Images de page
PDF
ePub
[ocr errors]

senti que la pièce ne tenait plus, si l'hypocrite ne faisait pas illusion c'est alors qu'il l'avait insensiblement tourné au sérieux, voire au poétique et au tragique. Si les résultats auxquels nous sommes arrivés sont exacts, il faut admettre justement le contraire. Le Tartuffe de 1664, le premier Tartuffe (chronologiquement), pour nous, était ce Tartuffe habile et séduisant, le second Tartuffe (dans la pièce) pour Jules Lemaître, puisque c'était lui qui triomphait de toutes manières. Mais, quand Molière en est venu au Tartuffe de 1667-69, qu'il a voulu montrer vaincu et puni, il n'a pu lui garder tout son prestige; c'est alors qu'il aura superposé au personnage primitif un nouveau personnage, le second pour nous, le premier pour Jules Lemaître, et, comme ce nouveau personnage devait faire rire dans la scène de la table, pour éviter la discordance, pour préparer cet effet, pour ne pas tomber dans le drame, il aura introduit dans le rôle quelques traits caricaturaux ou du moins comiques'.

[ocr errors]

Quoi qu'il en soit, nul de ceux qui ont lu le Tartuffe n'admettra qu'on parle ici d'incohérence. Tartuffe n'est pas incohérent; il est complexe 2, comme les autres héros de Molière, et comme les personnages de la vie. Quelle création admirable! et quel air surprenant de réalité! Avant qu'il n'apparaisse, la haine de Dorine et le sot enthousiasme d'Orgon nous ont prévenus contre lui. Nous le savons sensuel gros et gras, l'oreille rouge et le teint bien fleuri, c'est un goinfre qui s'empiffre et «rote ». Nous connaissons les grimaces grossières au moyen desquelles, affectant des sentiments pieux qu'il n'a point, il a séduit Orgon, obtenu de lui le vivre, le couvert, le vêtement, et « des sommes », établi sur tous les gens de la maison l'autorité impérieuse qu'il exerce sur le père de famille. Il nous paraît facile à démasquer. Mais c'est qu'il méprise également et sa dupe, un être borné, et son ennemie, une servante : il n'a pris la peine de déployer ni tout son génie d'intrigue ni toute sa puissance de dissimulation. Dès qu'il entre, on reconnaît en lui un maître. L'habile homme sait prendre tous les tons : sévère et solennel avec Dorine, soumis, onctueux, caressant, d'une éloquence ardente, dans sa première entrevue avec Elmire, tour à tour réservé,

[ocr errors]

1. Voir Faguet, Débats du 28 septembre 1896: Molière a voulu éviter le drame ; mais malgré lui les comédiens et le public ont tendance à dramatiser la pièce. 2. Voir Guillaume Guizot, cité par Stapfer, Molière et Shakespeare, 210.

ses

passionné, ironique, pressant, dans la seconde, humble, tendrement fraternel, plaintif, avec Orgon, grave, mais ferme, poli, mais poli jusqu'à l'insolence, avec Cléante, indigné et menaçant, quand il a le droit de se plaindre qu'on ait offensé le ciel en sa personne. Son malheur, c'est que le succès l'a grisé ; il a trop confiance en son pouvoir de séduction; sa sensualité, qu'il ne surveille plus, l'aveugle : il se déclare. Surpris, dénoncé, un instant désarçonné, il rassemble ressources d'astuce et sort triomphant d'une imprudence qui devait le perdre. Et c'est ce nouveau succès qui le perdra : trop vite, parce qu'Elmire lui est abandonnée par son mari, il croira qu'elle s'abandonne elle-même. Il tombe dans le piège. S'il essaye un instant d'employer encore ses vieilles ruses, il y renonce vite, car il est assez perspicace pour sentir qu'Orgon ne lui pardonnera ni sa trahison ni surtout ses railleries. Alors, il utilise toutes les armes qu'il a entre les mains, et pour son profit, et pour sa vengeance. Mais l'admirable, c'est qu'à ce moment même, il rattache, pour les autres, le masque qu'on vient de lui arracher. Jusqu'au bout hypocrite, tant l'hypocrisie lui est naturelle, il prétend encore représenter la vertu et la dévotion: et il punit ses ennemis au nom du Ciel. Scélérat étonnant de vérité dans le conflit même de ses diverses passions. Personnage de drame, que, par un chef-d'œuvre de psychologie et d'art, Molière a su peindre en provoquant des émotions presque tragiques, mais en maintenant malgré tout, dans l'ensemble, le ton et la gaîté de la comédie 1.

1. Sur l'origine, le sens, la valeur expressive du nom de Tartuffe, voir Sainte-Beuve, Port-Royal, III, 288; Taschereau, Histoire de Molière, troisième édition, 126; Baluffe, Autour de Molière, 245; Livet, éd. p. 26; Moliériste, I, 362, VIII, 123; Roy, Sorel, 216; Huet, Neophilologus, article analysé dans Revue d'histoire littéraire, XXVIII, 622, et XXIX, 125, etc.

