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le mal qu'il a dit, pour rire, de la médecine et des médecins. Mais, dit-on, cette déclaration de la Préface de Tartuffe est « un acte de politique, où le poète... cherche à consolider sa victoire en amadouant ses ennemis; encore ne le fait-il pas sans malignité, puisque cette phrase à l'éloge de la médecine est aussitôt suivie de cette autre : « et cependant il y a eu des temps où elle s'est rendue odieuse et souvent on en a fait un art d'empoisonner les hommes ».

Je ne crois pas que les médecins en corps fussent alors pour Molière des ennemis qu'il eût besoin d'amadouer. Je ne crois pas que la restriction qui suit soit malicieuse : Molière y fait allusion à la proscription générale des médecins qu'ont prononcée les vieux Romains selon Pline l'Ancien 2, aux crimes et aux empoisonnements que rapporte l'histoire, et non à la médecine de son temps. Tout le développement où se trouve cette phrase est écrit du ton le plus sérieux, voire le plus grave, et la malice ici affaiblirait singulièrement l'argumentation pressante de Molière en faveur de la comédie qu'on relise plutôt toute la fin de cette Préface. D'ailleurs, un fait atteste que Molière, sceptique en médecine sur le théâtre, l'était beaucoup moins dans sa vie privée, c'est le troisième placet adressé à Louis XIV, la supplique en faveur de Mauvillain 3, « le très honnête médecin dont il a l'honneur d'être le malade ». Cette démarche, c'est une preuve que Molière avait bel et bien recours aux médecins; et la plaisanterie qui accompagne la supplique : « Je serais satisfait de lui pourvu qu'il s'obligeât de ne me point tuer », donne leur valeur exacte aux railleries de l'Amour médecin : celles-là aussi sont un jeu, non point l'expression d'une pensée sérieuse, et bien moins d'une « philosophie ».

Si les médecins s'étaient réellement offusqués des plaisanteries de Molière, ils auraient été vite vengés, car leur « ennemi » dut bientôt avoir recours à eux. La troupe, qui avait joué le 27 décembre, ne rouvrit son théâtre que le 21 février. Et cette interruption de cinquante-cinq jours était due à la maladie de son chef 1. C'est en effet le 21 février que Robinet écrit :

1. Rigal, Molière, II, 12. Voir Paul Mesnard, 332.

2. Histoire naturelle, XXIX, v à vIII.

3. On a supposé que Mauvillain, assez mal vu dans la Faculté, a pu renseigner Molière sur les usages, et les ridicules, de ses collègues.

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4. Outre les relâches pour la Toussaint et la Noël, il y eut encore relâche le 1er et

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Je vous dirai, pour autre avis. Que Molière, le dieu du ris, Et le seul véritable Môme - Dont les cieux n'ont qu'un vain fantôme, A si bien fait avec Cloton Que la Parque au gosier glouton A permis que sur le théâtre Tout Paris encor l'idolâtre.

La fin de cette année théâtrale avait vu deux nouveaux épisodes de la rivalité ancienne entre l'Hôtel de Bourgogne et le PalaisRoyal. Ce fut d'abord l'affaire des Mères coquettes, celle de Quinault, jouée à l'Hôtel, le 22, et celle de Visé, jouée au Palais-Royal, le 23. S'il fallait en croire Visé, ce serait lui qui avait inventé le sujet; il en aurait parlé devant Quinault, « chez une personne de qualité qui s'en souvient encore aussi bien que lui », et Quinault se serait hâté de le lui prendre. Naturellement, Quinault jurait qu'il ne devait rien à ce jeune homme, et qu'il avait tiré sa pièce « d'un sujet espagnol ». Le débat passionna les hommes de lettres et le public. Malgré sa prudence, Robinet (lettre du 11 octobre) prit nettement parti pour Visé, et annonça à ses lecteurs qu'on ne verrait «<l'original >> que sur le théâtre de Molière. Les Grands Comédiens, de complicité avec Quinault, auraient donc fait acte de concurrence déloyale. J'imagine que ni l'auteur ni la troupe, victimes de ce procédé, n'en ont éprouvé un véritable dommage. Le bruit fait autour de cette querelle attira au contraire l'attention; et, quoique inférieure, de l'avis unanime, à la comédie de son rival, la Mère coquette de Visé eut quatorze représentations : elle se jouait encore, quand celle de Quinault avait « plié bagage 1 ».

