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dans les premières, la principale classe des citoyens est plus instruite qu'elle ne l'était autrefois. » Quant à la multitude, sans excepter, disait-il, celle d'Athènes, il la croyait peu corrigible et peu perfectible, et il ajoutait avec découragement : « N'en doutez pas, les hommes ont deux passions favorites que la philosophie ne détruira jamais celle de l'erreur et celle de l'esclavage. » Tout en pensant ainsi, il n'avait nulle misanthropie d'ailleurs, et n'était point porté à se noircir la nature humaine «En général, disait-il, les hommes ont moins de méchanceté que de faiblesse et d'inconstance. »

Les événements de la Révolution vinrent coup sur coup contrister son cœur, et détruire l'édifice si bien assis de sa fortune. Il avait eu jusque-là une existence des mieux arrangées et des plus heureuses; il la vit chaque jour se détacher pièce à pièce et lui échapper. Il avait le bon esprit d'étouffer sa plainte, en songeant à l'oppression de tous et à la calamité commune :

« Je ne vous parle que littérature, écrivait-il à M. de ChoiseulGouffier en mars 1792, parce que tout autre sujet afflige et tourmente. J'en détourne mon esprit autant qu'il m'est possible. Nous en sommes au point de ne devoir songer ni au passé ni à l'avenir, et à peine au moment présent. Je vais aux Académies, en très-peu de maisons, quelquefois aux promenades les plus solitaires, et je dis tous les soirs : Voilà encore un jour de passé. »

Bientôt les académies, sa patrie véritable, lui manquèrent; elles furent abolies. Il lui restait son Cabinet des médailles; mais de tels asiles, dans les temps de révolution, ne sont point inviolables et sacrés. Dans tous les établissements publics où il s'emploie un certain nombre d'hommes, il s'en trouve toujours un qui, d'ordinaire placé dans les rangs inférieurs, a amassé durant des années en silence des trésors de fiel et d'envie; et, le jour d'une révolution survenant, cet homme se lève contre les autres qui ne le connaissaient même

pas jusque-là, il devient leur ennemi ulcéré et leur dénonciateur. C'est ce qui arriva alors à la Bibliothèque du Roi. Un employé, Tobiezen-Dubi, dénonça tous ses supérieurs, et sa délation fit foi. Barthélemy fut conduit, le 2 septembre 1793, à la maison d'arrêt des Madelonnettes.

Madame de Choiseul, aussitôt qu'elle en eut la nouvelle, se mit en mouvement et fit des démarches auprès du représentant Courtois, qui se rendit au Comité de sûreté générale. Il y plaida vivement pour le vieillard inoffensif dont le succès littéraire et applaudi de tous était encore si récent. Il trouva partout de l'écho, et il n'y eut qu'une voix ópposante ce fut celle d'un auteur autrefois très-protégé de la Cour, Laignelot, qui avait fait une tragédie d'Agis quelques années avant la publication et le succès d'Anacharsis, et qui en avait conçu de la jalousie de métier. Barthélemy sortit de prison après seize heures d'arrestation seulement.

Le ministre de l'intérieur Paré, dans une lettre honorable écrite en style d'Anacharsis, s'empressa d'annoncer à Barthélemy, pour réparer cette rigueur d'un moment, qu'il était nommé garde général de la Bibliothèque. Barthélemy fut touché, mais refusa; il se contenta de rester à ses médailles; il revint même, vers la fin, à cette étude favorite avec quelque chose de ce renouvellement de goût que tout vieillard retrouve volontiers pour les premières occupations de sa jeunesse. Cependant les ressorts de la vie étaient usés chez lui; on a remarqué que le désir de plaire, « qui fut peut-être sa passion dominante, » l'abandonnait insensiblement; un deuil habituel enveloppait son âme; la Révolution lui semblait, comme il l'appelait, une révélation qui déconcertait les idées modérément indul.gentes qu'il s'était formées jusque-là de la nature humaine. L'amitié seule et la pensée de madame de

Choiseul l'animaient encore, et son dernier soin, dans ses derniers jours, fut pour elle et pour qu'on lui ménageât l'émotion que la nouvelle de son état devait lui

causer.