IV

« DOM JUAN »>

Il suffit de consulter le Registre de La Grange pour constater le désarroi de Molière et de sa troupe, après l'interdiction du premier Tartuffe. Les relâches et les « interruptions » s'y multiplient étrangement. Quelquefois des causes diverses les justifient 1; d'autres fois il semble bien que Molière désespère d'attirer trois jours par semaine le public, en lui donnant des vieilleries 2. D'ailleurs le sort paraissait s'acharner sur lui de toutes façons : au début de juin 1664, il y eut des troubles à la porte du théâtre3; le portier fut blessé, la troupe dut l'indemniser et indemniser aussi les hommes de police et de justice dont elle demanda l'assistance pour se protéger. En septembre, Molière perdit son ami l'abbé Le Vayer : à cette occasion, il écrivit au philosophe, le père du défunt, une lettre et un sonnet de condoléances. Le 4 novembre, c'est du Parc, son

1. 4 novembre, relâche pour la mort de du Parc; 7 novembre, pour les préparatifs de la Princesse d'Élide; 10 et 13 février 1665, pour les préparatifs du Festin de Pierre. 2. Du 27 mai au 3 juin, interruption d'une semaine; 1er juillet, relâche; du 13 au 24 août, interruption (rentré de Fontainebleau le 13, Molière escomptait-il et attendaitil l'autorisation de jouer Tartuffe?); 16 et 19 septembre, relâche (la troupc est partie le 20 pour Villers-Cotterets; mais lui fallait-il tant de temps pour se préparer?); 7, 28, 31 octobre, relâches; 27 janvier, 3 février 1665, relâches.

3. On sait que souvent les pages et surtout la Maison du roi voulaient entrer à la comédie sans payer. Le portier devait s'y opposer à main armée. Monval date la blessure du portier La Fontaine du 29 juin. Mais les comptes de la Thorillière mentionnent, dès le 6 juin, les indemnités qui lui furent versées. Voir Moland, Vie de Molière, 238. 4. Publiés en 1667, dans la seconde partie du Recueil des pièces galantes de Mme la Comtesse de la Suze. On sait que quelques vers du sonnet ont été utilisés dans Psyché. Ces condoléances sont le premier témoignage connu de la liaison de Molière avec La Mothe le Vayer.

vieux compagnon, qui disparaît 1. Le 10 novembre enfin, meurt le petit Louis, son fils premier-né 2.

3

Du moins 3 avait-il des protecteurs et des alliés qui ne se lassent pas de lui témoigner leur bienveillance. Le roi l'appelle deux fois, à Fontainebleau (21 juillet-13 août) et à Versailles (13-25 octobre); Monsieur, une fois, à Villers-Cotterets (20-27 septembre); le prince de Condé, une fois, au Raincy (29 novembre); et il joue en visite chez M. Moran, maître des requêtes (25 août), chez Colbert (1er décembre), chez M. des Rannes (milieu de décembre), chez Mme de Sully (6 janvier 1665)*. En même temps, il faisait, à Paris, les lectures que nous savons du Tartuffe; et même on lui demande à entendre sa traduction de Lucrèce 5. Dès ce moment, il travaillait à une comédie, Le Misanthrope, à laquelle il apportait

[ocr errors]

sans doute tous ses soins. Mais, en attendant qu'il l'eût amenée

La perte

1. La troupe « continua sa part » à la veuve, jusqu'à Pâques suivantes. de du Parc occasionna peut-être un surcroît de travail à Molière; nous avons vu que, le 14, La Grange commença à « annoncer » pour lui.

2. Funérailles le 11. Voir Soulié, Recherches, 59; et Révérend du Mesnil, Famille de Molière, 68.

3. C'est en juillet que furent écrits par le père Poquelin les cinquième et sixième rôles de son compte : « J'ai déboursé pour M. Molière.... » (Soulié, Recherches, 234.) Sa belle-sœur, Geneviève Béjard, épouse en novembre Léonard de Loménie (donation par Geneviève à son fiancé, 22 novembre; contrat où a signé Molière, 25 novembre. Cf. Soulié, ibid, xxx11, p. 242). — A dater du 26 décembre 1664 jusqu'au 31 mars 1665, Molière doit se débattre contre le procureur Bruslé, créancier ou syndic des créanciers du sieur Amblard, ancien fournisseur de l'Illustre-théâtre. On ne sait comment s'est terminée l'affaire, peut-être par une transaction (Moliériste, III, 239; Campardon, Nouvelles pièces sur Molière, 48 et suiv.) Je ne sais à quoi répondent les indications suivantes de la Chronologie de Monval : « 4 septembre, à Vincennes visite. 9 septembre. Le médecin par force... jeudi 10 septembre (lire : 9), à Vincennes; vendredi 11 (lire: 10), baptême de Louis Poquelin...; samedi 29 novembre (visite au Raincy): arrêt à l'hôtellerie de Bondy; le bagage dans un bourbier...; mercredi 7 (lire : dimanche 7 ou mercredi 10 décembre) Cambert reçoit de la troupe 300 livres.... » —— Molière ni sa troupe ne semblent avoir eu aucune part à la Mascarade jouée le samedi 14 février 1665 au Palais-Royal devant Madame. Voir Loret, Lettre du 14 février.