Mais, très peu de temps après, survint une autre affaire, plus intéressante pour nous, car Racine y est mêlé. Le 29 novembre, Robinet annonce qu'aux deux Mères coquettes vont succéder deux Alexandre. Le 4 décembre, le Palais-Royal donna en effet la tragédie de Racine, Alexandre et Porus. Le 14 décembre, la reine, Monsieur et Madame, invités à un souper par Montausier, virent, selon La Muse de la Cour du 20 décembre, « Le grand Alexandre représenté par Floridor », c'est-à-dire joué par la troupe de l'Hôtel. Le 18 décembre, La Grange écrit dans son Registre :

le 8 décembre 1665, le 23 février, le 23 mars et le 2 avril 1666. La clôture annuelle eut lieu le 11 avril 1666. - Noter, le 20 mars, un arrêt de justice concernant l'affaire Amblard. Voir Moliériste, III, 239.

1. Robinet, Lettre du 29 novembre.

2. Neuf représentations. Le 7 décembre, la troupe joue en visite chez Monsieur l'École des Femmes.

Ce même jour, la troupe fut surprise que la même pièce d'Alexandre fût jouée sur le théâtre de l'Hôtel de Bourgogne. Comme la chose s'était faite de complot avec M. Racine, la troupe ne crut pas devoir les parts d'auteur à M. Racine qui en usait si mal que d'avoir donné et fait apprendre la pièce aux autres comédiens. Les dites parts d'auteurs furent repartagées et chacun des 12 acteurs eut pour sa part 47 livres.

Et, le 20 décembre, Robinet annonce que la pièce de Racine se produit à la fois sur les deux théâtres français.

Si j'ai bien interprété1 ces faits et les témoignages des historiens du théâtre, l'Hôtel de Bourgogne, voyant annoncer par sa rivale une tragédie d'Alexandre, aurait, par jalousie, exhumé une pièce de Boyer, Porus ou la générosité d'Alexandre, jouéc en 1647 et imprimée en 1648. C'est celle-là que les Grands Comédiens auraient représentée devant la reine chez Montausier. Mais Racine, mécontent du jeu de ses acteurs, ou trop heureux d'entrer enfin au premier théâtre français, aurait, ou fait des avances aux Grands Comédiens, ou accepté les leurs; et son Alexandre aurait, à l'Hôtel, remplacé l'Alexandre de Boyer. On sait combien fut durable la brouille qui s'ensuivit entre Racine et Molière 2.

1. Voir ma Bérénice de Racine, appendice B.

2. Selon Robinet (Lettre du 20 décembre), Molière ne jouait pas dans la pièce de Racine, ce qui semble impliquer qu'il était déjà mal portant. La Grange tenait le rôle d'Alexandre, la Thorillière, de Porus, Du Croisy, d'Ephestion, Hubert, de Taxile, Armande, de Cléofile et la du Parc, d'Axiane. Robinet vante fort les « appas », la << coiffure », la « belle chevelure », les « habits semés de perles et rubis » et de pierreries d'Armande. Il s'écrie : « Rien n'est si beau ni si mignon; Et je puis dire tout de Des D'elle ont fait une mignature

bon

· Qu'ensemble Amour et la Nature appas, des grâces, des ris Qu'on attribuait à Cypris.

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VI

LE MISANTHROPE »

Après Pâques, Molière rouvrit son théâtre, le 9 mai 1666. Moins d'un mois après 1, le vendredi 4 juin, il donnait la première représentation de sa seizième pièce, le Misanthrope3.

