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qui étaient les trois premiers », serait donc postérieure au premier Placet c'est peut-être quand Molière a vu sa demande rejetée par le roi qu'il a conçu, et annoncé à ses collaborateurs intimes, l'idée d'ajouter deux actes à sa comédie. Hypothèse, dira-t-on? Constater que Molière parle ici de la pièce jouée en trois actes le 12 mai, qu'il n'annonce point qu'elle soit ni qu'elle doive être terminée en cinq actes, ce n'est point faire une hypothèse : c'est noter un fait. On ne veut point que le fait soit probant? En tout cas, la note de La Grange est postérieure au 22 mai : il n'y a qu'à la lire. Or c'est à ce moment que Molière a fait « coup sur coup » voyage à la cour, pour « représenter le bon droit de son travail persécuté. » Ses démarches étant restées vaines, c'est à ce moment qu'il a pu penser à modifier sa pièce pour la rendre plus acceptable. Dès lors, La Grange était fondé à parler du Tartuffe comme d'une pièce inachevée, dont on avait joué seulement les trois premiers actes. Il est même très digne de remarque que nombre d'autres textes parlent du Tartuffe de Versailles comme d'une pièce, et non comme de trois actes d'une pièce. Les procès-verbaux de la Compagnie du Saint-Sacrement, le 17 avril, le 27 mai, le 14 septembre, portent : comédie; la Gazette du 17 mai écrit : une pièce de théâtre appelée l'Hypocrite; Loret, le 24 mai, parle d'une pièce de grand mérite; le curé Roullé, vers août, dénonce cette pièce toute prête d'être rendue publique; Molière, dans son premier Placet, répète : « J'avais eu la pensée que je ne rendrais pas un petit service à tous les honnêtes gens de votre royaume si je faisais une comédie... Je l'ai faite, cette comédie... la suppression de cet ouvrage.... Votre Majesté a eu la bonté de déclarer qu'elle ne trouvait rien à dire dans cette comédie... Ma comédie, sans l'avoir vue, est diabolique... Ma comédie n'est rien moins que ce qu'on veut qu'elle soit. » Enfin la première édition des Plaisirs de l'Ile enchantée, à laquelle Molière semble avoir eu part, et qui parut en 1664, la seconde, publiée la même année, la troisième, donnée en 1665 avec privilège au nom de Molière et achevée d'imprimer le dernier janvier, disent également : « une comédie », et mentionnent que le roi « la défendit en public », sans ajouter, comme le fera l'éditeur de 1682 : « jusques à ce qu'elle fût entièrement achevée. » Jusqu'alors, pour tous ceux qui ne sont pas comme La Grange dans le secret des intentions nouvelles de Molière, pour Molière

lui-même, quand il parle de son ouvrage, ce qu'on a joué à Versailles, ce n'est pas une pièce inachevée, c'est « une pièce », tout court.

Puis, ce n'est pas l'habitude de Molière de donner des pièces inachevées. Pour les Plaisirs de l'Ile enchantée, pressé par le temps et par les ordres du roi, il a terminé en prose sa Princesse d'Élide; en 1671, pour Psyché, plutôt que de se décider à jouer une œuvre incomplète, il demandera l'assistance de Corneille. Il est vrai qu'en 1666, il donnera une Mélicerte brusquement interrompue après deux actes. Mais, d'abord, c'est le roi qui lui a demandé sa comédie en cet état. Puis elle est encadrée dans un ballet, dont elle forme la cinquième entrée, consacrée à Thalie : il serait concevable que le poète eût offert là un « échantillon » du genre qui convient à cette muse; ainsi, de nos jours encore, dans les représentations de gala, on donne parfois un «spectacle coupé », composé de fragments. Et surtout il n'est pas exact que Mélicerte soit inachevée : on ne peut la juger telle que si l'on s'en tient à l'intention primitive de Molière. Il voulait composer une pastorale héroïque, probablement en cinq actes. Après avoir posé la situation initiale, il avait commencé une scène (II, vii), où survenait un coup de théâtre inattendu. De cette scène, il a écrit quatorze vers; et c'est là qu'il s'est interrompu. Mais, soit que les choses aient été ainsi disposées dès sa rédaction primitive, soit qu'il l'ait retouchée pour arriver à ce résultat, les cinq scènes du premier acte et les six scènes complètes du second acte se suffisent à elles-mêmes : il y a là une intrigue sommaire, avec un début, un milieu et une fin. Qu'on les relise, et la chose apparaîtra évidente. C'est donc que Molière a changé de dessein. Quand on lui a demandé une petite pièce pour l'« entrée » mise sous le patronage de la muse comique, il a laissé là les quatorze derniers vers, où tout était remis en question, alors que tout venait de s'arranger à la satisfaction générale; il a transformé ainsi sa pièce de cinq actes en une pièce de deux actes elle devenait une pastorale comique ou à demi comique (ce qui sied à Thalie), au lieu d'une pastorale héroïque qu'elle devait être; et voilà tout. Il n'en va pas ainsi pour Tartuffe. Cette comédie, quoi qu'on en ait dit parfois, n'était pas encadrée dans un «< divertissement : » elle a été jouée seule, après les Plaisirs de l'Ile enchantée proprement dits. Il est certain que la situation