4. Je ne sais pourquoi M. Gendarme de Bévotte croit (La légende de Don Juan, chap. iv) que l'École des Femmes qui fut jouée chez Mme de Sully « échoua. »>

5. Brossette, Commentaire de la Satire 11 de Boileau: « Elle fut faite en 1664. La même année, l'auteur étant chez M. du Broussin, avec M. le duc de Vitry et Molière, ce dernier y devait lire une traduction de Lucrèce en vers français, qu'il avait faite dans sa jeunesse.... » On sait que Chapelain avait déjà parlé de cette traduction, le 25 avril 1662, Voir Jeunesse de Molière, 79. On sait aussi que du Broussin avait été un de ceux qui, dit-on, manifestèrent contre l'École des Femmes. Voir Débuts de Molière, 174.

6. Brossette, Ibid.

à la perfection qu'il voulait, il lui fallait bien vite donner au public quelque pièce nouvelle. C'est pourquoi il improvisa', et, dès le 15 février, il jouait le Festin de Pierre 2.

Nous sommes en Sicile, dans un palais.

Sganarelle, valet de dom Juan, et Gusman, valet de done Elvire, conversent. Naguère, dom Juan s'est épris de done Elvire, alors religieuse; il l'a décidée à rompre ses vœux et il l'a épousée. Mais, brusquement, il a envoyé ici sans explication son valet et vient d'arriver lui-même. Done Elvire s'est mise à sa poursuite, et Sganarelle conjecture que c'est peine perdue. Aux questions angoissées deisman, il ne peut répondre avec précision, mais il fait du moins le portrait de son maître. Dom, Juan est un scélérat, un impie, un homme abandonné à ses passions; en maint endroit, il a épousé, pour les délaisser vite, nombre de femmes de toute condition. Sa conduite attirera sans doute le courroux du cię, et Sganarelle lui a vu tant commettre d'horreurs qu'il voudrait bien le fuir. Mais un grand seigneur méchant homme est une terrible chose; par force et par crainte, le valet reste fidèle, il feint le zèle, il est réduit à applaudir ce que son âme déteste. Voici dom Juan en personne, qui visite le palais. Il faut se séparer. Mais, que Gusman le sache bien, si les confidences que Sganarelle vient de lui faire parviennent aux oreilles de dom Juan, Sganarelle les démentira hautement. Dom Juan a cru reconnaître Gusman; et Sganarelle avoue que c'est bien le valet d'Elvire. Son maître lui découvre alors ses sentiments: il n'aime plus Elvire; il a un autre amour en tête. Que pense Sganarelle de cette conduite? Le valet hésite; puis, invité à parler franc, avou qu'elle lui semble blâmable. Dom Juan, en réponse, fait sa profession de foi : il aime la beauté partout où il la trouve; il goûte le charme des inclinations naissantes; i juge que tout le plaisir de l'amour est dans le changement; son cœur se plait à vaincre les résistances, mais languit après la victoire; il vole de conquêt en conquête, sans se piquer de constance. Sgnarelle confesse que l'éloquen de son maître le réduit au silence; mais il n'en est pas moins scandalisé et se hasarde à dire que se jouer ainsi des sacrements, c'est offenser le ciel et risquer de mal finir. Dom Juan rejette les remontrances; pourtant Sganarelle prend un détour qu'il croit ingénieux: il commence à expliquer quels reproches il adresserait, non pas à son maître, qui a ses raisons pour être « libertin », mais, s'il était leur valet, à certains petits impertinents qui se piquent d'être esprits forts. D'un mot sec, dom Juan l'interrompt: il s'agit des nouvelles amours qui l'ont attiré dans cette ville. Sganarelle objecte que c'est là une imprudence il y a six mois, dom Juan a tué ici même un commandeur, et, s'il a été grâcié de ce meurtre, on peut toujours craindre la vengeance de la famille. Dom Juan dédaigne ce péril; il n'a en tête que son amour. Il a aperçu une jeune fiancée pleine de tendresse pour son amant; il s'est fait une joie de troubler le bonheur de ce couple, mais tous ses efforts ont été inutiles. Il les a donc

:

1. Faut-il croire qu'il avait eu l'intention de l'écrire en vers et qu'il y a renoncé faute de temps? Moland a remarqué qu'on pourrait transcrire une grande partie de la tirade de dom Louis en vers blancs. J'observerai cependant que, sauf de rares exceptions, ces vers ne sont pas des alexandrins. Il me semble qu'à cette date et dans ce discours sérieux, voire tragique, les alexandrins s'imposaient, et j'en conclurais volontiers que Molière n'a pas eu nette conscience qu'il abandonnait ici le rythme de la prose.

2. Annoncé par Loret, dans sa Lettre du 14.

« PrécédentContinuer »