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FAITES QUE POUR LE PRÉPARER! Quel étrange aveu ! Dans la pensée de Beaumarchais, l'immortel Figaro, le héros du Barbier et du Mariage, ne représente qu'un corps d'avant-garde destiné à préparer la venue du général en chef, Bégearss, l'autre Tartuffe ! Voilà à quel point les plus grands écrivains peuvent se tromper eux-mêmes sur la valeur relative de leurs conceptions! Corneille mettait son Sertorius au-dessus de tout. C'est ainsi, du reste, qu'Ingres s'estimait violoniste plus que peintre, et que Gavarni voulait être admiré surtout comme mathématicien.

Que conclure de tout cela? C'est que Beaumarchais, inventeur ou propagateur du « genre sérieux », attachait plus de prix à ses drames qu'à ses comédies. C'est en passant, occasionnellement, pour mettre simplement en relief son « autre Tartuffe », qu'il a créé ces figures impérissables Figaro, Rosine, Almaviva, Suzanne, Brid'oison! L'auteur d'Eugénie n'est écrivain comique que par rencontre le drame est tout ce qui le préoccupe. Combien devonsnous nous féliciter de cette pointe poussée par l'homme du drame sur le terrain de la comédie,

1. Beaumarchais intitule son drame : L'autre Tartuffe ou la Mère coupable.

puisque nous lui devons deux chefs-d'œuvre de notre théâtre ! L'homme qui a osé écrire, dans la préface d'Eugénie (Essai sur le genre dramatique sérieux) les lignes suivantes : « Si le tableau gai du ridicule amuse un moment l'esprit au spectacle, l'expérience nous apprend (?) que le rire qu'excite en nous un trait lancé meurt absolument sur sa victime, sans jamais réfléchir jusqu'à notre cœur »; cet homme-là serait mort écrasé sous la lourdeur de ses drames fastidieux, si sa mémoire n'eût été sauvée par deux de ces œuvres légères dont il faisait fi, deux comédies!

J'en aurais fini avec les préfaces de Beaumarchais, si intéressantes d'ailleurs, si nous n'avions celle de Tarare; cet opéra où notre écrivain ne dédaigna pas le rôle de librettiste, dont tant de gens font peu de cas, pour ne pas savoir ce qu'il exige de précieuses qualités littéraires. Déjà, nous l'avons vu, dans la préface du Barbier, malmener la musique de son temps, l'accusant de lenteurs et de rabâchages. Ici, il va reprendre le même thème, et, serrant de plus près son sujet, s'attacher à relever la tâche du poète dans le drame lyrique, et surtout à montrer ce qu'elle est, ce qu'elle ne doit pas être, ce qu'elle peut devenir. Comme

Beaumarchais est toujours l'homme dont on peut dire, avec les Femmes savantes :

Ses titres ont toujours quelque chose de rare,

il traite son avant-propos comme une épître et l'intitule Aux abonnés qui voudraient aimer l'opéra. Ceci fait, il entre en matière, de façon à ne laisser aucune équivoque :

« Ce n'est point, dit-il, de l'art de chanter, du talent de bien moduler, ni de la combinaison des sons; ce n'est point de la musique en ellemême, que je veux vous entretenir; c'est l'action de la poésie sur la musique, et la réaction de celle-ci sur la poésie au théâtre, qu'il importe d'examiner, relativement aux ouvrages où ces deux arts se réunissent. Il s'agit moins pour moi d'un nouvel opéra, que d'un nouveau moyen d'intéresser à l'opéra ».

Et notons, bien que ce qui suit soit une digression, mais qui ne nous retiendra pas longtemps, l'enthousiasme, montré dès la phrase suivante, par notre écrivain, pour son temps et son pays, et comme il est heureux d'être né français, et à la veille de la Révolution !

Pour vous disposer à m'entendre, à m'écouter avec un peu de faveur, je vous dirai, mes chers contemporains, que je ne connais

point de siècle où j'eusse préféré de naître, point de nation à qui j'eusse aimé mieux appartenir. Indépendamment de tout ce que la société française a d'aimable, je vois en nous, depuis vingt ou trente ans, une émulation vigoureuse, un désir général d'agrandir nos idées par d'utiles recherches, et le bonheur de tous par l'usage de la raison. >>

Et, dans cet enthousiasme, qui le grise, notre écrivain comique, que nous avons vu dédaigner la comédie, va jusqu'à déprécier... quoi? La littérature!

« On cite le siècle dernier comme un beau siècle littéraire; mais qu'est-ce que la littérature dans la masse des objets utiles? Un noble amusement de l'esprit! »

<< Amusement! » Pourquoi pas « amusette »? Allons, Beaumarchais, du calme! Ne nous emballons pas; et ne tombons pas dans le travers des enthousiastes, qui trouvent toujours la dernière chose dont ils ont parlé est la première de toutes !

que

Mais je reviens à la question, au livret d'opéra. Si la littérature n'est qu'un « noble amusement de l'esprit », ce genre littéraire a toujours été considéré comme le moins noble de tous. Pourquoi? Beaumarchais se le

demande. « D'où naît, dit-il, ce dédain pour le poème d'un opéra? car enfin ce travail a sa difficulté. » Selon lui, l'explication de ce préjugé est dans la façon erronée dont, jusqu'alors, la part du poème dans l'opéra a été comprise. Et non seulement celle du poème, mais celle même de tous les autres arts qui concourent à la formation de ce spectacle. L'opéra est, d'après lui, un composé d'éléments intéressants, mais mal amalgamés :

« Le froid dédain d'un opéra ne vient-il pas de ce qu'à ce spectacle la réunion mal ourdie de tant d'arts nécessaires à sa formation, a fini par jeter un peu de confusion dans l'esprit sur le rang qu'ils doivent y tenir, seul plaisir qu'on a droit d'en attendre? »

Cette malfaçon de l'opéra durait depuis plus d'un siècle; et Beaumarchais explique, par les raisons qui durent encore de son temps, l'observation que faisait La Bruyère cent ans auparavant : « On voit bien que l'opéra est l'ébauche d'un grand spectacle, il en donne l'idée ; mais je ne sais pas comment l'opéra, avec une musique si parfaite et une dépense toute royale, a pu réussir à m'ennuyer. »

C'est que l'opéra ne savait alors que chanter, et non intéresser par le développement d'une

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