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d'honneur, Montausier n'avait pas besoin qu'on fît « jouer des machines » pour lui obtenir une « charge à la cour1». Si Alceste s'exprime, peut-être quelquefois comme Montausier, mais sûrement, d'autres fois, comme Boileau, comme Balzac 2, comme Malherbe, c'est qu'il n'est ni Montausier, ni Boileau, ni Balzac, ni Malherbe, mais un personnage d'invention, pour lequel Molière aura emprunté à la vie les traits qui convenaient à son dessein; fait de mille « originaux », il ne représente aucun d'eux en particulier. Objectera-t-on que le Mégabate de Mlle de Scudéry, « s'il eût eu une maîtresse pâle, n'eut jamais pu dire qu'elle eût été blanche, s'il en eût eu une mélancolique, il n'eût jamais pu dire aussi pour adoucir la chose qu'elle eût été sérieuse »; que cela rappelle singulièrement le couplet d'Éliante; et que Mégabate c'est assurément Montausier? Mais le couplet d'Éliante vient de Lucrèce 4. Qui nous dit que Molière ait eu besoin de lire le Grand Cyrus, pour songer à utiliser ce passage de sa traduction? Et je veux que l'idée lui en soit venue du Grand Cyrus; il ne s'ensuit pas du tout, malgré l'Édition des Grands Écrivains, que, «derrière ce portrait de Mégabate, il en a regardé l'original, M. de Montausier »; il s'ensuit seulement qu'ici comme partout, il a pris son bien où il l'a trouvé, et qu'il n'a pas dédaigné de s'inspirer du roman à la mode.

On a multiplié, depuis, les rapprochements de ce genre. Geoffroy rappelle que Molière semble avoir lu la lettre de Pline à

1. Cf. Livet, édition, xxII et suiv.

2. Lettre à Chapelain du 23 novembre 1637.

3. Racan, Vie de Malherbe (Œuvres de Malherbe, I, LXXIII) et Lettre à Chapelain (éd. de Latour, I, 344).

4. Le passage de Lucrèce n'a-t-il pas du être mille et mille fois allégué dans les ruelles, quand les précieuses discutaient sur le parfait amant?

5. Je ne crois pas qu'il vaille la peine de discuter l'accusation d'Angelo, docteur de l'ancienne troupe italienne : Angelo aurait raconté à Molière le sujet du Misanthrope, qu'il avait vu jouer à Naples; quinze jours après, Molière aurait affiché le sien et, trois semaines ou un mois après, l'aurait joué. C'est ce qu'Angelo racontait en personne à Tralage (Nouvelle Collection moliéresque, Notes et documents.... 7). Voir pourtant Moliériste, V, 131.

6. C'est M. Morel, professeur à l'École alsacienne, qui m'a indiqué Plutarque et l'Élégie zélotypique. Pour les autres rapprochements, voir les éditions et histoires des auteurs cités; et Cottinet, Moliériste, V, 209; Brunetière, Études critiques, VIII, 104, note; Counson, Revue d'histoire littéraire, avril-juin 1911; Édouard Thierry, Moliériste, V, 131 et suiv.; Martinenche, Molière et le théâtre espagnol, 171 et suiv.; Roy, La vie et les œuvres de Charles Sorel et De J. L. Guezio Balzacio.

Geminius (VIII, xx11). Louis Moland compare le couplet désabusé de Philinte au De Ira de Sénèque (II, 1x et x). Nisard remarque qu'à la fin de son traité sur les Moyens de conserver la paix parmi les hommes 1, Nicole donne les mêmes enseignements qui se dégagent de la comédie. D'autres songent à la fin du traité de Plutarque : Qu'il faut distinguer le flatteur de l'ami, ou, pour les scènes de jalousie, à l'Élégie zélotypique de Régnier. Cottinet croit qu'Oronte a son original dans la Vie de Théophile. Hémon, à propos du « Le temps ne fait rien à l'affaire », nomme Montaigne; à propos des vantardises d'Acaste, Régnier (Le français espagnolisé) ou Quinault (La mère coquette). Brunetière note la ressemblance de l'aventure de Célimène avec l'histoire d'Alcidamie, dans le Grand Cyrus. Counson retrouve un souvenir de Malherbe dans le « Je ne l'aimerais pas si je ne croyais l'être. » Édouard Thierry veut que l'idée de la pièce ait été inspirée à Molière par Moncade, le héros du Favori, qu'il venait de jouer. M. Martinenche réclame pour l'Espagne la chute du sonnet d'Oronte, l'idée d'utiliser le couplet de Lucrèce, l'universel abandon qui punit Célimène au dénouement. Livet trouve des souvenirs de la Mère coquette, du Favori; il montre le « Je ne dis pas cela » dans Scarron, l'amant grondeur dans l'Amant indiscret de Quinault, le « Je suis le misérable et toi le fortuné » dans la Rodogune de Gilbert. Enfin M. Roy multiplie étrangement les sources certaines ou possibles. Arsinoé rappellerait la Dévote hypocrite, traduite par Lancelot; Célimène ressemblerait à la Charis du Palais d'Angélie de Sorel; le sonnet Belle Philis serait tiré du Berger extravagant du même Sorel; la raillerie d'Alceste sur les « appas de la vaste rhingrave » serait un souvenir de Francion, encore de Sorel. A Corneille (La veuve, III, 111), appartiendrait l'idée de la première scène; à lui encore, la lecture du sonnet (Mélite, II, Iv), la conversation de Clitandre et d'Acaste (Mélite, III, 11), le désespoir d'Alceste (Mélite, III, 1). A Balzac (passim), reviendraient les vers 355, 592, 596, 624; à Aristote enfin (Morale à Nicomaque, VII, II), le couplet d'Alceste sur les mystères que demande l'amitié, etc.

Mais tout cela, et ce que je laisse de côté, ce sont les clous de la muraille dont parlait Bossuet. Quand on les a rassemblés

1. Qu'il faut éviter certains défauts en contredisant les autres,

et qu'on les tient en main, comme c'est peu de chose! Quoi que Molière ait dû à ses originaux et à ses lectures, Alceste est à lui, bien à lui et à lui seul; c'est une des créations les plus parfaites de son admirable génie. Et la meilleure preuve de l'incomparable don de vie qui fait sa gloire, ce sont précisément les interprétations contradictoires que la postérité a pu donner de ce personnage étonnant. Il est si vrai, qu'il a continué en quelque sorte d'exister, indépendamment de Molière; qu'il a déjoué, pour ainsi dire, les intentions de son auteur1; et que chaque âge, ou même, dans chaque âge, chaque lecteur le comprend d'une façon autre. Au moment où j'essaie de le ramener à n'être que l'atrabilaire amoureux qu'il était à l'origine, je sais que je n'y réussirai point. Quand on dira d'un homme : « C'est un Alceste », malgré tout, se mêleront à ce jugement une estime, que Molière accordait assurément à son misanthrope, et une sorte d'admiration ou au moins d'approbation, qu'il ne lui accordait certainement pas.

1. Voir J. Lemaître, Impressions de théâtre, I; Doumic, Revue des Deux Mondes, 1er novembre 1918; H. Bidou, Débats, 16 août 1916; P. Souday, Temps, 31 août 1916, etc.

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