contre moi, en se souvenant que, dans un péril beaucoup moins grand, il a conjuré et supplié les juges avec larmes, et que, pour exciter votre compassion, il a fait paraitre ses enfants, tous ses parents et tous ses amis; au lieu que je ne fais rien de tout cela, quoique, selon toute apparence, je coure le plus grand danger... Mais il me semble que la justice. veut qu'on ne doive pas son salut à ses prières, qu'on ne supplie pas le juge, mais qu'on l'éclaire et le convainque; car le juge ne siége pas ici pour sacrifier la justice au désir de plaire, mais pour la suivre religieusement... Si je vous fléchissais par mes prières et que je vous forçasse à violer votre serment, c'est alors que je vous enseignerais l'impiété, et en voulant me justifier, je prouverais contre moi-même que je ne crois point aux dieux. »

Socrate, on le voit, ne fait qu'affirmer de nouveau devant ses juges toutes les doctrines qu'il a enseignées pendant sa vie, et qu'on trouvera résumées dans les Mémorables de Xénophon, comme dans les dialogues de Platon : nécessité de la dialectique pour découvrir la vérité ou pour la transmettre aux autres, et identité de cette dialectique avec la morale, parce que le vrai se confond avec le bien. La seule éloquence digne de ce nom est celle du dialecticien qui persuade tout ensemble par ses discours et par ses actes; la politique digne de ce nom est encore celle du dialecticien qui ne cherche pas à plaire dans une vue d'égoïsme, mais à instruire le peuple dans un but désintéressé. Cette recherche du vrai est en même temps la seule piété agréable aux dieux; c'est la mission générale que la Providence impose à tout être raisonnable; et c'est pour un esprit supérieur une mission plus spéciale encore, qui le lie par de plus étroites obligations. La vie de chaque homme, bonne ou mauvaise, n'est donc qu'une dialectique plus ou moins raisonnable,

dans laquelle s'accordent, selon Xénophon, les pensées, les paroles et les acles : Εργῳ καὶ λόγῳ διαλέγεσθαι κατὰ γένη.

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On retrouve, dans l'Apologie, jusqu'à cette théorie de la volonté qui fut le principe des erreurs de Socrate. « Quand tu m'accuses de corrompre la jeunesse, Mélitus, et de la rendre plus méchante, dis-tu que je la corromps volontairement ou involontairement. Volontairement. >> Ainsi se pose de nouveau le problème du libre-arbitre qui a tant préoccupé Socrate; Xénophon et Platon nous apprennent comment il l'avait résolu La justice est volontaire, parce que la volonté, identique à la raison, tend essentiellement au bien; mais, par cela même, l'injustice est involontaire, et l'âme ne peut tendre au mal sciemment. Telle est la réponse de Socrate à Mélitus : « Quoi donc ! Mélitus, à ton âge 1, ta sagesse surpasset-elle de si loin la mienne, à l'âge où je suis parvenu, que tu saches fort bien que les méchants font toujours du mal à ceux qui les fréquentent, et que les bons leur font du bien, et que moi je sois assez ignorant pour ne savoir pas qu'en rendant méchant quelqu'un de ceux qui ont avec moi un commerce habituel, je m'expose à en recevoir du mal, et pour ne pas laisser malgré cela de m'attirer ce mal, le voulant et le sachant (ὥστε τοῦτο τὸ τοσοῦτον κακὸν ἐκὼν Tov)? En cela, Mélitus, je ne te crois point, et je ne pense pas qu'il y ait un homme au monde capable de te croire. » Socrate affirme donc de nouveau qu'on ne peut vouloir le mal en tant que mal avec la conscience de le vouloir. Lui qui sans cesse a cherché le bien dans le cours de sa vie, il ne peut admettre qu'il y ait une volonté capable de ne pas tendre au même but que la sienne. Pourtant, la conduite de Mélitus devait le faire réfléchir. Mélitus n'était-il point un exemple d'injustice volontaire? Se défendre contre

1. On remarque que Socrate s'adresse toujours à Mélitus. C'est que, d'abord, c'est l'accusateur principal; et puis c'est un jeune homme, avec lequel Socrate se plaît à employer sa maïeutique.

A.

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