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d'être accusé de regarder quelqu'un dans les portraits qu'il fait ; que son dessein est de peindre les mœurs sans vouloir toucher aux personnes, et que tous les personnages qu'il représente sont des personnages en l'air, et des fantômes proprement, qu'il habille à sa fantaisie pour réjouir les spectateurs; qu'il serait bien fâché d'y avoir marqué qui que ce soit ; et que, si quelque chose était capable de le dégoûter de faire des comédies, c'était les ressemblances qu'on y voulait toujours trouver, et dont ses ennemis tâchaient malicieusement d'appuyer la pensée pour lui rendre de mauvais services auprès de certaines personnes à qui il n'a jamais pensé. En effet, je trouve qu'il a raison; et pourquoi vouloir, je vous prie, appliquer tous ses gestes et toutes ses paroles, et chercher à lui faire des affaires, en disant hautement, il joue un tel, lorsque ce sont des choses qui peuvent convenir à cent personnes? Comme l'affaire de la comédie est de représenter en général tous les défauts des hommes, et principalement des hommes de notre siècle, il est impossible à Molière de faire aucun caractère qui ne rencontre quelqu'un dans le monde; et, s'il faut qu'on l'accuse d'avoir songé à toutes les personnes où l'on peut trouver les défauts qu'il

peint, il faut, sans doute, qu'il ne fasse plus de comédies ».

Que Molière soit plus ou moins sincère dans sa défense personnelle, qu'il n'ait pas parfois cédé à la tentation, grande pour l'auteur comique, de ridiculiser un adversaire, je n'ai pas à l'examiner ici, et telle n'est pas la question. Il est certain, et c'est là le point qui nous occupe, qu'on ne saurait mieux poser les règles. générales de la Comédie ni mieux délimiter les droits de l'écrivain comique. A nous de prendre Uranie pour modèle, et de profiter de la leçon sans avoir l'air de nous reconnaître.

Uranie nous ramène à La Critique. Il nous faut demander encore quelques extraits à cette mine précieuse. Nous avons vu le maître << s'en remettre » volontiers au jugement de « la multitude ». Ce mot ne doit pas certainement être pris dans un sens aussi démocratique que nous le ferions aujourd'hui : Molière consultait sa servante, mais sur les effets de gros rire seulement. Là où nous entendrions « la plèbe », Molière entend « le peuple », c'est-à-dire tout le monde, grands et petits. Cette « multitude », où il fait entrer les courtisans « avec leurs plumes et leur point de Venise », il l'oppose aux raisonneurs et aux pédants. Elle comprend

tous ceux qui « se laissent aller de bonne foi aux choses qui nous prennent par les entrailles et ne cherchent point de raisonnements pour s'empêcher d'avoir du plaisir ». C'est Dorante qui parle ainsi dans cette Critique de l'École des Femmes, Dorante, un homme de cour luimême.

Notre écrivain eût été bien ingrat, d'ailleurs, s'il n'eût gardé bon souvenir de cette Cour, qui, à l'instigation du roi, lui faisait si bon accueil. Nous pardonnons à Molière quelques flatteries à l'adresse de Louis XIV, à qui l'histoire ne fera pas un mince mérite d'être resté son protecteur fidèle; ne nous étonnons pas, non plus, si Dorante répond vertement, sur le compte de la Cour, au pédant Lysidas :

<< Sachez, s'il vous plaît, monsieur Lysidas, que les courtisans ont d'aussi bons yeux que d'autres; qu'on peut être habile avec un point de Venise et des plumes aussi bien qu'avec une perruque courte et un petit rabat uni; que la grande épreuve de toutes vos comédies, c'est le jugement de la Cour; que c'est son goût qu'il faut étudier pour trouver l'art de réussir; qu'il n'y a point de lieu où les décisions soient si justes; et, sans mettre en ligne de compte tous les gens savants qui y sont, que, du simple

bon sens naturel et du commerce de tout le beau monde, on s'y fait une manière d'esprit qui, sans comparaison, juge plus finement des choses que tout le savoir enrouillé des pédants ».

L'idée est de celles auxquelles Molière s'attache et revient volontiers. On se rappelle, dans Les Femmes savantes, la réplique de Clitandre à Trissotin, qui n'est guère que la mise en vers du passage ci-dessus, et qu'il faut noter pour la curiosité du rapprochement :

Vous en voulez beaucoup à cette pauvre Cour,
Et son malheur est grand de voir que, chaque jour,
Vous autres beaux esprits vous déclamiez contre elle,
Que de tous vos chagrins vous lui fassiez querelle,
Et, sur son méchant goût lui faisant son procès,
N'accusiez que lui seul de vos méchants succès.
Permettez-moi, monsieur Trissotin, de vous dire,
Avec tout le respect que votre nom m'inspire,
Que vous feriez fort bien, vos confrères et vous,
De parler de la Cour d'un ton un peu plus doux;
Qu'à le bien prendre au fond, elle n'est pas si bête
Que, vous autres messieurs, vous vous mettez en tête;
Qu'elle a du sens commun pour se connaître à tout;
Que chez elle on se peut former quelque bon goût;
Et que l'esprit du monde y vaut, sans flatterie,
Tout le savoir obscur de la pédanterie.

De tout cela ressort, avant tout, le principe. littéraire fondamental auquel notre grand poète

comique se réfère, qui est la haine des précieux et des pédants et l'amour du naturel. II y a, du reste, cela de curieux chez Molière, et c'est une tendance de tout le xvII° siècle, que la critique littéraire joue un rôle important dans son œuvre. Deux de ses comédies s'y rattachent : Les Précieuses ridicules et Les Femmes savantes. En outre, que de citations de poésies ridicules! Le Madrigal de Mascarille, le Sonnet de Trissotin, celui d'Oronte, auquel le maître oppose la naïve chanson :

« Si le roi m'avait donné Paris, sa grand'ville! »

Arrêtons-nous sur ce couplet du bon vieux temps! Molière l'admire-t-il autant que paraît le faire Alceste? Pourquoi pas? Ce qui, en tout cas, n'est pas douteux, c'est que ce simple cri du cœur lui paraît exquis en regard de toutes les fadaises colportées dans le monde par les beaux esprits des ruelles, de même qu'un coin de prairie arrosé d'une source fraîche nous semble, au sortir du désert, le plus délicieux des paysages.

La simplicité, le naturel, c'est toujours là qu'il en faut venir avec Molière. Il tolère la science chez la femme, à condition qu'elle ne

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