A MONSIEUR ALEXIS FOREL, MEMBRE DU GRAND CONSEIL DU CANTON DE VAUD. IL MONSIEUR ET BIEN CHER AMI! y a tout à la fois de la familiarité et du respect à décorer de votre nom la première page d'un livre d'école. En elle-même, une compilation de ce genre est peu digne de vous être offerte; mais votre nom se laisse rattacher sans effort à une œuvre d'utilité publique pure de tout espoir orgueilleux. Il me semble qu'il sert en quelque sorte à la caractériser: personne n'oserait le placer en tête d'une œuvre frivole. Il faut pourtant vous l'avouer: ce n'est pas l'intérêt de mon livre, c'est mon plaisir que j'ai cherché. L'idée de voir mon travail couronné d'un nom si cher m'a payé d'avance l'aride et minutieux labeur de cette nouvelle édition. Cette espérance eût même exigé de moi des soins redoublés, si avant tout je ne les eusse dus à la nature même de mon travail et au sérieux de mon but. Ne me sera-t-il pas permis de dire quelques mots de ce but, de ce que j'ai fait pour l'atteindre et de ce que je n'ai pu faire, à celui qui veut bien consentir à être le parrain de mon livre? L'idée première de cette chrestomathie a été de fournir à de jeunes étrangers un certain nombre de types authentiques de la langue française actuelle, et un moyen de l'étudier méthodiquement. Si j'eusse été libre alors de concevoir un autre dessein, ou si je l'avais été plus tard de revenir sur mon premier plan, l'ouvrage aurait pris, sous plusieurs rapports, un autre aspect, une autre forme; on y trouverait la langue entièrement représentée, et les moyens d'une étude scientifique de cet idiome. Je conduirais le lecteur par la main à travers les différentes transformations de cette langue, dont je lui signalerais tantôt les vicissitudes, tantôt les caractères innés et permanents. II. L'ouvrage, cependant, ne laisse pas de répondre jusqu'à un certain point au but qu'il ne m'a pas été donné de poursuivre directement; et la définition détaillée de ce but pourra, tout à la fois, faire juger en quoi ma chrestomathie peut servir un pareil dessein, sur quels points elle ne le sert pas, enfin de quelle manière un maître intelligent pourrait l'y faire concourir. L'étude d'une langue est celle d'un fait historique, naturel dans sa base comme tous les faits contingents, et ressortissant, à travers des circonstances données, à ce qu'il y a d'universel et de fondamental dans l'esprit humain. Trouver l'immuable dans le muable est l'objet de toute étude vraiment scientifique. C'est dire par là même qu'une telle étude, sans répudier l'utilité immédiate, n'en fait pas son but; il ne s'agit pas de pratiquer, mais de connaître, et connaître une langue, c'est connaître son présent et son passé, c'est même, jusqu'à un certain point, augurer son avenir: l'étude d'une langue embrasse nécessairement celle de son histoire. Si nous parlons d'abord du présent de la langue, ou de ses caractères actuels, nous y distinguons trois objets dans lesquels elle est tout entière comprise: la lexicologie, la synonymie et la grammaire. Je suppose pour un moment une chose que je n'accorde pas, savoir, que, dans l'étude scientifique d'un idiome, le présent puisse être détaché du passé, comme si une ligne précise les séparait, comme si le présent d'une langue était autre chose qu'un mot, comme si la vie d'un idiome n'était pas un fait continu, un mouvement plutôt qu'un état, quelque chose de plus propre au récit qu'à la description. Abdiquons, pour un moment, la rigueur de ces principes, auxquels nous reviendrons; et considérons la langue actuelle dans les trois éléments que j'ai nommés. La lexicologie, ou la connaissance des vocables actuels, n'a guère de meilleur dépôt qu'un recueil emprunté tout entier aux plus excellentes pages des classiques. La lecture immédiate des auteurs peut induire en quelques erreurs, surtout les étrangers; un dictionnaire, si bien fait qu'on veuille le supposer, ne saurait donner du sens des mots une aussi vive intuition que la langue réelle, organisée, la langue appliquée à la vie; et d'ailleurs s'il est toujours obligé de laisser en dehors de son enceinte une foule de mots qui, pour n'être pas encore officiels, n'en sont pas moins consacrés par l'usage, si c'est pour lui une loi nécessaire de demeurer toujours de quinze ans en deçà de l'état réel de la langue, il recule son point de départ de bien plus de quinze ans, et se paie trop sur le passé de ce qu'il se refuse dans le présent. Que de mots il sanctionne, il recommande pour ainsi dire, dont personne ne veut plus! Une chrestomathie bien faite (mais cette condition emporte un peu plus qu'on ne croit et beaucoup plus que je ne puis réaliser) serait un vrai dictionnaire de la langue, et, sans offrir tous les avantages des dictionnaires proprement dits, en aurait de propres et d'exclusifs. Elle exigerait, je l'avoue, une main bien délicate et bien sûre. Sa moisson devrait se faire entre deux limites aussi