Images de page
PDF
ePub

qu'on lui donne un charivari grotesque; et conforme, trop conforme au caractère de Dorimène, que quatre galants la cajolent, pour finir la comédie et pour inaugurer la vie conjugale du mari si marri1. Mais ce qui, plus que tout le reste, donne cette impression de vérité, c'est le sujet même, autour duquel tournaient pour ainsi dire et les récits et les entrées. Ce sujet, c'est un sujet de farce, tiré de la vie commune, de la vie bourgeoise un barbon aveuglé par l'amour et qui a un retour de bon sens, un voisin de bon conseil mais raillard, une famille tarée où le père et le fils s'arrangent pour assurer à une fille et sœur difficile à « caser » un profitable établissement. Cet air de vérité, voilà encore qui était nouveau dans les divertissements de la cour.

-

Et par un contraire effet,

contraire mais non contradictoire,

avec la vérité apparaît aussi la fantaisie. On dirait que le ballet, la danse, la musique ont comme libéré la veine bouffonne de Molière et lui ont donné des ailes. Nous n'avons pas ici encore les chœurs pétulants de ses chefs-d'œuvre en ce genre: ni les Turcs du Bourgeois, ni les matassins de Pourceaugnac. Mais déjà quel entrain dans la danse des Égyptiennes, dans les gambades à la Callot des démons, dans le charivari des invités masqués et railleurs! Et nous n'avons pas encore ce style rythmé, presque tout entier en vers blancs, du Sicilien. Mais déjà 2 la prose de Molière devient chantante, et semble prendre une marche cadencée :

Que l'on ait bien soin du logis
Et que tout aille comme il faut.
Si l'on m'apporte de l'argent,
Que l'on me vienne quérir vite
Chez le Seigneur Géronimo;
Et si l'on vient m'en demander,
Qu'on dise que je suis sorti.

Tout ce qui fera l'originalité de Molière dans la comédie-ballet apparaît déjà dans ce premier et un peu timide essai.

1. Moins vraisemblable est la vie entrée, des deux Espagnols et des deux Espagnoles. Mais on en comprend la raison d'être, quand on voit que l'un de ces Espagnols était représenté par le sieur Tartas. Ce gentilhomme basque était un acrobate amateur, que le maréchal de Grammont, dont il avait été page, avait « donné au roi pour ses ballets.» (Cf. Brienne, cité dans Edition des Grands Écrivains, IV, 85, note 1). Il fallait donner à ce spécialiste en renom l'occasion d'exercer ses talents.

2. La remarque est due à M. Maurice Pellisson, Comédies-ballets de Molière, 140 et suiv.

1

Comme comédie, la pièce n'a rien qui la mette particulièrement en valeur. C'est un de ces sujets comme en avait vraisemblablement traité bien des fois la comédie italienne; et l'auteur de l'Argument du ballet le sent si bien qu'il a l'air de s'en excuser un peu :

Comme il n'y a rien au monde qui soit si commun que le mariage, et que c'est une chose sur laquelle les hommes ordinairement se tournent le plus en ridicules, il n'est pas merveilleux que ce soit toujours la matière de la plupart des comédies, aussi bien que des ballets, qui sont des comédies muettes, et c'est par là qu'on a pris l'idée de cette comédie mascarade.

4

Molière s'est-il souvenu d'un intermède de Lope de Vega, Entremes famoso del sacristan Soguijo 2? du Sydias de Théophile 3, si indigné quand on lui soutient que odor in pomo non est accidens? du Jodelet de Gillet de la Tessonnerie ou du capitan de Dorimon 5, qui consultent un docteur sur leur mariage ou le sort de leur ménage futur? et surtout de la Callire et de la Chrysante de Sorel " (Polyante), ou des pédants raillés par Balzac ? Il saute aux yeux que Pancrace et Marphurius 8 sont des Docteurs de la commedia dell'arte. Il saute aux yeux surtout qu'en écrivant sa pièce, Molière avait très présent à l'esprit le Pantagruel de Rabelais. Avant Sganarelle, Pantagruel se forge une félicité de mari à pleurer de tendresse; avant Sganarelle, il se voyait déjà entouré de petites créatures nées de lui; avant Sganarelle, il avait prévu « l'heur ou le malheur de son mariage par songes »; avant Sganarelle, il avait

1. Riccoboni (Observations sur la comédie et sur le génie de Molière, 148) assure que Molière a pris une scène et divers lazzi à plusieurs comédies italiennes improvisées. Il semble bien que ce soit une affirmation en l'air. Cailhava (Études sur Molière, 111) cite, lui, Arlequin faux brave, où le matamore est forcé d'épouser une fille qu'il a séduite. Ce n'est qu'un sujet voisin.

2. Martinenche, Molière et le théâtre espagnol, 140.

3. Fragments d'une histoire comique. Cf. l'article de Cottinet, Moliériste, octobre 1883, V, 208.

4. Le Déniaisé, imprimé en 1652.

5. L'École des Cocus, 1661.

6. Roy, Sorel, 194 et suiv.

7. Socrate chrétien, discours v (II, 226); Relation à Ménandre 1re partie (II, 322); Barbon (II, 700, 703). Voir la thèse latine de M. Roy.

