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mouvements de l'âme, dont la nature ne change point», et que, négligeant les points de détail et de forme, il a su créer une doctrine générale, et qui restera vraie « tant qu'il y aura des théâtres et des acteurs ». Voilà ce qui s'appelle toucher le point juste; et jamais le maître grec n'a été loué plus hautement et plus sûrement.

Mais poursuivons la citation, et venons à l'application que Corneille, juge intéressé d'ailleurs, fait de la doctrine du maître à son propre Cid.

<< Et certes, poursuit-il, je serais le premier qui condamnerais le Cid, s'il péchait contre ces grandes et souveraines maximes que nous tenons de ce philosophe; mais bien loin d'en demeurer d'accord, j'ose dire que cet heureux poème n'a extraordinairement réussi que parce qu'on y voit les deux maîtresses conditions, permettez-moi cette épithète, que demande ce grand maître aux excellentes tragédies, et qui se trouvent si rarement assemblées dans un même ouvrage, qu'un des plus doctes commentateurs de ce divin traité qu'il en a fait soutient que l'antiquité ne les a vues se rencontrer que dans le seul OEdipe. La première est que celui qui souffre et est persécuté ne soit ni tout méchant, ni tout vertueux, mais un homme plus

vertueux que méchant, qui, par quelque trait de faiblesse humaine qui ne soit pas un crime, tombe dans un malheur qu'il ne mérite pas l'autre, que la persécution et le péril ne viennent point d'un ennemi, ni d'un indifférent, mais d'une personne qui doive aimer celui qui souffre et en ètre aimée. Et voilà, pour en parler pleinement, la véritable et seule cause de tout le succès du Cid, en qui l'on ne peut méconnaître ces deux conditions sans s'aveugler soi-même pour lui faire injustice. »

J'ai tenu à citer ce passage, parce qu'il établit un point fondamental de la doctrine dramatique pour les écrivains du grand siècle. La nécessité, pour le héros malheureux, de n'être « ni tout méchant, ni tout vertueux », est alors un article de foi, auquel Racine reviendra, à plusieurs reprises, dans ses justifications. Il faut bien que cette idée, dont nous ne nous préoccupons plus guère aujourd'hui, soit encore de celles qui resteront justes « tant qu'il y aura des théâtres et des acteurs », puisque c'est sous l'empire de cette doctrine que l'auteur de Phèdre et d'Andromaque a écrit des drames touchants et si profondément, si éternellement humains.

Pour en finir avec la préface du Cid, il faut

reconnaître, malgré le trait final jeté à ceux qui << s'aveuglent eux-mêmes pour faire injustice »> au poème de Corneille, combien il y a de modestie dans la façon dont les beaux génies de ce temps présentent leurs œuvres au public. L'observation des règles d'Aristote est, pour Corneille, «la véritable et seule cause du succès du Cid ». Certes, il y a de la convention, de l'affectation même, je le veux bien, dans cette modestie alors imposée à l'écrivain: et il n'est pas admissible que l'auteur d'un poème tel que le Cid fut tout à fait inconscient de sa grandeur et de son génie. A plus forte raison en sera-t-il ainsi de Racine, de Molière, génies moins instinctifs, disons: moins naïfs que Corneille. Mais, mode pour mode, il faut avouer que la simplicité avec laquelle ces grands hommes parlent de leurs grandes œuvres a vraiment quelque chose de plus sympathique que l'outrecuidance de nos dramaturges modernes. Aujourd'hui, au moindre succès, on s'en va décrocher les étoiles, et l'auteur tombé invoque l'univers entier en témoignage de l'injustice des hommes.

Je ne saurais m'étendre longuement sur les autres préfaces de Corneille, qui n'offrent généralement pas l'intérêt de celle du Cid et nous ouvrent surtout moins d'aperçus sur les idées

générales et les principes théoriques du poète. Notons, cependant, à titre de curiosité, le début de celle de Nicomède, où le vieux maître jette, avec complaisance, un regard rétrospectif sur son œuvre passée, déjà considérable :

« Voici, nous dit-il, une pièce d'une constitution assez extraordinaire: aussi est-ce la vingtunième que j'ai fait voir sur le théâtre; et après y avoir fait réciter quarante mille vers, est bien malaisé de trouver quelque chose de nouveau sans s'écarter un peu du grand chemin et se mettre au hasard de s'égarer. >>

il

Et signalons cette autre entrée en matière, bien plus étrange encore, quand on songe quelle est l'œuvre dont la préface commence ainsi : << Si mes amis ne me trompent, cette pièce égale ou passe la meilleure des miennes. » De quelle tragédie s'agit-il ici? D'Othon, l'une des plus pénibles à lire de ce si haut et si inégal génie. Remarquez que les « amis >> interviennent ici par figure de rhétorique, et que c'est évidemment dans la pensée de l'admirable auteur du Cid et d'Horace que cet Othon égale ou passe la meilleure de ses œuvres. Et qui donc osera, après cela, se porter juge en ses propres ouvrages?

Mais ce n'est pas dans les préfaces de Cor

neille qu'il faut chercher surtout ses principes dramatiques. Ce n'est pas non plus dans les Examens, qu'il place à la suite de chaque ouvrage. Si intéressants que soient ces examens, je ne crois pas devoir m'en occuper, parce qu'ils me feraient entrer dans l'étude détaillée de chaque pièce et sortir, par suite, de la voie que je me suis tracée1.

Ce qui doit, en revanche, nous occuper quelques instants, ce sont ces Trois discours sur l'Art dramatique, que Corneille place en tête

1. Un mot cependant sur les Examens qui donnent une physionomie particulière à l'œuvre de Corneille et mettent en lumière un trait original de cette grande figure littéraire. Corneille est à peu près le seul écrivain qui ait essayé de juger impartialement ses ouvrages et de se placer, pour en parler, au point où aurait pu le faire un examinateur étranger. Un grand sage, Confucius, a dit : « Ne parlez jamais de vous, ni en bien, ni en mal; en bien, parce qu'on ne vous croirait pas, et en mal, parce qu'on vous croirait. »> Corneille ose cependant parler de lui-même et se juger. Je ne dis pas qu'il le fasse avec un absolu détachement de tout intérêt personnel; mais je ne crois pas non plus qu'on trouve un second écrivain pour apporter à cette tâche une pareille loyauté! Il y a une grande cránerie et une fierté très digne dans la façon dont il se taxe de pouvoir apprécier ses œuvres « Je ne dissimulerai point les défauts et en revanche je me donnerai la liberté de remarquer ce que j'y trouverai de moins imparfait. Balzac accorde ce privilège à une certaine espèce de gens, et soutient qu'ils peuvent dire d'eux-mêmes par franchise ce que d'autres en disent par vanité. Je ne sais si j'en suis, mais je veux avoir assez bonne opinion de moi pour n'en désespérer pas. » (Premier discours sur l'art dramatique.)

Belles paroles, après tout, et que le grand poète justifie.

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