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disproportion d'âge dans le mariage nous avons vu que, dans l'École des Femmes 1, pas un seul de ceux qui auraient une raison de le faire ne songe à « jeter son âge au nez » d'Arnolphe. On peut remarquer que, dans l'École des Maris, Molière justifie un mariage disproportionné, que, dans le Mariage forcé, il en condamne un. J'en conclus que, dans l'École des Maris, Molière s'est laissé entraîner par sa thèse et qu'il a voulu trop prouver 2; que, dans le Mariage forcé, n'ayant plus de thèse à soutenir, il en est revenu à la tradition gauloise 3. Encore noterai-je que, dans cette dernière pièce, Sganarelle n'a pas seulement le tort de songer au mariage à cinquante-trois ans ; il a aussi, il a surtout le tort d'avoir mal choisi. On n'a qu'à voir le sursaut de Géronimo quand il connaît le nom de l'épousée. Qui ne sent que Dorimène, et son noble père, et son doux frère, sont personnages suspects aux yeux des gens raisonnables? Ariste, lui, s'il a le tort d'épouser une « jeunesse, » connaît du moins celle qu'il épouse, l'a formée lui-même, et il est sûr de pouvoir compter sur ses bonnes intentions et sur son honnêteté foncière. Je sais bien qu'on en peut conclure autre chose. On peut remarquer que Molière est pour les mariages disproportionnés avant d'en faire un, qu'il est contre, après; et déduire de là que ce changement a ses raisons. Mais encore faut-il des motifs. Et quels sont-ils?

Molière s'est marié tard, comme Sganarelle? Non. Molière s'est marié à quarante ans et Sganarelle en a cinquante-trois. Cette différence de treize ans, c'est beaucoup. Et je n'ai pas besoin de démontrer qu'aux yeux de Molière lui-même, elle devait apparaître plus grande encore qu'elle ne le paraît aux gens désintéressés. Molière a mal choisi, comme Sganarelle? Non. Molière s'est marié à une jeune fille qu'il connaissait depuis sa plus tendre enfance; il l'a prise dans une famille associée à sa vie depuis plus de vingt ans

citât le nom de ces « quelques-uns » qui auraient reconnu Armande en Dorimène, ou insinué que Molière riait jaune. On les laisse anonymes, et pour cause (comme on laisse anonymes ceux qui auraient reconnu dans l'aventure de Sganarelle, le mariage. forcé du comte de Grammont). — Enfin, pour voir dans le Mariage forcé une « opiniâtreté en des illusions de tolérance délicate, etc. », il faut avoir de bons yeux, que je n'ai pas.

1. Les Débuts de Molière, 207.

2. Ibid., 128.

3. Le discours de Dorimène à Sganarelle (scène 11), avec la liberté d'allures qu'elle réclame quand elle sera mariée, semble comme une parodie du programme de vie qu'énonçait si sincèrement le bon Ariste de l'École des Maris.

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et, quelle qu'elle fût, cette famille ne lui réservait pas de surprise. Sganarelle, lui, va, par sa faute, de fâcheuses découvertes en découvertes pires. Molière est hanté des mêmes jalousies, des mêmes chagrins, des mêmes soupçons que Sganarelle? Ils seraient bien récents, ces sentiments-là. Il n'y a pas trois mois que, dans l'Impromptu de Versailles, Molière échangeait en public avec sa femme des plaisanteries qui attestent la plus parfaite tranquillité d'âme. Et depuis cette époque, alourdie et bientôt retenue loin de la scène par sa maternité prochaine, Armande ne doit guère avoir eu l'occasion de coqueter et de faire parler d'elle. · Armande a les façons de Dorimène? Qu'en sait-on? Qui a dit cela? Personne; car on ne peut prendre au sérieux les allusions en l'air de Visé, d'ailleurs rétractées prudemment, ou les insinuations de Montfleury, tirées non de la vie, mais des pièces de Molière 1. Molière est désabusé des bonheurs du mariage? Si Molière plaisante sur le mariage, l'auteur de l'Argument du livret nous l'a dit, c'est parce que ce sujet est toujours la matière de la plupart des comédies; » et l'auteur du livret n'est pas suspect de prévoir et de réfuter les hypothèses de nos contemporains. Je ne crois donc pas qu'il y ait dans le Mariage forcé la moindre confidence, même involontaire. A Pâques, il y eut cette année-là du changement dans la troupe. Brécourt 2 passa à l'Hôtel de Bourgogne; il fut remplacé par Hubert, venu de Marais. Quelques comédiens voulurent (je ne sais pourquoi peut-être était-elle trop visiblement fatiguée) congédier Mlle du Croisy. Mais, au vote, la troupe se divisa en deux partis égaux. Il fut donc décidé que Mlle du Croisy resterait associée et toucherait sa part; mais elle dut prélever sur les sommes reçues de quoi << rembourser ceux qui ne consentaient pas à sa dite part. » Ainsi la troupe resta de quatorze sociétaires.