8. Pancrace est le Pangrazio, Marphurius est le Mamphurio du Candelaio de Giordano Bruno, imité à Paris en 1633 (Boniface et le pédant); peut-être la transformation de Mamphurius en Marphurius a-t-elle été facilitée par l'existence de Marforio, l'interlocuteur du fameux Pasquin : Rabelais avait attribué à Marforius un des traités de la librairie de Saint-Victor.

consulté un philosophe pyrrhonien et, si ce pyrrhonien s'appelait Trouillogan, non Marphurius, il avait la même façon de ne pas répondre1. Molière a même ramassé dans le domaine public des plaisanteries un peu usées : « Je veux imiter mon père et tous ceux de ma race, qui ne se sont jamais mariés. »

Sans doute, dans la mise en œuvre, quelques traits révèlent la main d'un maître. Ce spadassin poli, humble, doucereux, si réduit au désespoir par la nécessité de donner des coups de bâton à l'homme du monde qu'il estime le plus, est une plaisante trouvaille et qui repose du bravache bruyant de la tradition. Et la psychologie de Sganarelle a quelques bons passages : ce barbon fou d'amour, qui veut oublier son âge et qui en arrive à se persuader qu'il l'a oublié en effet; ce vieux fou, qui demande conseil, qui fait jurer à son ami de parler sincèrement, qui se fâche tout rouge quand on lui tient parole et qu'on veut le détourner d'une sottise, qui remercie avec effusion quand l'autre a changé de ton, qui est ravi du conseil qu'il a exigé; voilà qui n'est pas mal non plus. Mais le reste est de la même veine que Le Médecin volant ou la Jalousie du Barbouillé 2. Et qui admirerait Molière, s'il n'eût composé que des Médecin volant ou que des Jalousie du Barbouillé 3 ?

[ocr errors]

1. Pantagruel, III, xiv, IX, XIII, xxxv et xxxvi. Et Pancrace parle toutes les langues, comme Panurge, et il énumère les sciences qu'il connaît, comme Her Trippa. Il est bien naturel que Molière ait lu, goûté et imité Rabelais, je ne vois pas qu'il soit nécessaire à ce propos d'invoquer les prétendues leçons de Gassendi (Cf. Lefranc, Revue des Cours, 1907-08, I, 232).

2. Voir notamment à la fin de la scène iv du Mariage et dans la Jalousie : le Docteur qui se tue à recommander la brièveté avec une loquacité inépuisable; voir la gauloiserie des galanteries de Sganarelle: scène 11; voir les lazzi : « vous serez bien marié D (scène 1), « syllogisme en balordo » au lieu de baroco, par un jeu de mots avec balourd (scène Iv), « rengainez... ce compliment » (scène ix), etc.

[ocr errors]

3. Je rends justice à la verve avec laquelle sont dessinées les caricatures de Pancrace et de Marphurius. Mais enfin il n'y a rien là que de déjà vu, et souvent. J'en vois qui s'extasient devant le savoir philosophique que supposent les opos des deux pédants (cf. P. Mesnard, 303). Il semble bien qu'en effet les questions énumérées par Pancrace étaient encore agitées dans l'école (Voir l'arrêt du parlement rendu en 1624 contre des téméraires qui avaient, non pas disputé, mais « voulu disputer des thèses contre la doctrine d'Aristote » : Mercure françois, 1624, X, 504; voir aussi P. Janet, La philosophie dans les comédies de Molière : Revue politique et littéraire, 26 octobre 1872 et La philosophie de Molière : Revue des deux mondes, 15 mars 1881). Mais cela prouve-t-il une véritable << savoir philosophique. » Si Molière avait oublié tout cela, ce qui est bien possible, il lui a suffi de rouvrir ses vieux cahiers, ou de parcourir un manuel classique, ou de consulter un homme compétent, Le Vayer par exemple. En tout cas, il est inutile de rappeler ici les imaginaires leçons de Gassendi.

