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s'en vante pas. Quant aux sots, il ne les admet que dans leur sottise instinctive et naturelle; mais, frottés de science, jamais! Car il est convaincu a-t-il tort?

que

Un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant.

En effet, le sot savant, c'est le pédant; et où trouver une plus lourde bête qu'un pédant?

En ai-je fini avec La Critique de l'École des Femmes ? Non. Et comment omettre ce précieux passage où Molière établit la supériorité de la Comédie sur la Tragédie. Assurément, le poète prêche pour son saint; mais il prêche si bien qu'on est fort tenté de lui donner raison :

« Quand, pour la difficulté, vous mettriez un peu plus du côté de la Comédie, peut-être que vous ne vous abuseriez pas; car enfin je trouve qu'il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la fortune, accuser les destins, et dire des injures aux dieux, que d'entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde.

Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez; ce sont des portraits à plaisir, où l'on ne cherche point de ressem

blance; et vous n'avez qu'à suivre les traits d'une imagination qui se donne l'essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d'après nature on veut que les portraits ressemblent; et vous n'avez rien fait, si vous n'y faites reconnaître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n'être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon sens, et bien écrites; mais ce n'est pas assez dans les autres, il y faut plaisanter; et c'est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens ».

Comment ne pas être frappé de la justesse de ces réflexions? Au demeurant, sérieux Ou comique, tout ce qui est théâtre doit viser à la vérité. Mais, tandis que la Tragédie, fondée sur des catastrophes et des aventures peu communes, poursuit une vérité d'exception, sur laquelle nous pouvons aisément faire illusion à nous-mêmes et aux autres, la Comédie s'attache à la vérité courante, où le moindre écart se fait sentir, où la moindre fausse note détonne. Ce n'est donc pas seulement comme difficulté, c'est comme portée que la bonne comédie me paraît au-dessus de tout. Si l'art peut renfermer une leçon, et, en dépit des railleurs, com

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ment en douter? - cette leçon n'a que de rares applications quand elle s'adresse aux héros et aux grands politiques; mais elle prend toute sa valeur en se mettant au niveau du commun des hommes. Napoléon aurait fait de Corneille son premier ministre, et Pierre-le-Grand lui eût donné la moitié de son empire pour apprendre de lui à gouverner l'autre; mais nous autres, qui ne sommes ni des Napoléon, ni des Pierrele-Grand, combien plus d'enseignements ne puisons-nous pas dans Molière !

Un point est à relever encore dans le passage que j'ai cité. Molière n'y vise qu'à peindre « les hommes de son siècle ». Déjà, il disait la même chose dans l'extrait que j'ai donné de L'Impromptu de Versailles. N'avons-nous pas lieu de nous étonner, lorsque de l'avis de tous, y compris les étrangers, volontiers jaloux de nos gloires, cet écrivain est celui qui a le mieux peint les hommes de tous les pays et de tous les temps, disons : « l'homme », pour employer une expression dont il s'est servi plusieurs fois lui-même, et qui est singulièrement forte dans son absolue simplicité.

La vérité, c'est qu'avec la puissance instinctive de son génie et cette sagacité d'observation qui en fait le fond, Molière, tout en nous don

nant l'allure extérieure des hommes de son temps, pénètre au cœur même de la nature humaine, saisissant, dans chaque caractère, les traits typiques et impérissables, ceux qui, à travers les siècles et les frontières, sont et seront éternellement vrais, je ne dirai pas, comme le vieux Corneille, « tant qu'il y aura des théâtres et des acteurs », mais tant qu'il y aura des êtres humains sujets à nos faiblesses et agités de nos passions.

Aussi, si nous mettons de côté quelques détails de pure forme, qui sont la marque inévitable du temps, combien a-t-il moins vieilli, non seulement que les écrivains comiques du XVIII° siècle, mais que tels du XIX, voire même ces auteurs vivant encore parmi nous, mais passés de mode et morts à l'art, dont les œuvres ne sauraient se reprendre après que vingt années seulement ont passé sur elles.

Et si, au lieu de franchir le temps, vous franchissez les frontières, ce qui est à peu près la même chose1, vous verrez notre Molière aimé et lu partout où la nature humaine est étudiée et comprise. Ce n'est pas seulement dans toutes les langues européennes que Molière est tra

1. Rappelons-nous le mot de Racine à propos de Bajazet : sur ce qui est à mille ans ou mille lieues de nous.

duit n'a-t-il pas été dit qu'un lettré persan s'est avisé de faire connaître Le Misanthrope à ses compatriotes? C'est que la plupart des types du maître, jaloux, avares, maris ridicules, serviteurs familiers, hypocrites, amoureux, pédants mêmes, sont aussi vrais dans un hémisphère que dans l'autre.

Que de choses dans un menuet! disait un maître à danser, qui semblait se piquer d'un peu de philosophie. Que de choses, pouvonsnous dire, et à plus juste titre encore, dans cette page de critique littéraire qui a nom La Critique de l'École des femmes !

Mais nous avons eu à y joindre, en raison de certains points de contact, ce petit acte, non moins curieux, que Molière intitule L'Impromptu de Versailles. Là encore, nous prenons sur le fait, et dans sa formation intime, la pensée du maître. Est-il une exploration de plus haut intérêt pour tout esprit curieux de ces dessous du grand art? Ce qui m'empêche, cependant, d'étudier L'Impromptu, comme je viens de faire La Critique, c'est que ce travail sortirait du cadre de mes recherches, en ce que ce n'est plus ici l'écrivain qui nous livre sa pensée secrète, mais le comédien.

Les idées de Molière sur la déclamation ne

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