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loin de m'être imputés à reproche, assureraient encore mon succès.

« Présenter des hommes d'une condition moyenne accablés et dans le malheur? Fi donc! On ne doit jamais les montrer que bafoués. Les citoyens ridicules, et les rois malheureux; voilà tout le théâtre existant et possible; et je me le tiens pour dit; c'est fait; je ne veux plus quereller avec personne. >>

On le voit, notre écrivain tient terriblement à ce tiers-ordre du théâtre, dont il est l'un des principaux propagateurs. Il y tient tellement que, non content de le justifier dans sa préface, il y revient dans sa comédie. Bartholo, l'odieux Bartholo, comme Rosine lui parle d'une pièce nouvelle, s'écrie : « Quelque drame encore! Quelque sottise d'un nouveau genre! » Et Beaumarchais, s'acharnant, place, au bas de la page, une note que les bonnes éditions se gardent bien d'omettre : « Bartholo n'aimait pas les drames. Peut-être avait-il fait quelque tragédie dans sa jeunesse. » L'écrivain montre ici, comme on dit, le bout de l'oreille : il ne se contente pas d'aimer le drame, qui est bien un peu sa chose, mais il hait réellement la tragédie. C'est l'homme militant par excellence, et il faut toujours qu'il écrive contre quelqu'un ou quel

quechose. Au reste, envers la tragédie telle qu'on l'écrivait de son temps, il est permis de se montrer sévère.

Je pourrais, à la rigueur, m'en tenir là; car, je le répète, les théories et les idées générales sont assez vite épuisées. Mais je veux m'arrêter sur un passage de cette préface, non parce qu'il en est l'un des plus fins et des plus amusants, mais parce que notre homme, en répondant au feu de ses adversaires, ne s'aperçoit pas qu'il tire un peu bien sur ses troupes. J'ai dû remarquer déjà l'erreur où tombe Beaumarchais, quand il demande au théâtre la vérité absolue, qu'il ne lui est pas possible de donner. Je suis heureux de trouver, sur ce terrain, un allié dans Beaumarchais lui-même, quand, avec sa verve satirique inépuisable, il répond à quelques critiques maladroits :

« Des connaisseurs, dit-il, ont remarqué que j'étais tombé dans l'inconvénient de faire critiquer des usages français par un plaisant de Séville à Séville; tandis que la vraisemblance exigeait qu'il s'égayât sur les mœurs espagnoles. Ils ont raison: j'y avais même tellement pensé que, pour rendre la vraisemblance encore plus parfaite, j'avais d'abord résolu d'écrire et de faire jouer la pièce en langage

espagnol; mais un homme de goût m'a fait observer qu'elle en perdrait un peu de sa gaîté pour le public de Paris; en sorte que j'ai fait, comme on voit, une multitude de sacrifices à la gaîté; mais sans pouvoir parvenir à dérider le Journal de Bouillon. »

On ne saurait défendre sa cause plus drôlement dans la forme ni plus justement dans le fond. Mais où est l'homme de la vraisemblance à tout prix, l'homme des Jeux d'entr'acte et des naïves raisons sur lesquelles il appuie sa proposition? Comme il serait aisé de railler cet homme, à son tour, si l'on avait seulement l'esprit de Beaumarchais !

Je termine, enfin, sur un autre morceau, où l'écrivain met encore, et toujours, les rieurs de son côté, quoique, au fond... :

« Un autre amateur, saisissant l'instant qu'il y avait beaucoup de monde au foyer, m'a reproché, du ton le plus sérieux, que ma pièce ressemblait à On ne s'avise jamais de tout. Ressembler, monsieur! Je soutiens que ma pièce est On ne s'avise jamais de tout, luimême. Et comment cela? - C'est qu'on ne s'était pas encore avisé de ma pièce. L'amateur resta court, et l'on en rit d'autant plus, que celui qui me reprochait On ne s'avise jamais

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de tout est un homme qui ne s'est jamais avisé de rien. »

Certes, ce n'est jamais l'aplomb qui fait défaut à l'auteur du Barbier de Séville; mais celui qu'il nous montre là est stupéfiant. Comment! On ne s'était jamais avisé de sa pièce ! Ouvrez le Théâtre de Gherardi (six volumes rares et très précieux). Vous trouverez, dans le premier volume de l'édition de 1717, une comédie de D... (lisez Nolant de Fatouville), représentée en 1692, et intitulée La Précaution inutile; on se rappelle que c'est là le sous-titre donné par Beaumarchais lui-même à son Barbier, et qu'il est question, plusieurs fois, au premier acte, des couplets de La Précaution inutile, que le maître à chanter de Rosine lui a donnés à étudier.

Or, cette comédie de Nolant de Fatouville, dont Beaumarchais a audacieusement confisqué le titre à son profit, est l'histoire exacte du Barbier de Séville, puisque Arlequin, à l'aide de ruses diverses, ne s'y emploie pas à autre chose qu'à soustraire Colombine à son tuteur Gaufichon, au profit de l'amoureux Léandre.

Le couplet final, que je ne cite pas pour son lyrisme, résume assez le sujet, et marque son

identité absolue avec la donnée, bien simple d'ailleurs, du Barbier de Séville:

Penses-tu, jaloux, être sage
De resserrer une beauté?
Plus on la tient en esclavage,
Plus on l'engage

A trahir sa fidélité.

Un oiseau que l'on tient en cage
N'aspire qu'à sa liberté!

Il ne faudrait pas juger la Précaution inutile sur cet échantillon: ce serait presque aussi injuste que si l'on jugeait Labiche sur les couplets de ses vaudevilles. La Précaution inutile, sans pouvoir se comparer au Barbier de Séville, où Beaumarchais dépense toute sa verve, contient de bonnes scènes, très gaies, et qui ne manquent pas de portée comique. Disons que si Nolant de Fatouville est resté inconnu, cela tient sans doute à ce que, conseiller au Parlement de Rouen, il a toujours dissimulé sa personnalité sous une simple initiale; mais les lecteurs du curieux Théâtre de Gherardi peuvent attester cette réelle et haute valeur d'écrivain comique, qui eût dû lui assurer une meilleure fortune.

Beaumarchais, dont le sans-gêne est sans limites, lui a, non seulement emprunté son

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