Je ne puis donc suivre M. Lefranc qui écrit1: « Le Mariage forcé est une pièce très importante, plus qu'on ne le dit généralement. » Elle serait importante comme « la première pièce amère de Molière, par sa trame et son dénouement. » Amer, le Mariage forcé? J'avoue que je m'écrierais plutôt avec M. Donnay 2: « Quelle gaieté! quelle bonne humeur! » et comme lui, je dirais : « C'est une suite de scènes tout à fait divertissantes et qu'il faut lire, si l'on veut se procurer une heure de joie saine et franche. » Pour que la pièce fût amère, il faudrait que nous eussions une raison quelconque de nous intéresser à Sganarelle; et Molière y a mis bon ordre 3. Qui songe un instant à le plaindre plus que n'importe quel mari trompé mis en scène par quelque joyeux vaudeville du PalaisRoyal actuel? La pièce serait encore importante par les déclarations cyniques de Dorimène. « Ce cynisme était certes une nouveauté au théâtre, nouveauté peut-être audacieuse, qui ne peut s'expliquer que par le souci constant, que semble prendre Molière, de braver de plus en plus ouvertement ses ennemis. » J'avoue que je ne croyais pas si prude la comédie française vers cette époque-là. C'est en 1661 que Dorimon a donné au théâtre de Mademoiselle La femme industrieuse et l'École des cocus; c'est en 1663 que Montfleury a donné à l'Hôtel de Bourgogne le Mari sans femme et, le 19 janvier 1664, 'dix jours avant le Mariage forcé, on achevait d'imprimer son École des jaloux ou le cocu volontaire. Or ni dans La femme industrieuse, ni dans l'École des cocus, ni dans le Mari sans femme, ni dans l'École des jaloux, ces auteurs n'épargnent les situations scabreuses ou les expressions grossières. Et je crois inutile de rappeler que le théâtre italien était plus libre encore. D'ailleurs la scène que signale M. Lefranc n'a pas dû être jugée si audacieuse par les contemporains : elle date, non de 1664, mais de 1668, en un temps où Molière, toujours en instance pour obtenir

1. Revue des cours, 1907-08, I, 635.

2. Molière, 148.

3. Attribuera-t-on une signification tragique au silence absolu que garde Sganarelle dans la dernière scene? Sans doute un tel silence pourrait être tragique. Mais dans la comédie-ballet, voici aussitôt le déplorable fiancé qui prend une leçon de danse et est entraîné dans la ronde du charivari joyeux. Et, dans la comédie, je m'en fie à la « scurrilité » de Molière, pour avoir égayé ce silence par ses mines et ses gestes; voir ce qu'on nous dit d'Arnolphe à la dernière scène de l'École des Femmes : « roulements d'yeux extravagants, soupirs ridicules, larmes niaises » (Critique).

MICHAUT.

Les luttes de Molière.

2

[ocr errors]

de jouer son Tartuffe, n'avait aucun intérêt à scandaliser ses auditeurs et à fournir gratuitement des armes à ses ennemis. La pièce enfin serait importante parce qu'elle est « très moderne dans sa conception et dans les choses qu'elle représente : » elle est le prototype des pièces où l'on nous « dépeint des ménages à trois 1». Mais depuis que la comédie met en scène des maris trompés, c'està-dire depuis toujours, elle a mis en scène ce tertius gaudens qu'est l'amant. Et d'ailleurs, ici, Molière nous l'annonce seulement pour l'avenir et, encore une fois, c'est en 1668, non en 1664.

C'est M. Lefranc encore, et M. Lafenestre, et M. Donnay 2, qui attribuent au Mariage forcé un caractère presque autobiographique :

<< Molière continue de se railler dans cette comédie de l'inégalité d'âge dans le mariage.... L'idée est donc au fond la même que dans l'École des maris et dans l'École des Femmes. Cette continuité dans l'étude des questions du mariage et des femmes peut paraître singulière et tourne véritablement à l'obsession. Faut-il y voir le résultat des observations du grand comique, ou parlait-il, à certains moments, par sa propre expérience? »

« Quelques-uns crurent deviner dans les allures émancipées de Dorimène la peinture, volontairement chargée, des façons de Mlle Molière, dont les coquetteries commençaient d'inquiéter le mari laborieux, surmené, maladif, irritable. Molière, en y jouant... le rôle... de Sganarelle, semblait bien, il est vrai, attaquer de face les malententionnés pour n'être point attaqué. Rire le premier, rire plus fort que tous, de ses propres inquiétudes et de ses propres misères, c'était ne laisser à personne le droit d'en affirmer l'existence ni d'en mesurer l'étendue. Néanmoins, en se donnant à lui-même, sous un costume d'emprunt, tant de raisons pour excuser un mariage disproportionné, en se complaisant avec une telle opiniâtreté en des illusions de tolérance délicate et de tendres attentions, pour s'assurer l'affection et la vertu d'une indigne compagne, jusqu'au remords final, ne prêtait-il pas le flanc à toutes les malignités? S'il riait à gorge déployée, ne pouvait-on insinuer qu'il ríait jaune? Quelques-uns n'y manquèrent pas. »

« Il s'agit encore d'un homme de cinquante ans qui veut épouser une jeune personne. Comme cette aventure préoccupe Molière! En trois ans, en trois pièces, il l'aura traité sous trois formes différentes, dont la dernière est purement une farce... De ses douloureuses préoccupations, de ses souffrances morales ou physiques, Molière fait des farces. »

Il est vrai que Molière, dans trois pièces, a traité la question du mariage. Il n'est pas exact qu'il y ait traité la question de la

1. Ibid., et p. 786.

2. Lefranc, Revue des cours, 1907-08, I, 631; Lafenestre, Molière, 52; Donnay, Molière, 145, 148.

3. Je laisse de côté les points de détail. On sait que, dans l'École des Maris, Molière ne se « raille » pas « de l'inégalité d'âge dans le mariage. Je voudrais bien qu'on me

« PrécédentContinuer »