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que celui-ci ne perde jamais de vue la pensée du premier. Quand cette double abnégation se produit, on est sur le chemin du chef-d'œuvre. Cet accord parfait, à en croire la préface de Tarare, aurait bien existé entre Beaumarchais et le compositeur Salieri. Cependant, il n'est pas sûr que la partition de Salieri fût un chefd'œuvre; mais aussi est-il bien certain que le livret de Beaumarchais n'en est pas un. Cela prouverait que la théorie est une chose, et la pratique une autre. Et puis, est-il bien assuré que l'entente parfaite fût si grande entre le musicien et le poète? Beaumarchais est un peu suspect; et, si ses préfaces sont toujours intéressantes, elles ne sont pas toujours d'une absolue sincérité.

Notre homme est, au théâtre surtout, le pont jeté entre le XVIII° siècle et le XIX. Mais celui qui passe un pont tourne le dos à la rive qu'il quitte, pour ne plus voir que celle qu'il veut atteindre. Aussi notre écrivain appartient-il beaucoup plus au nouveau siècle, sur lequel il va prendre tant d'influence, qu'à l'ancien, avec lequel il entend rompre, comme révolutionnaire et comme réformateur.

CHAPITRE III

LES ÉCRIVAINS DRAMATIQUES DU XIX SIÈCLE

I

Nous allons voir les idées de Beaumarchais s'appliquer, ses théories se répandre ; les germes, qu'il a confiés à la terre, prendre racine, pousser des rameaux et se multiplier. Notre théâtre est né des audaces de l'auteur du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro. Dans sa manière nerveuse et agitée, dans ses traits brillants et mordants, sa tendance à philosopher et à mettre ses œuvres dramatiques au service de ses idées sociales, Alexandre Dumas fils, l'un des premiers écrivains de la seconde moitié du XIXe siècle, est l'héritier direct de Beaumar

chais, et son fils intellectuel, plus qu'il ne l'est de Dumas père.

Mais n'anticipons pas. Il me faut, d'abord, prendre le XIX siècle à ses débuts. Ces débuts, ils se développent à travers tant de préoccupations politiques et sociales, tant et de tels événements militaires, que, sous la voix des orateurs qui discutent nos lois et notre constitution, sous le grondement du canon qui défend nos droits, la littérature sombre et disparaît. Quelle comédie pourrait se faire entendre en des heures si graves, et quelle tragédie vaudrait celles qui se jouent à nos frontières? Donc, aucun écrivain saillant n'apparaît, au théâtre, pendant les vingt ou trente premières années du siècle; aucun ne nous livre ces documents que nous cherchons, les pages où s'émettent des idées fécondes et qui appellent la discussion. Il faut aller jusqu'à la naissance du Romantisme pour trouver un théâtre qui porte la marque d'une certaine originalité. Jusque-là, les grands classiques, les immortels suffisent à porter le poids du répertoire, qu'aucune œuvre nouvelle de quelque valeur ne vient compléter ou enrichir. Des écrivains sans ombre de génie, et même de peu de talent, se traînant à la remorque des maîtres, cherchent à les imiter dans de plats balbutie

ments, comme les prêtres d'une religion oubliée psalmodient des prières dont le sens est perdu. De la littérature de l'Empire, deux vers ont survécu. L'un, de Népomucène Lemercier,

Le trident de Neptune est le sceptre du monde,

et l'autre, un vrai beau vers, celui-là, de Raynouard, dans Les Templiers,

Mais il n'était plus temps : les chants avaient cessé.

Ces vingt-quatre syllabes (vingt-cinq, en comptant la muette) constituent à peu près tout ce qui, dans nos bibliothèques, représentera le théâtre du premier quart du XIX° siècle.

Ces faux classiques qui, dans la lutte littéraire, n'auraient été, pour nos maîtres, que des défenseurs compromettants, si le génie de Molière, de Corneille et de Racine pouvait jamais être compromis, étaient si bien à la merci de qui voudrait les attaquer, que je ne puis vraiment admirer les victoires du Romantisme. Les Romantiques n'ont fait qu'enfoncer des portes ouvertes et tuer des gens mort-nés. Pareils au Matamore espagnol, dont ils ont un le tempérament, et dont leurs héros s'inspirent toujours plus ou moins, ils parlent sans

peu

cesse de tout pourfendre, et font, en somme, beaucoup plus de bruit que de besogne. Qu'on me cite un progrès que nous leur devions? Est-ce l'affranchissement des règles trop étroites, la liberté des genres, la suppression des bar3rières entre lesquelles tragédie et comédie étaient parquées? Mais Diderot et Beaumarchais avaient déjà réclamé tout cela avant eux!

Est-ce la connaissance du théâtre étranger? Hélas ! Ils l'imitaient presque aussi maladroitement que leurs adversaires singeaient nos grands classiques; et, d'ailleurs, s'ils ont commencé ce travail de destruction et de ruine de notre esprit national qui va si grand train aujourd'hui, avons-nous à leur en savoir bien bon gré?

Le mérite des Romantiques, comme celui des Révolutionnaires, en général, est presque exclu*sivement négatif. S'il est vrai, comme on l'a

dit, qu'il est des morts qu'il faut tuer, nous avons à les remercier d'avoir tué ce fantôme de théâtre qui régnait alors sur nos scènes. Ils furent des démolisseurs; mais ils ne surent pas assez construire. Non, pas même le jour où ils purent mettre à leur tête un poète de génie. Victor Hugo, qui fut très grand par lui-même, n'a pas fait, il ne pouvait pas faire école. Si

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