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II

Voltaire passé, il faut, pour trouver des pages critiques intéressantes, aller jusqu'aux précurseurs de la Révolution; il faut atteindre cette époque où, la littérature devançant les autres manifestations de la pensée humaine, on peut dire que, déjà le x1x° siècle commence. Les auteurs de l'époque intermédiaire, comme l'aimable Marivaux, par exemple, ne sont pas des théorisants. Au contraire, des deux illustres écrivains, qui, placés à la fin du XVIII° siècle, inaugurent déjà le xix, l'un est un théorisant, et l'autre joint à cette qualité une vive intuition du métier. J'ai cité plus haut ces noms retentissants Diderot, Beaumarchais!

Diderot a adoré le théâtre il a écrit, non seulement des ouvrages dramatiques, ou qu'il a crus tels, mais aussi des préfaces, des disser

tations sur l'art théâtral. Il semblerait, tout d'abord, que ces pages rentrent essentiellement dans le cadre de mon étude. Cependant, je n'en crois rien, et je m'explique. Je me suis efforcé de rechercher, dans les préfaces et écrits justificatifs des grands auteurs dramatiques, la part de critique et de théorie qu'elles renferment, et de voir, par suite, dans quelle mesure ce qu'ils ont fait procède de ce qu'ils ont voulu faire. Or, Diderot a raisonné, en dilettante éclairé, des choses de théâtre, et plus, à vrai dire, de l'art de la déclamation (voir son Paradoxe sur le Comédien) que de celui de la composition théâtrale. Mais l'auteur du Fils naturel, de Est-il bon? Est-il mauvais?, du Père de famille est-il un grand écrivain de la scène? Hélas! Je laisse à ceux qui ont eu le courage (il en faut) de lire ces œuvres mortes, et bien mortes, let soin de répondre à cette question.

Cependant cet écrivain, qui, comme auteur dramatique, ne compte véritablement pas, a eu, sur le théâtre du XIXe siècle, une influence incontestable. Ce déclamateur, qui se croyait un réaliste, qui le fut même par bouffées, dans certaines scènes, où il inaugure le style coupé, la phrase suspendue, chers à notre moderne besoin de rapidité, Diderot a

compté, chez nous, des élèves, dont le plus illustre est Alexandre Dumas fils. Devrais-je, pour ce motif, m'arrêter sur lui et sur ses idées dramatiques, que notre temps a faites siennes? Je n'en vois pas la nécessité, parce que ces idées, qui étaient dans l'air à la fin du XVIIIe siècle, ont été exposées, et avec beaucoup plus de précision et de clarté, par Beaumarchais, qui, lui, est pleinement l'homme de nos études, étant à la fois un théoricien très militant et un praticien illustre, Parlons donc des préfaces de Beaumarchais, qui nous retiendront quelque temps; car ce sont les vrais << Cahiers des États Généraux » dans l'ordre de la Révolution littéraire, plus durable que celui de la Révolution politique, et reconnaisssable encore aujourd'hui; car l'on y trouve, enfin, ce que l'on pourrait nommer le Manifeste du théâtre du XIXe siècle.

On a souvent dit que Beaumarchais s'était peint lui-même dans son Figaro, l'homme aux multiples avatars. Tempérament d'aventurier; ardeur à jouer des coudes pour se faire faire place; besoin de rire des choses pour n'en pas pleurer; vaillance à lutter contre la fortune adverse et à se montrer toujours supérieur à elle; constante allure, dans sa vie agitée,

d'homme léger de bagages, léger de soucis, léger de scrupules; autant de traits de son Figaro, autant pouvant s'appliquer à Beaumarchais directement. Son monologue fameux, philosophique à l'instar de celui d'Hamlet, mais avec la nuance qu'y apportent son scepticisme et son ironie, est une sorte d'autobiographie. Il a voulu parler au nom de l'humanité; il a surtout parlé au sien. Militant par essence, Beaumarchais a soutenu toutes les thèses comme tous les combats : il a tout attaqué, tout discuté; il eût voulu tout réformer. C'est le révolutionnaire dans toute la force du terme, non celui qui se grise de mots et satisfait sa passion avec des phrases, mais celui qui aurait volontiers mis la société entière sur le tapis pour la refaire. Il n'eût pas, comme un jour Rochefort, offert de résoudre la question. sociale en dix minutes; non, il était trop pratique pour ne pas savoir qu'il y fallait des heures et des jours; mais il ne se fût pas contenté de paroles, et, pour un rien, il se fût mis à la besogne, si ses affaires lui en avaient laissé le temps.

Un jour, cet homme d'action s'est mis en tête de réformer le théâtre, et il y est parvenu. Il y est même si bien parvenu, que la révolution où

il nous a engagés dure encore, et que nous subissons toujours l'influence de cet écrivain, mort depuis plus d'un siècle! Beaumarchais a renversé les barrières élevées par l'école classique entre la tragédie et la comédie; il a créé chez nous, ou, si l'on veut, importé le drame, que les Anglais connaissaient depuis longtemps, et que Molière lui-même avait entrevu le jour où il écrivit Tartuffe1.

Certes, le drame se fût créé sans Beaumarchais, et les spécimens du genre qu'il nous a laissés ne contribuent pas grandement à sa gloire; mais nul n'a mieux dégagé la formule du genre nouveau et mieux montré les inconvénients de l'absolue séparation des genres et les entraves qu'elle mit au développement du génie moderne. D'autres ont pu assiéger la forteresse; mais c'est bien lui qui l'a prise.

D'ailleurs, et sans qu'il paraisse au premier abord, ce n'est pas là qu'est sa plus grosse

1. Il est vrai que Saurin, l'auteur de Beverley; Mercier, avec son Essai sur l'art dramatique; Nivelle de la Chaussée, auteur d'assez insipides « tragédies bourgeoises », avaient fait mieux qu'entrevoir le drame, et s'y étaient essayés avant ou avec Beaumarchais; mais notre écrivain étant, non seulement le plus illustre, mais aussi le plus militant de tous, s'offre à nous comme le porte-drapeau de la cause, · et comme l'homme qui arrive à l'heure voulue pour la faire triompher.

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