1. Débuts de Molière, 243 et 247, note 1; 248..

2. On a supposé qu'il avait été mécontent de ce que son Grand benêt de fils n'eût pas été longtemps maintenu sur l'affiche (Monval, Les camarades de Molière, Moliériste, novembre 1883, V, 232). C'est possible. Pourtant le Grand benêt avait eu 11 représentations, presque autant que le Mariage forcé.

II

LA PRINCESSE D'ÉLIDE »

« La troupe de Monsieur a recommencé après Pâques, sur le théâtre du Palais-Royal, le mardi 22me avril. » 1 Elle ne donna au public que quatre représentations, des reprises; car elle était toute occupée des préparatifs pour les fêtes que Louis XIV allait donner à Versailles. Le dernier du mois, par ordre du roi, elle partit pour cette ville, où elle devait rester jusqu'au 22 mai.

De tous les divertissements que Louis XIV, jeune, galant, au comble de la gloire, a offerts à sa cour, celui-là fut sans doute le plus magnifique, et il est resté le plus fameux. Viganari, « gentilhomme modénois, fort savant en toutes ces choses, inventa et proposa celles-ci. » Saint-Aignan fut chargé « de faire un dessein où elles fussent toutes comprises avec liaison et avec ordre 2. » Il tira son sujet de l'Arioste et le divisa en trois épisodes ou journées. Alcine3, la magicienne, retenait auprès d'elle, par sa beauté et surtout par ses enchantements, le brave Roger et ses vaillants compagnons. Pour les mieux captiver, elle ajoutait à ses sortilèges « les divertissements des promenades, de la danse, des tournois, des festins, de la comédie et de la musique. » Mais, «peu satisfaite que sa puissance parût en un seul endroit de la terre, » elle a « rendu son île flottante, » et elle « aborde en France, où, par le

1. La Grange, Registre, 65.

2. Les Plaisirs de l'Ile enchantée, première édition de la Princesse d'Elide, enchassée dans une relation de la fête, 1664; deuxième édition, privilège du 7 janvier, achevé du 31 janvier 1665.

3. Les Plaisirs de l'Ile enchantée, livret-programme, 1664.

respect et l'admiration que lui causent les rares qualités de la reine, elle ordonne à ces guerriers de faire en faveur de Sa Majesté tout ce qu'ils auront pu inventer pour lui plaire par leur adresse et par leur magnificence. » Ils font donc une course de bagues. Et ce devait être la première journée. Le lendemain ils donnent à la magicienne et à la reine le plaisir de la comédie : « Comme ils avaient entrepris les courses sous le nom des jeux Pythiens et armés à la grecque, ils ne sortent point de leur premier dessein, lorsque la scène est en Élide.... L'intrigue de la comédie, étant de soi fort galante, est encore augmentée par des concerts, des récits et des entrées de ballet, qui entrent bien dans le sujet et le rendent fort agréable. » Et ce devait être la deuxième journée. Mais le « ciel avait résolu de donner la liberté à tant de braves guerriers retenus dans l'île enchantée d'Alcine, par la fin de ses charmes et la ruine de son palais. » Alcine, inquiète, alarme en vain ses gardes, ses géants, ses monstres, ses démons; la sage Mélisse, sous la forme d'Atlas, parvient auprès de Roger, lui met au doigt la fameuse bague qui détruit les enchantements. Au bruit du tonnerre et des éclairs, le palais est réduit en cendres, et les captifs sont libérés. Et ce devait être la troisième journée. Les trois fêtes avaient pour titre commun les Plaisirs de l'Ile enchantée. Mais ce programme primitif fut accru. Une quatrième journée fut occupée par une « course de têtes 1»; une cinquième, par une visite à la ménagerie, une collation, la comédie-ballet des Fâcheux; une sixième, par une loterie, un défi entre le duc de Saint-Aignan et le marquis de Soyecourt, la comédie de Tartuffe; une septième enfin, par une nouvelle course de têtes, et la comédie-ballet du Mariage forcé.

