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ment de recul. Aussi, dans le long passage que je viens de citer, que de traits seraient applicables aujourd'hui ! N'avons-nous pas la licence sans la liberté ? Tout est permis contre les mœurs; et vis-à-vis des classes d'hommes et des corps d'états, nous n'osons rien. Du scandale, partout! de la satire, nulle part!

La lâcheté nous bride, et les sots vont disant
Que, sous ce vieux soleil tout est fait à présent;
Comme si les travers de la famille humaine
Ne rajeunissaient pas chaque an, chaque semaine!
Notre siècle a ses mœurs, partant, sa vérité :
Celui qui l'ose dire est toujours écouté.

Mais qui donc ose? Nos auteurs tendent, de plus en plus, à n'être que des amuseurs. Et quels amuseurs! Flattant ce qu'il y a de pire en nous par le scabreux des situations et le cynisme des théories! Ah! les hardiesses de Beaumarchais! Qu'on nous y ramène! Elles pouvaient amener des Révolutions: nos audaces, elles, n'engendrent que des décadences.

Beaumarchais va trop loin, quand, dans son ardeur à faire croisade contre les abus de son temps, il dédaigne cette comédie qui ne s'en prend qu'aux travers et aux ridicules », et quand il écrit, à ce sujet : « Cela vaut bien la peine d'écrire ils sont chez nous comme les

modes; on ne s'en corrige point, on en change ». N'oublions pas que, de la même plume dont Molière a écrit son Tartuffe, il avait composé Les Précieuses ridicules, et que, si le couronnement de sa carrière est superbe, le début n'en était pas à mépriser. Mais il faut songer que Beaumarchais dit cela dans la préface du Mariage de Figaro, et qu'on y sent, qu'on y respire l'odeur de la poudre. Entrons donc un peu dans sa passion du moment, et laissons-le dire:

« Les vices, les abus, voilà ce qui ne change point, mais se déguise en mille formes, sous le masque des mœurs dominantes : leur arracher ce masque et les montrer à découvert, telle est la noble tâche de l'homme qui se voue au théâtre. Soit qu'il moralise en riant1, soit qu'il pleure en moralisant: Héraclite ou Démocrite, il n'a pas un autre devoir; malheur à lui, s'il s'en écarte! On ne peut corriger les hommes qu'en les faisant voir tels qu'ils sont. >>

Et, pour répondre à l'objection qui se présente aussitôt à l'esprit, c'est-à-dire, à la crainte qu'une trop vive satire, c'est-à-dire une peinture trop vive des vices et des abus, n'offre

1. L'inventeur du « genre sérieux » commence à ne plus dédaigner le « sarcasme ».

un danger pour les mœurs, notre écrivain formule très nettement les lois de la moralité au théâtre :

« Ce n'est, dit-il, ni le vice ni les incidents qu'il amène, qui font l'indécence théâtrale; mais le défaut de leçons et de moralité. Si l'auteur, ou faible ou timide, n'ose en tirer de son sujet, voilà ce qui rend sa pièce équivoque ou vicieuse ».

Voilà, certes, des idées très saines et très justes. Mettez de côté les tableaux obscènes et licencieux, qu'un écrivain qui se respecte et respecte les autres n'aura jamais l'idée d'étaler sur la scène ; et vous reconnaîtrez alors combien Beaumarchais touche ici le point juste. On se demande souvent où est la moralité d'une œuvre et en quoi elle consiste. Ce n'est pas, certes, dans la naïve théorie à la Berquin, bonne peut-être pour l'enfance, qui montre la vertu récompensée et le vice puni. Il serait trop commode d'écrire des comédies scandaleuses, et de se déclarer en règle avec les mœurs, parce qu'on y aurait cousu un « bon dénouement ». D'ailleurs, l'assertion est fausse en elle-même et plutôt de nature à déconcerter les braves gens, qui s'aperçoivent bien vite. qu'ici-bas, le vice est souvent triomphant et la

vertu réduite à demander son réconfort à d'autres appuis que le succès. Et, s'il m'est permis, 5,-et pourquoi pas? de citer le Christ en ces matières théâtrales, n'a-t-il pas dit luimême que son royaume n'est pas de ce monde?

Il n'y a donc qu'une seule moralité à chercher dans une œuvre de théâtre, une seule que nous ayons le droit d'exiger: c'est qu'à travers les incidents qu'il plaira à l'auteur de dérouler, à travers le dénouement où il nous amènera, nous sentions en lui le vir bonus, dicendi peritus ; en un mot, que son œuvre nous laisse l'amour du bien, la haine et l'horreur du mal. Quand il aura fait cela, il aura fait œuvre morale. Et comme, après tout, le théâtre n'a pas pour seul but de moraliser, j'admets qu'un auteur écrive des comédies « non immorales », c'est-à-dire qui n'affaiblissent en nous aucun bon sentiment et n'en éveillent aucun mauvais. De ce minimum nous pouvons nous contenter. Là où le théâtre devient odieux aux honnêtes gens et aux gens de cœur, c'est quand l'écrivain, « faible ou timide », n'ose tirer une conclusion de son sujet, et écrit une œuvre « équivoque et vicieuse », ou lorsque, comme nous le voyons de nos jours, (Beaumarchais n'avait pas osé prévoir ce cynisme), il affiche des théories

outrageusement scandaleuses, pour le seul besoin, souvent, de se ménager un peu de bruit et de réclame.

Au demeurant, tout est dans l'impression. laissée par l'œuvre, et la question de moralité gît là tout entière. La doctrine de Beaumarchais se rencontre ici presque tout à fait avec celle de La Bruyère, lorsque l'auteur des Caractères nous dit : « Quand une lecture vous élève l'esprit, et qu'elle vous inspire des sentiments nobles et généreux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l'ouvrage, il est bon, et fait de main d'ouvrier. » Il me semble même qu'ici La Bruyère va plus loin que Beaumarchais; car, à l'auteur qui sait inspirer des sentiments nobles et élevés, il ne décerne pas seulement un brevet de moralité, mais même un brevet littéraire : « L'ouvrage est bon et fait de main d'ouvrier. » Nous dirions aujourd'hui : « de main de maître ».

Pauló minora. Parlons du style! Beaumarchais s'arrête sur cette question; et, à l'en croire, il semble qu'un écrivain de théâtre doive prendre à tâche de n'avoir aucun style. Avant de discuter cet axiôme, dont le seul énoncé peut surprendre, laissons la parole à l'écrivain :

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