MICHAUT. Les luttes de Molière.

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exposée dans les trois premiers actes tels que nous les lisons n'a pas encore trouvé son dénouement à la fin du troisième. Les spectateurs auraient donc été laissés dans l'incertitude. Et il est tout à fait invraisemblable qu'ils aient trouvé si « divertissante » une comédie où le sort des personnages sympathiques, les amoureux, restait en suspens et en danger; invraisemblable que Molière les ait ainsi renvoyés insatisfaits.

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Et pourquoi Molière aurait-il donné Tartuffe inachevé? Parce qu'il aurait dû l'improviser pour la fête et n'avait pas eu le temps de le finir? C'est la Princesse d'Élide qui a été écrite, et improvisée, pour les divertissements du roi : son sujet espagnol en l'honneur des reines, son caractère de pièce avec divertissements et ballet, l'ordre qui contraignit Molière de la continuer en prose, tout le prouve. Le Tartuffe, au contraire, a été écrit pour le Palais-Royal. L'École des Femmes, jouée en décembre 1662, avait pu occuper toute l'année 1663, grâce à la querelle qui a maintenu l'attention publique, grâce à la Critique et à l'Impromptu qui lui ont donné un regain de vitalité. Il est naturel que, dès 1663, Molière ait commencé la pièce qui devait lui succéder sur l'affiche. A ce moment-là il n'était pas question de la Princesse d'Élide. Molière ne pouvait non plus compter sur la Thébaïde de Racine : elle n'a été achevée que dans le courant de 1663, et Racine la destinait à l'Hôtel de Bourgogne. Or ce sont la Thébaïde et la Princesse d'Élide qui, avec des reprises, lui ont permis de tenir ouvert son théâtre, une fois le Tartuffe interdit. Probablement même a-t-il mis à profit l'impatience de Racine, dont les Grands Comédiens ne devaient donner la pièce qu'après trois autres 1. Si donc il n'avait pas entrepris, dès 1663, d'écrire une pièce pour remplacer l'École des Femmes, Molière aurait été d'une impré

1. Racine, Lettres de décembre 1663 à l'abbé Le Vasseur. Cf. Paul Mesnard, Notice, 360 et suiv.; Edouard Thierry, La Thébaïde au Palais-Royal, dans Moliériste, II, 195. Le fait que Racine destinait sa tragédie à l'Hôtel est certain : voir ses lettres. Il semble donc en résulter que ce n'est point Molière qui l'engagea à faire des tragédies et lui conseilla de « rajuster » l'Antigone de Rotrou. Cette tradition s'autorise pourtant du témoignage de Boileau (Corr. avec Brossette, édition Laverdet, 519). Ou faut-il croire que Racine, usant déjà d'ingratitude envers Molière, ait porté à ses rivaux la tragédie dont il lui devait l'idée? Faut-il croire que Molière, par indulgence naturelle ou pressé par les circonstances, lui pardonna ce mauvais procédé et lui prit la pièce dont les Grands Comédiens remettaient la représentation, au grand dépit du débutant, impatient d'être joué?

voyance inadmissible. Il est visible aussi que Molière a conçu l'idée de son Tartuffe au temps de l'École des Femmes, quand il a relu, à la suite de la Précaution inutile, les Hypocrites de Scarron. Lui qui travaillait si vite (les Fâcheux, conçus, écrits, appris et représentés en quinze jours; plus tard, l'Amour médecin, proposé, fait, appris et représenté en cinq jours), il a pu y consacrer une grande partie de l'année 1663: la Critique et l'Impromptu ont été sûrement vite brochés; le Mariage forcé, une farce en prose écrite sur un vieux canevas, la Princesse d'Élide, une simple adaptation et pour les trois quarts en prose, ont sûrement été écrites en quelques semaines, au dernier moment, une fois fixés la date et le programme des fêtes dont elles faisaient partie. Enfin, nous savons par Brossette que, dès 1664, Molière avait achevé le premier acte du Misanthrope. Est-il vraisemblable que lui, qui doit songer avant tout à alimenter son répertoire, ait mené de front deux pièces aussi importantes? N'est-il pas plus naturel qu'il n'ait entrepris le Misanthrope qu'une fois le Tartuffe mis au point? Ainsi ce n'est pas le temps qui aura manqué à Molière.