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Le 5 mai, toute la cour se rendit à Versailles. Jusqu'au 14, le roi traita « plus de 600 personnes, outre une infinité de gens néces

1. «Les chevaliers entrent l'un après l'autre dans la lice, la lance à la main et un dard sous la cuisse droite, et, après que l'un d'eux a couru et emporté une tête de gros carton, peinte et de la forme de celle d'un Turc, il donne sa lance à un page; et, faisant la demi-volte, il revient à toute bride à la seconde tête qui a la couleur et la forme d'un Maure, l'emporte avec le dard qu'il lui jette en passant; puis, reprenant une javeline peu différente de la forme du dard, dans une troisième passade, il la darde dans un bouclier où est peinte une tête de Méduse; et, achevant sa demi-volte, il tire l'épée, dont il emporte, en passant toujours à toute bride, une tête élevée à un demi-pied de terre; puis, faisant place à un autre, celui qui en ses courses en a emporté le plus, gagne le prix. »

saires à la danse et à la comédie et d'artisans de toutes sortes venus de Paris, si bien que cela paraissait une petite armée. » Il faut lire, dans les relations officielles, - Gazette de France du 21 mai et Les Plaisirs de l'Ile enchantée, première édition de la Princesse d'Élide1, ou dans la lettre de Marigny, le compte rendu détaillé de ces fêtes, pour en apprécier l'éclat et la magnificence, et aussi pour mieux se rendre compte du ton imposé par les circonstances à la « comédie galante » qu'on y devait représenter. Mais ce qu'il nous importe ici de mettre en lumière, c'est le rôle prépondérant qu'y a joué la troupe du Palais-Royal, Molière en tête. Sans doute Lulli a collaboré aux divertissements: la partition des trois premières journées est de lui. Sans doute le président de Périgny et Benserade ont composé un certain nombre de vers: devises, madrigaux, sonnets, récits et dialogues. Mais de toutes façons Molière et les siens ont tenu la place principale. Le premier jour, dans le défilé qui inaugura les jeux, La Grange, sur le char d'Apollon, représentai le Dieu, et autour de lui se tenaient le Siècle d'or, Mlle Molière, le Siècle d'argent, Hubert, le Siècle d'airain, Mlle de Brie, et le Siècle de fer, du Croisy; et tous cinq débitaient des vers à la louange de la reine. Le même soir, les quatre Saisons, le Printemps, monté sur un cheval d'Espagne, et c'était Mlle du Parc, l'Été, monté sur un éléphant, et c'était du Parc, l'Automne, monté sur un chameau, et c'était La Thorillière, l'Hiver, monté sur un ours, et c'était Louis Béjart, offraient, avec un madrigal, des présents à la reine : le Printemps, des lys, l'Été, des lauriers, l'Automne, «ce fruit précieux qu'a produit sa saison » (le Dauphin, né le 1er novembre 1661), l'Hiver, ses glaçons si nécessaires en une fête où tant d'« œillades meurtrières » de tant « d'objets charmants » faisaient « naître tant d'embrasements »; et Diane et Pan ajoutaient leurs madrigaux : Diane, c'était Mlle Béjart, et Pan, c'était Molière. Le deuxième jour, toute la troupe donna, dans la Princesse d'Élide. Le troisième jour, c'étaient Mlle du Parc, dans le rôle d'Alcine, et Mlles de Brie et Molière, dans le rôle de ses compagnes, Célie et Dircé, qui célébraient les louanges de la reine-mère. Enfin, toutes les comédiesballets et comédies représentées, la Princesse, les Fâcheux, Tartuffe, le Mariage forcé, furent des pièces de Molière. La troupe du Palais

1. On les trouve dans les éditions des Grands Écrivains et Moland.

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