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que la plupart des choses qu'on en débite sont des fables (1); et en général la partie la plus instructive des annales des peuples, qui est l'histoire de leur établissement, est celle qui nous manque le plus. L'expérience nous apprend tous les jours de quelles causes naissent les révolutions des empires: mais, comme il ne se forme plus de peuple, nous n'avons guère que des conjectures pour expliquer comment ils se sont formés.

Les usages qu'on trouve établis attestent au moins qu'il y eut une origine à ces usages. Dès traditions qui remontent à ces origines, celles qu'appuient les plus grandes autorités, et que de plus fortes raisons confirment, doivent passer pour les plus certaines. Voilà les maximes que j'ai tâché de suivre en recherchant comment le plus libre et le plus puissant peuple de la terre exerçoit son pouvoir suprême.

Après la fondation de Rome, la république naissante, c'est-à-dire l'armée du fondateur, composée d'Albains, de Sabins et d'étrangers, fut divisée en trois classes, qui, de cette division, prirent le nom de tribus. Chacune de ces tribus fut subdivisée en dix curies, et chaque curie en décuries, à la tête desquelles on mit des chefs appelés curions et décu

rions.

(1) Le nom de Rome, qu'on prétend venir de Romulus, est grec, et signifie force; le nom de Numa est grec aussi, et signifie loi. Quelle apparence que les deux premiers rois de cette ville aient porté d'avance des noms si bien relatifs à ce qu'ils ont fait?

de

Outre cela on tira de chaque tribu un corps cent cavaliers ou chevaliers, appelé centurie, par où l'on voit que ces divisions, peu nécessaires dans un bourg, n'étoient d'abord que militaires. Mais il semble qu'un instinct de grandeur portoit la petite ville de Rome à se donner d'avance une police convenable à la capitale du monde.

De ce premier partage résulta bientôt un inconvénient; c'est que la tribu des Albains (1) et celle des Sabins (2) restant toujours au même état, tandis que celle des étrangers (3) croissoit sans cesse par le concours perpétuel de ceux-ci, cette dernière ne tarda pas à surpasser les deux autres. Le remède que Servius trouva à ce dangereux abus fut de changer la division; et à celle des races qu'il abolit, d'en substituer une autre tirée des lieux de la ville occupés par chaque tribu. Au lieu de trois tribus il en fit quatre, chacune desquelles occupoit une des collines de Rome et en portoit le nom. Ainsi, remédiant à l'inégalité présente, il la prévint encore pour l'avenir; et afin que cette division ne fût pas seulement de lieux, mais d'hommes, il défendit aux habitans d'un quartier de passer dans un autre; ce qui empêcha les races de se confondre.

Il doubla aussi les trois anciennes centuries de cavalerie, et y en ajouta douze autres, mais toujours sous les anciens noms; moyen simple et judi

(1) Rammenses. (2) Tatienses. (3) Luceres.

cieux par lequel il acheva de distinguer le corps des chevaliers de celui du peuple, sans faire murmurer ce dernier.

A ces quatre tribus urbaines Servius en ajouta quinze autres, appelées tribus rustiques, parce qu'elles étoient formées des habitans de la campagne, partagés en autant de cantons. Dans la suite on en fit autant de nouvelles ; et le peuple romain se trouva enfin divisé en trente-cinq tribus, nombre auquel elles restèrent fixées jusqu'à la fin de la république.

De cette distinction des tribus de la ville et des tribus de la campagne résulta un effet digne d'être observé, parce qu'il n'y en a point d'autre exemple, et que Rome lui dut à la fois la conservation de ses mœurs et l'accroissement de son empire. On croiroit que les tribus urbaines s'arrogèrent bientôt la puissance et les honneurs, et ne tardèrent pas d'avilir les tribus rustiques: ce fut tout le contraire. On connoît le goût des premiers Romains pour la vie champêtre. Ce goût leur venoit du sage instituteur qui unit à la liberté les travaux rustiques et militaires, et relégua pour ainsi dire à la ville les arts les métiers, l'intrigue, la fortune et l'esclavage.

Ainsi tout ce que Rome avoit d'illustre vivant aux champs et cultivant les terres, on s'accoutuma à ne chercher que là les soutiens de la république. Cet état, étant celui des plus dignes patriciens, fut honoré de tout le monde; la vie simple et laborieuse des villageois fut préférée à la vie oisive et lâche des

bourgeois de Rome; et tel n'eût été qu'un malheureux prolétaire à la ville, qui, laboureur aux champs, devint un citoyen respecté. Ce n'est pas sans raison, disoit Varron, que nos magnanimes ancêtres établirent au village la pépinière de ces robustes et vaillans hommes qui les défendoient en temps de guerre et les nourrissoient en temps de paix. Pline dit positivement que les tribus des champs étoient honorées à cause des hommes qui les composoient; au lieu qu'on transféroit par ignominie dans celles de la ville les lâches qu'on vouloit avilir. Le Sabin Appius Claudius, étant venu s'établir à Rome, y fut comblé d'honneurs et inscrit dans une tribu rustique, qui prit dans la suite le nom de sa famille. Enfin les affranchis entroient tous dans les tribus urbaines, jamais dans les rurales; et il n'y a pas, durant toute la république, un seul exemple d'aucun, de ces affranchis parvenu à aucune magistrature, quoique devenu citoyen.

Cette maxime étoit excellente; mais elle fut poussée si loin, qu'il en résulta enfin un changement, et certainement un abus dans la police.

Premièrement, les censeurs, après s'être arrogé long-temps le droit de transférer arbitrairement les citoyens d'une tribu à l'autre, permirent à la plupart de se faire inscrire dans celle qui leur plaisoit; permission qui sûrement n'étoit bonne à rien, et ôtoit un des grands ressorts de la censure. De plus, les grands et les puissans se faisant tous inscrire dans

les tribus de la campagne, et les affranchis devenus citoyens restant avec la populace dans celles de la ville, les tribus, en général, n'eurent plus de lieu ni de territoire, mais toutes se trouvèrent tellement mêlées, qu'on ne pouvoit plus discerner les membres de chacune que par les registres; en sorte que l'idée du mot tribu passa ainsi du réel au personnel, ou plutôt devint presque une chimère.

Il arriva encore que les tribus de la ville, étant plus à portée, se trouvèrent souvent les plus fortes dans les comices, et vendirent l'état à ceux qui daignoient acheter les suffrages de la canaille qui les composoit.

A l'égard des curies, l'instituteur en ayant fait dix en chaque tribu, tout le peuple romain, alors renfermé dans les murs de la ville, se trouva composé de trente curies, dont chacune avoit ses temples ses dieux, ses officiers, ses prêtres et ses fêtes, appelées compitalia, semblables aux paganalia qu'eurent dans la suite les tribus rustiques.

Au nouveau partage de Servius, ce nombre de trente ne pouvant se répartir également dans ses quatre tribus, il n'y voulut point toucher; et les curies, indépendantes des tribus, devinrent une autre division des habitans de Rome : mais il ne fut point question de curies ni dans les tribus rustiques ni dans le peuple qui les composoit, parce que les tribus étant devenues un établissement purement civil, et une autre police ayant été introduite pour

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