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Une habile

Mais peut-être Molière avait-il dès lors terminé sa pièce? Ce serait par une habile tactique qu'il aurait tenu en réserve son dénouement tout préparé : on a lu plus haut les divers avantages que pouvait lui assurer une telle façon d'agir. tactique? Ce serait la plus grande des maladresses. Comment! on suppose que Molière traite un sujet qu'il sait scabreux, on suppose qu'il attaque hardiment de puissants ennemis, qu'il brave et provoque tout le parti dévot; et l'on admet qu'il aurait eu la sottise de leur faire la partie si belle? Il aurait arrêté sa pièce sur le triomphe du scélérat hypocrite, afin de la rendre plus scandaleuse encore? Il aurait laissé ignorer la scène où l'infâme dévoile son ignominie et tombe ridiculement dans le piège tendu? Il aurait gardé secrets ces éloges pompeux du roi, qui peuvent lui concilier la protection du souverain et paralyser les efforts de ses ennemis? Il se serait privé lui-même de l'argument que lui offrait, au dénouement, la punition de l'Imposteur? On sait que, de tout temps, nombre d'auditeurs ou de lecteurs considèrent qu'une

1. Boileau, Satire 11.

2. Voir au contraire, Édition des Grands Ecrivains, V, 357.

œuvre est morale quand, à la fin, les méchants sont punis et les bons récompensés. Cette idée était particulièrement admise au XVIIe siècle. Le roi lui-même 1 ne répondra-t-il pas à ceux qui lui signaleront les impiétés de dom Juan: « Il n'est pas récompensé », parce qu'à la fin le ciel foudroie le blasphémateur? Pour établir que Phèdre est celle de ses pièces où « la vertu est le plus mise en jour », Racine ne fera-t-il pas valoir que « les moindres fautes y sont sévèrement punies »? Il est inadmissible que, de gaîté de cœur, Molière ait accumulé tant d'imprudences.

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Mais, dit-on, il est visible pourtant que les trois premiers actes actuels ne font pas une « pièce entière. » On remarque avec Régnier que les « trois premiers actes sont si bien faits en vue des deux derniers 2 »>, qu'à la fin du troisième acte, tout demeure encore en suspens. Et cela sufit pour rejeter dédaigneusement l'opinion de Michelet. J'avoue ne pas comprendre. Pour transformer une comédie, surtout une comédie classique, de trois actes en une comédie de cinq actes, le seul procédé possible consiste donc à y coudre purement et simplement deux autres actes? C'est précisément le seul procédé impossible. Il est évident qu'il faut remanier les trois actes primitifs, qu'il y faut introduire les « préparations >> qui amèneront, expliqueront, rendront vraisemblables les actes nouveaux, qu'il y faut, en un mot, apporter des changements profonds. Quand on nous dit : Ce qui a été joué à Versailles, ce sont les trois premiers actes, cela n'implique en aucune façon qu'il s'agisse des trois premiers actes actuels, sans changement aucun. Cela implique seulement que, pour l'essentiel, toute la matière traitée dans les trois premiers actes actuels l'était déjà dans les trois actes primitifs. Or relisons-les; qu'y trouvons-nous? Il y a un sujet principal: Tartuffe s'efforçant de devenir maître dans la maison d'Orgon, se faisant donner son bien, tâchant de séduire sa femme. Et il y a un sujet accessoire : les amours de Marianne et de Valère traversées par le projet d'union avec Tartuffe. Négligeons ce sujet accessoire (qui remplit le deuxième acte, indissolublement lié avec le quatrième, et par conséquent ultérieurement adapté à ce quatrième); et nous reconnaîtrons sans peine,

1. Lettre sur les Observations d'une comédie du sieur Molière (Collection Moliériste, 33). 2. (L'acteur), Moliériste, II, p. 228.

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