S'il faut en croire Brossette (et nous n'avons aucune raison de ne point l'en croire), Molière aurait travaillé au Misanthrope dès 1664 à cette date, il en avait déjà écrit le premier acte; il le lut chez M. du Broussin au duc de Vitry et à Boileau. On peut s'étonner qu'il ait attendu si longtemps pour jouer sa pièce. Mais, sans doute, la querelle du Tartuffe, les multiples démarches qu'elle lui imposa, la nécessité de refondre l'ouvrage si violemment attaqué, le dérangement de sa santé enfin, ne lui permirent-ils pas d'achever sa comédie avec sa rapidité ordinaire. Elle n'était sûrement pas au point au début de 1665; plutôt que de la « bâcler », il préféra improviser Dom Juan, en prose et sur un canevas déjà élaboré. Si elle était achevée quand lui fut commandé l'Amour médecin, il est naturel qu'il ait tenu à donner cette petite pièce, dans sa nouveauté, au public du Palais-Royal. Enfin, peut-être la mort de la reine

1. Relâches, le 11, le 18, le 25 et le 28 mai, sans compter le 1er juin, pour la Pontecôte. Le 21 mai, le Mère coquette et les Fâcheux n'avaient fait qu'une recette de 89 livres. C'est presque un four.

2. En comptant Dom Garcie.

3. Il me semble inutile d'analyser la pièce; et d'ailleurs, je vais plus loin l'analyser << en fonction » du rôle d'Alceste.

4. Boileau, Satire 11. Je ne sais pourquoi Edouard Thierry (Moliériste, V, 131 et suiv.) néglige le témoignage de Brossette et veut que le Misanthrope ait été écrit en six mois.

mère (30 janvier 1666) lui fit-elle remettre encore la représentation de son chef-d'œuvre. Il devait bien sentir qu'il avait écrit là une pièce pour les délicats plutôt que pour la foule; il a pu avoir intérêt à laisser s'écouler les premiers mois du deuil officiel.

D'ailleurs, il est vraisemblable qu'il a accordé un soin tout particulier à cette nouvelle comédie et qu'il n'a pas hésité à lui consacrer beaucoup de temps. Attaqué comme il l'était, il devait plus ardemment que jamais désirer réussir. Selon Grimarest, avant de la jouer, il l'avait lue « à toute la cour ». Seulement Grimarest ajoute que Madame fut choquée de « ce grand flandrin qui crachait dans un puits pour faire des ronds » et, lui demanda de supprimer cet endroit «< comme un trait indigne d'un si bon ouvrage ». Molière n'y aurait point consenti: «< il avait son original, il voulait le mettre sur le théâtre ». J'ai peine à croire que Molière ait rejeté un conseil de Madame, et pour un détail si mince : le « trait » des crachats lui paraissait-il si important? aurait-il, pour le conserver, risqué d'indisposer sa protectrice et lui, qui se défend avec une telle insistance de faire des personnalités, lui qui, à cette heure, a tant d'ennemis, ferait-il ici ne personnalité, que son obstination même rendrait plus évident? s'exposerait-il de gaieté de cœur à la rancune de son « original »?

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Le même Grimarest prétend que, dès la première, le Misanthrope fut reçu froidement, au point que Molière dut aussitôt y ajouter une comédie plus ge: « Il ne fut pas plus tôt rentré dans son cabinet qu'il travailla au Médecin malgré lui, pour soutenir le Misanthrope, dont la seconde représentation fut encore plus faible que la première...... La troisième... fut encore moins heureuse que les précédentes. On n'aimait point tout ce sérieux qui est répandu dans cette pièce. D'ailleurs le marquis était la copie de plusieurs originaux de conséquence, qui décriaient l'ouvrage de toute leur force ». L'abbé Dubos et Louis Racine1 donnent des détails analogues. Selon le premier, le succès ne se déclara qu'« après huit ou dix représentations »; selon le second, « la première représentation fut très malheureuse ». Il y a là des affirmations erronées. Le Médecin malgré lui n'a pas été écrit pour soutenir le Misanthrope : il n'a été donné que le 6 août, avec la Mère coquette de Visé,

1. Réflexions critiques..., II, 431; Mémoires sur Jean Racine.

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