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et d'adaptation réservés pour tous pays.
Copyright by Librairie Hachette, 1925.

Rom. Rang.

Tug.

8.9-27 14990

LES LUTTES DE MOLIÈRE

I

LE MARIAGE FORCÉ >>>

On se rappelle ce que Tallemant des Réaux' disait de Molière vers 1658 :

[La Béjart] est dans une troupe de campagne.... Un garçon nommé Molière quitta les bancs de la Sorbonne pour la suivre. Il en fut longtemps amoureux, donnait des avis à la troupe et enfin s'en mit et l'épousa. Il a fait des pièces où il y a de l'esprit. Ce n'est pas un merveilleux acteur, si ce n'est pour le ridicule. Il n'y a que sa troupe qui joue ses pièces; elles sont comiques.

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A cinq années de là, après l'École des Femmes, j'imagine qu'il n'aurait pas parlé sur le même ton. Ce « garçon » a fait une assez belle fortune. Accueilli par les Grands Comédiens comme un rival peu redoutable, un farceur subalterne capable de « régaler les provinces » de « petites comédies 2 » assez « scurriles » et d'amuser un instant le beau monde et la cour par sa rusticité même, voici qu'il est devenu visiblement le comédien favori du roi Louis XIV l'appelle souvent au Louvre ou dans ses palais de Versailles, de Saint-Germain, de Fontainebleau; il lui permet de proclamer bien haut que le Maître lui-même daigne être en quelque sorte son collaborateur (Fâcheux), ou lui a expressément ordonné de se défendre contre ses ennemis (Impromptu). Et les comédiens de la « seule

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1. Édition Monmerqué et P. Paris, VII, 170. J'ai relevé ailleurs les erreurs de ce passage (Jeunesse de Molière, 9 et 57),

2. Préface de 1682,

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troupe royale 1», maintenant jaloux de la « troupe de Monsieur », en sont réduits à solliciter la reine-mère « de leur procurer l'avantage de servir le roi2. » Les auteurs en vogue n'avaient pas eu moins de méprisante indulgence pour Molière, à ses débuts ils avaient affecté de le considérer comme un imitateur, voire un heureux plagiaire des auteurs de farces à l'italienne. Et voici qu'en cinq années, sur dix pièces, il en a fait applaudir neuf; il s'est haussé à la grande comédie en cinq actes et en vers; et les pédants ont eu beau dénoncer mille défauts, mille transgressions scandaleuses des règles, mille fautes dans l'intrigue, ou mille invraisemblances dans les caractères, le public court au Palais-Royal, les libraires se disputent la gloire et le profit d'imprimer ses comédies, le roi l'a pensionné, non comme acteur ou directeur de troupe, mais « en qualité de belesprit 3. » Il triomphe; et le vain déchaînement des comédiens et des écrivains également jaloux ne peut ralentir le cours de sa prospérité.

Mais ce succès même imposait à Molière un redoublement d'efforts et de travail. Il lui fallait maintenir sa troupe en haleine pour qu'elle continuât à se montrer digne de ses auditeurs d'élite, la cour, Madame, le roi. Il lui fallait surtout écrire de nouvelles pièces pour renouveler son répertoire. Les écrivains les plus réputés, les Pierre Corneille, les Thomas Corneille, les Quinault, restaient malgré tout attachés à l'Hôtel de Bourgogne; à la première occasion, ceux qui avaient apporté leurs ouvrages à Molière, comme Gilbert ou Chappuzeau, le quittaient pour ses concurrents; il n'avait pu leur enlever, pour une fois, qu'un Boyer 6, et il était contraint de se rabattre sur des inconnus ou des écrivains de second ordre, un Coqueteau de la Clairière, un Magnon, un de Prade', ou sur les pièces imprimées, tombées dans le domaine commun. Sans doute il avait ses propres comédies. Mais le public des théâtres, au

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1. C'est le titre dont se parent les Comédiens de l'Hôtel et que la Gazette continue à leur donner, même après août 1665, alors que la « troupe de Monsieur » était devenue officiellement « la troupe du roi. »

2. La Grange, Registre, 46 (24 juin 1662).

3. Ib. 59.

4. Cf. Débuts de Molière à Paris, 115.

5. En 1663, il fait jouer sa Dame d'intrigue à l'Hôtel.

6. Tonnaxare, fin de 1663.

7. Quand il n'en était pas réduit à faire « raccommoder » par Madeleine des pièces anciennes (La Grange, Registre, 15: le Don Quichotte ou Don Guichot, joué le 30 janvier 1660).

XVIIe siècle, était bien moins étendu qu'il ne l'est de nos jours; on ne pouvait ni maintenir longtemps' ni trop souvent remettre les mêmes titres sur l'affiche. Il en fallait de nouveaux. C'est assurément pour cela en partie que Molière avait décidé de ne plus prolonger, pour sa part, la querelle de l'École des Femmes. Il le dit expressément dans l'Impromptu :

Les comédiens ne me l'ont déchaîné (Boursault) que pour m'engager à une sotte guerre et me détourner par cet artifice des autres ouvrages que j'ai à faire; et cependant vous êtes assez simples pour donner toutes dans ce panneau. Mais enfin, j'en ferai ma déclaration publiquement. Je ne prétends faire aucune réponse à leurs critiques et leurs contre-critiques 2.