Il mourut le 30 avril 1795, dans sa quatre-vingtième année : madame de Choiseul lui survécut encore six ans, et ne mourut que sous le Consulat, en novembre 1801 (1). Dans une des séances de la Convention qui suivirent la mort de Barthélemy, Dusaulx, l'ancien ami de Jean-Jacques et le traducteur de Juvénal, monta à la tribune, et prononça de lui un Éloge, dans lequel il recommandait les neveux du défunt à la sollicitude de la patrie. « Barthélemy, disait-il dans ce langage sentimental du temps, mais où perçait une affection sincère, Barthélemy fut un excellent homme à tous égards. Ceux qui l'ont connu ne savent lequel admirer le plus, ou son immortel Anacharsis, ou l'ensemble de sa vie. Un seul trait vous peindra la douceur de son âme philanthropique : « Que n'est-il donné à un mortel, s'écriait-il souvent, de pouvoir léguer le bonheur ! »

A cette maxime affreuse d'aimer ses amis comme si on devait les haïr un jour, Barthélemy aimait à substituer, d'après un ancien, cette autre maxime plus consolante et plus humaine : « Haïssez vos ennemis comme si vous deviez les aimer un jour. »

Barthélemy marque la fin du dix-huitième siècle dans son plus honorable déclin. Doux, savant, modeste, né pour la vie académique et pour ses ingénieuses recherches, né pour la vie privée, pour ses plus

(1) Madame de Choiseul, après la mort de son mari, s'était retirée dans un couvent rue du Bac; après la suppression des couvents, et sous le Directoire, elle habitait un entresol de l'hôtel de Périgord, rue de Lille. L'abbé Barthélemy, dans les dernières années de Louis XVI, privé du salon de madame de Choiseul et ne pouvant vivre sans habitude, passait sa vie chez madame de La Reynière.

affectueuses et ses plus agréables élégances, il offre en lui un composé des plus distingués et tout à fait flatteur; mais il n'eut pas le grand goût, ni même cet autre goût qui n'est pas le plus simple ni le plus pur, mais qui, aux époques avancées, trouve des rajeunissements imprévus. Il manque d'essor, de chaleur et de flamme. Il n'a pas ce sentiment vif de la vérité, cette ardeur parfois sèche et plus souvent féconde qui ne s'attache qu'à elle et rejette les faux ornements. Il reste trop aisément entre la réalité et la poésie, à michemin de l'une et de l'autre, c'est-à-dire en partie dans le roman. Il n'a pas assez d'imagination pour revenir, par une évocation heureuse, à la vérité historique vivante. Et pourtant, à défaut de puissance, il y a dans sa manière un ton soutenu, une douce mesure, une certaine harmonie qui, aux bons endroits, et quand on s'y prête à loisir, n'est pas sans action ni sans charme.

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La destinée du cardinal de Richelieu, comme homme qui a tenu la plume ou dicté des ouvrages considérables, est singulière: il a été longtemps, à ce titre, ignoré ou méconnu. Lorsque son Testament politique parut en 1687, de bons juges y reconnurent le cachet du maître : «< Ouvrez son Testament politique, dit La Bruyère, digérez cet ouvrage : c'est la peinture de son esprit; son âme tout entière s'y développe; l'on y découvre le secret de sa conduite et de ses actions; l'on y trouve la source et la vraisemblance de tant et de si grands événements qui ont paru sous son administration : l'on y voit sans peine qu'un homme qui pense si virilement et si juste a pu agir sûrement et avec succès, et que celui qui a achevé de si grandes choses, ou n'a jamais écrit, ou a dû écrire comme il a fait. » Malgré un tel témoignage, si bien justifié à la lecture, Voltaire s'obstina à ne voir dans ce même Testament politique qu'un recueil d'inepties ou de lieux communs. Le docte Foncemagne, qui s'applique à le réfuter par toutes sortes

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