importantes à respecter que difficiles souvent à apercevoir. Où commence, dans le passé, la langue du présent? Où finit-elle? où faut-il cesser d'emprunter et de citer? où la main s'arrêtera-t-elle entre l'idiome refroidi et la langue en fusion? Et, les limites une fois posées, il faut choisir dans l'espace qu'elles enferment. S'il s'agit de faire connaître les plus célèbres talents qui ont honoré la littérature, trop de purisme pourrait nuire à ce but. Il y a des individualités de langage qui tiennent à l'individualité du génie, que celle-ci rend légitimes, et qui ne s'en détachent pas. Que faut-il exclure? que faut-il admettre? L'embarras n'est pas toujours petit, et je l'ai quelquefois éprouvé. Supposez le choix bien fait, la langue a présenté elle-même ses vrais éléments, les mots leurs acceptions génuines: mais l'objet pour cela n'est pas rempli. Les mots, véritables individus du langage, se rattachent tous à des familles; chaque idée a la sienne, où l'on voit figurer le substantif, le verbe, l'adjectif, l'adverbe, l'affirmatif et le négatif, le simple et le particulé, et plusieurs applications ou nuances caractérisées par les terminaisons. Ces familles, plus ou moins entières, offrent des lacunes plus ou moins singulières ou rationnelles, et se complètent tantôt dans une même source, par analogie, tantôt dans deux sources différentes, par adoption. La richesse de la langue doit être évaluée soit dans le nombre des signes dont elle se compose, soit dans la force qui les multiplie, soit dans les ressources qui lui en tiennent lieu; les causes de cette richesse doivent être recherchées, ses effets étudiés; il faut chercher si le nombre des mots accuse exactement le degré de la culture intellectuelle, si cette monnaie du langage n'est qu'un signe de la richesse ou une richesse réelle, si la pauvreté relative d'une langue n'a point, dans des circonstances données, quelques avantages littéraires. La force de composition, de reproduction, ou son 1) Travail, laborieux. Découvrir devrait former découvreur, que je n'ai trouvé que chez Voltaire; traiter, tractation; mémoire, mémoriser; rassurer, rassurance; méconnaitré, méconnaissance; transparent, transpärattre; onéreux, exonération; ingénieux, ingéniosité. (Les Anglais disent ingenuity, ce qui est bizarre.) * absence, doit aussi être signalée, avec toutes ses conséquences, de même que cette autre synthèse qui fait passer des segments de phrase à la qualité de mots individuels. Il faut faire remarquer quelles classes d'objets sont le plus abondamment pourvues de signes, à quel degré de profondeur la langue pénètre dans la vie intérieure, dans quelle proportion elle représente les divers éléments de la nature humaine, ce qu'elle renferme de pittoresque, d'expressif, d'intime ou de naïf, ses onomatopées, ses tropes, ses allusions; en quelle mesure et par quels moyens elle a pourvu à la souplesse du discours; si elle est plus oratoire ou plus poétique. Toutes ces observations appartiennent à la statistique d'une langue, et l'on pourrait faire aussi sa géographie, si des préventions un peu étroites n'en détournaient pas. Mais tout cela ne s'offre pas de soi-même au regard; et il en est de même de la synonymie; elle ne sort pas spontanément, ou du moins distinctement, des écrits des.classiques. Leur lecture assidue doit finir sans doute par faire pénétrer dans l'esprit le sens exact de chaque terme; on s'accoutume peu à peu à voir chaque mot sous sa notion la plus précise, sous sa nuance la plus délicate; on ne lirait pas longtemps Buffon sans obtenir ce résultat: mais encore faut-il se rendre compte de ces nuances; quand ce travail, comme je le veux bien croire, serait superflu pour la pratique, il resterait entier pour la science, qui est, en semblable matière, la conscience des choses. Si le sentiment des synonymes enrichit le langage, la science des synonymes enrichit l'esprit. Ce n'est plus même de la philologie, c'est de la philosophie. Bien nommer, c'est bien connaitre; et l'arbitraire d'une nomenclature est corrigé par son explication. Ici mon travail est en défaut; les synonymies ne sont pas même indiquées: c'est au maître qui se servira de ma chrestomathie à faire ce que je n'ai pu entreprendre; et je ne saurais trop lui recommander de saisir, dans les morceaux que lui présente ce recueil, les meilleures occasions d'un exercice aussi fructueux pour l'intelligence, et, je puis ajouter, aussi agréable en lui-même. La grammaire est la troisième étude qui se rattache à un recueil comme celui-ci. Ce qu'on appelle communément en grammaire, des règles, ce sont au point de vue de la science, des faits; des faits qu'elle constate d'abord, et qu'ensuite elle explique; car chacun d'eux a sa raison, et cette raison n'est jamais mauvaise. Ici l'appareil scientifique est ce qu'il y a de plus opposé à la vraie science. La tâche du grammairien est de se faire jour à travers |