Il savait bien que la meilleure qu'il pût « leur faire, c'était une comédie qui réussît comme toutes ses autres », une pièce nouvelle qui les fâchât plus que toutes les satires, « en leur enlevant du monde 3. » Je supposerais volontiers que dès lors Molière avait conçu le sujet de son Tartuffe et peut-être même avait déjà entrepris de lc mettre en œuvre. Il est certain en effet que l'idée lui en a été suggérée par les Hypocrites de Scarron. Or il avait relu les nouvelles de cet auteur pour écrire l'École des Femmes 4. Une fois cette pièce achevée et donnée au public, il est tout naturel qu'il ait songé aussitôt à celle qui la remplacerait, dès que le succès en serait épuisé, et qu'il se soit proposé d'utiliser les Hypocrites comme il venait d'utiliser la Précaution inutile.

Diverses obligations empêchèrent Molière de terminer sa comédie ou, s'il l'avait terminée, de la donner avant le relâche de Pâques. Au commencement de l'année 1664°, il lui fallut monter une Bra

1. L'École des Femmes elle-même avait eu, du 26 décembre 1662 au 6 février 1663, 18 représentations, dont 4 seulement avaient rapporté au-dessous de 1 000 livres et dont la recette moyenne s'élevait à 1 184 livres; mais, des 13 suivantes, du 9 février au 5 mars, une seule avait atteint 800 livres, et la moyenne était seulement de 600 livres. Reprise avec la Critique, elle avait eu, du 1er juin au 1er juillet inclus, 14 représentations, dont 3 seulement avaient «fait.» moins de 1 000 livres, et dont la moyenne était 1 239 livres ; mais les 18 suivantes, du 3 juillet au 12 août, n'avaient atteint qu'une moyenne de 626 livres, et la dernière n'en avait rapporté que 294. Le 11 septembre, les 28 et 30 décembre 1663, le 1er janvier 1664, avec la Critique, elle produisit 395, 739, 688 et 231 livres. Les comédies les plus heureuses n'étaient donc vraiment « payantes» que dans leur nouveauté.

2. Scène III.

3. Ibid.

4. Cf. Les débuts de Molière, 178.

5. On avait commencé l'année par l'École des Femmes, le Dépit et Don Japhet. Le 3, on joua, en visite, chez Madame, Sertorius et le Cocu.

damante ridicule. C'était le duc de Saint-Aignan qui la lui avait apportée, en lui « commandant de la jouer » et en donnant « cent louis d'or à la troupe, pour la dépense des habits qui était extraordinaire 1. » Il ne pouvait être question de ne point complaire au duc de Saint-Aignan, nouvellement reçu à l'Académie française 2, et qui, en sa qualité de premier gentilhomme de la Chambre, était ordinairement chargé d'organiser les divertissements de Sa Majesté. C'était une espèce de surintendant des beaux-arts, que Molière avait tout intérêt à se concilier 3. D'ailleurs le roi devait assister et assista en effet à la première représentation, le 10 janvier. On en donna trois autres pour le public; après, il fallut soutenir la pièce en y adjoignant le Grand benêt de fils aussi sot que son père, comédie, ou plutôt farce de l'un des membres de la troupe, Brécourt 5: grâce à quoi on la poussa jusqu'à neuf représentations.

Pendant que Molière et ses compagnons apprenaient, répétaient et jouaient ces deux nouveautés 6, il lui fallait, comme auteur, comme directeur et comme acteur, travailler en hâte pour le service du roi. Louis XIV, on le sait, aimait les ballets et se plaisait à y danser lui-même. L'année précédente, à mainte reprise, on l'avait applaudi, au Louvre, dans le Ballet des arts1; à

1. La Grange, Registre, 61.

2. Cf. Loret, Muse historique, 5 août 1663.

3. Quel est l'auteur de cette pièce? Les frères Parfaict (IX, 242) soutiennent âprement que ce n'est point Saint-Aignan. Ils s'appuient sur le témoignage de l'abbé de Marolles, qui, dans son <«< dénombrement des auteurs », écrit : « Saint-Aignan a fait aussi une pièce de théâtre qui porte le nom de Bradamante, où il peint admirablement la valeur guerrière de cette belle personne à qui rien ne peut résister. » Cela n'annonce pas en effet une Bradamante ridicule. Mais que vaut le témoignage de Marolles? L'intérêt porté à la pièce par Saint-Aignan, la subvention qu'il accorde, la présence du roi m'inclineraient à croire qu'il est bien l'auteur : il aura gardé l'anonymat, quand il aura vu le médiocre succès.

4. Jouée en visite le 17, avec l'Impromptu, chez Le Tellier, et le 22, avec Les Fâcheux chez Colbert, « maître des requêtes. » On notera qu'à ces deux visites ne fut pas donnée la Bradamante, alors dans sa nouveauté : fâcheux indice.

5. Brécourt avait quitté le Marais pour le Palais-Royal à Pâques 1662; il va bientôt passer à l'Hôtel.

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6. Ajoutons que vers cette date, le 19 janvier, naissait son premier enfant, Louis. Dans ce mois de janvier, son père, Jean Poquelin, avait un procès contre un de ses confrères et associés, tapissier et valet de chambre du roi. Voir Soulié, Recherches sur Molière, p. 235, document xxxvii, cote 46. - Notons aussi que Molière a été, le 25 janvier, témoin dans un acte notarié (Soulié, 61, note).

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Le 28 avril, Loret

7. Loret, Muse historique, 13 et 20 janvier, 24 février 1663. annonce que le roi a établi une académie de danse, dont Saint-Aignan est le protecteur en titre.

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