Images de page
PDF
ePub

saisi au vol, doit prendre, pour exprimer sa pensée et la faire porter, la forme la plus frappante et la plus ramassée. Dumas lui permet même les incorrections, quand le mouvement scénique les lui dicte. Il le dit nettement dans la préface du Père prodigue, en s'autorisant d'un maître :

« Je t'aimais inconstant; qu'aurais-je fait fidèle?

est une abominable faute de grammaire, que le vers ne nécessitait pas; cependant, s'il eût eu à peindre le même sentiment en prose, Racine, qui savait son métier, l'aurait présenté avec la même incorrection. »

Quand nous avons affaire à un styliste comme Dumas fils, vous pensez bien qu'il ne s'agit pas de s'autoriser de ce qu'on est au théâtre pour se dispenser de bien écrire ou même pour ne pas écrire du tout. Non le style du théâtre aura, à de certains égards, moins d'exigences que l'autre, soit; à d'autres, il en aura plus, et de toutes particulières. Ne faut-il pas, d'ailleurs, en art, affirmer toujours sa personnalité? Et la forme littéraire est un des points où la personnalité s'affirme le mieux.

« On n'est complètement auteur dramatique

que si l'on a une manière d'écrire, comme une manière de voir, absolument personnelle. Une œuvre dramatique doit toujours être écrite comme si elle ne devait être que lue. Il faut, pour que l'œuvre vive sans le secours de l'interprète, que le style de l'écrivain ait su transporter sous les yeux du lecteur les solidités, les propositions, les formes et les tonalités que les spectateurs applaudissent . »

Donc, l'auteur dramatique peut être, il doit être un écrivain. Est-il besoin vraiment de le dire, en un art qui compte, dans l'antiquité, Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Plaute, Térence; chez nous, Molière, Corneille, Racine; à l'étranger, Goethe, Schiller et Shakespeare?

Mais laissons là le style au théâtre, sujet sur lequel j'ai eu déjà à m'étendre plus haut, en parlant de Beaumarchais. Dumas, que j'étudie en ce moment, n'est pas seulement préoccupé de la forme artistique à donner à ses idées ce sont les idées mêmes pour lesquelles ses pages d'à côté combattent, aussi bien que ses ouvrages. On connaît, sur ce point, les théories de l'écrivain, auquel on a souvent, et non sans

1. Préface du Père prodigue.

raison quelquefois, reproché l'abus des thèses. Son théâtre a pour devise la belle parole de Térence:

Nihil humani a me alienum puto.

Tout ce qui est du domaine humain et du domaine moral, est nécessairement, pour lui, du domaine dramatique. Il suffit de lire ses préfaces, particulièrement celle du Fils naturel, pour se rendre compte que son idéal est très élevé. Je dis son idéal, et non sa portée. Il se trompe souvent sur l'effet moral qu'il croit atteindre, mais sa bonne foi est hors de cause. Sarcey, dont il cite lui-même un long article sur La Visite de noces, a pu, avec grande raison, je crois, signaler que le rire soulevé par l'audition de cette pièce est « le rire du scandale »; il semble bien pourtant que, dans cette œuvre comme dans bien d'autres, Dumas fils ait pu se croire moraliste, et même moralisateur.

Il y a, dans cette préface du Fils naturel que je viens de nommer, des déclarations d'une morale très élevée, au sujet desquelles Dumas, qui sait être un écrivain sans être un phraseur, ne saurait être suspect de non sincérité.

« L'homme, dit-il, n'est véritablement au

dessus de l'humanité ambiante que sur un seul plan: la vertu. »

Et, comme il faut toujours ramener ces études dramatiques sur le terrain artistique, sur leur véritable terrain :

« Quand le travail de l'esprit n'est pas la plus noble des professions, c'est le plus vil de tous les métiers. >>

Nous sommes loin, on le voit, de la théorie de « l'art pour l'art. » Pour Dumas, l'art, en général, le théâtre, en particulier, ont une grande mission à remplir. Tout ce qui peut élever l'homme, tout ce qui touche à la société, à ses besoins, à ses progrès, tout cela constitue le terrain sur lequel la comédie a le droit d'évoluer. Ah! celui-là a une haute idée du théâtre et du bien qu'il peut faire!

« Un art, dit-il, qui, pour nous en tenir à la France, a produit Polyeucte, Athalie, Tartuffe et Le Mariage de Figaro, est un art civilisateur au premier chef, dont la portée est incalculable, quand il a pour base la vérité, pour but la morale, pour auditoire le monde entier, et c'est le monde qui nous écoute aujourd'hui1. »

1. Préface du Fils naturel.

Ainsi, dans la pensée de Dumas, la scène est un véritable apostolat :

« Nous sommes perdus, si nous ne nous hâtons de mettre le grand art au service des grandes réformes sociales et des grandes espérances de l'âme... Il nous faut peindre à larges traits, non plus l'homme-individu, mais l'homme-humanité, le retremper dans ses sources, lui indiquer ses voies, lui découvrir ses fins; autrement dit, nous faire plus que moralistes, nous faire législateurs. Pourquoi pas, puisque nous avons charge d'âmes...? La vieille société s'écroule de toutes parts. Notre siècle est usé, mais les siècles ne le sont pas... Le théâtre n'est pas le but, ce n'est que le moyen. L'homme moral est déterminé. L'homme social est à faire. L'œuvre qui ferait pour le bien ce que Tartuffe a fait contre le mal serait, à talent égal, supérieure à Tartuffe1. »

Que de gorges chaudes feraient les auteurs du xxe siècle, s'ils relisaient ces pages! Mais Dumas poursuit, sans craindre les railleurs :

Inaugurons donc le théâtre utile, au risque d'entendre crier les apôtres de l'art pour l'art,

1. Préface du Fils naturel.

« PrécédentContinuer »