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la vertu de transformer les ames, & de faire un fage, ou un héros, d'un vieil esclave, ou d'un jeune étourdi.

Ce feroit une prétention insensée, dit Tibére; mais il y a dans l'Etat mille emplois que tout le monde

plir.

peut rem

Il n'y en a pas un, dit Bélifaire, qui ne demande, finon l'homme habile, du moins l'honnête homme; & la faveur recherche auffi peu l'un que l'autre. C'est peu même de les négliger, elle les rebute, & par-là, elle détruit jusques aux germes des talens & des vertus. L'émulation leur donne la vie, la faveur leur donne la mort. Un Etat où elle domine, reffemble à ces campagnes défolées, où quelques plantes utiles, qui naiffent d'elles-mêmes, font étouffées par les ronces; & je n'en dis pas affez: car, ici ce font les ronces que l'on cultive, & les plantes falutaires qu'on arrache & qu'on foule aux pieds.

Vous fuppofez, infifta Tibére, que

la faveur n'est jamais éclairée & ne fait jamais de bons choix.

Très-rarement, dit Bélifaire; & en tirant au fort les hommes qu'on éleve, on fe tromperoit beaucoup moins. La faveur ne s'attache qu'à celui qui la brigue; & le mérite dédaigne de la briguer. Elle est donc fûre d'oublier l'homme utile qui la néglige, & de préférer conftamment l'ambitieux qui la poursuit. Et quel accès le Sage ou le Héros peut-il avoir auprès d'elle? Eft-il capable des foupleffes qu'elle exige de fes efclaves? Son ame ferme fe pliera-t-elle aux manéges de la cour? Si fa naissance le place auprès du Prince & dans le cercle de fes favoris, quel rôle y jouera fa franchife, fa droiture, fa probité? Eft-ce lui qui trompe & qui flatte le mieux ? qui étudie avec le plus de foin les foibleffes & les goûts du Maître? Qui fait feindre & diffimuler avec le plus d'adreffe? Taire & déguifer ce qui offense, & ne dire que ce qui plaît ? Il y a mille

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à parier contre un, qu'un favori n'est pas digne de l'être.

Le favori d'un Prince éclairé, jufte & fage, dit l'Empereur, eft toujours un homme de bien.

Un Prince éclairé, jufte & fage, dit Bélifaire, n'a point de favori. Il eft digne d'avoir des amis, & il en a ; mais fa faveur ne fait rien pour eux. Ils rougiroient de rien obtenir d'elle. Trajan avoit dans Longin un digne ami, s'il en fut jamais. Cet ami fut pris par les Daces; & leur Roi fit dire à l'Empereur, que s'il refufoit de foufcrire à la paix qu'il lui propofoit; il feroit mourir fon captif. Sçavez-vous quelle fut la réponse de Trajan ? Il fit à Longin l'honneur de prononcer pour lui, comme Regulus avoit prononcé pour luimême. Voilà de mes hommes, & c'eft d'un tel Prince qu'il eft glorieux d'être l'ami. Auffi, le brave Longin s'empoifonna-t-il bien vîte, pour ne laiffer aucun retour à la pitié de l'Empereur.

F

Vous m'accablez lui dit Tibére. Oui, je fens que le bien public, dès qu'il eft compromis, ne permet rien aux affections d'un Prince; mais il peut avoir quelquefois des prédilections perfonnelles, qui n'intéreffent que lui feul.

Il n'en peut témoigner aucune, dir Bélifaire, qui n'intéreffe l'état. Rien de lui n'eft fans conféquence; & il doit fçavoir diftribuer jufques aux graces de fon accueil. On fe perfuade que la faveur n'eft qu'un petit mal dans les petites choses; mais la liberté de répandre des graces a tant d'attrait, & l'habitude en eft fi douce, qu'on ne fe retient plus après s'y être livré. Le cercle de la faveur s'étend, l'efpoir d'y pénétrer donne lieu à l'intrigue; & la digue une fois rompue, le moyen que l'ame d'un Prince réfifte au choc des paffions & des intérêts de fa cour? Cette digue, mon cher Tibére, qu'il ne faut jamais que l'intrigue perce, c'est la volonté du bien..Un Prince, qui dans le choix des hommes

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n'a pour régle que l'équité, ne laiffe d'efpoir qu'au mérite. Les vertus, les talens, les fervices font les feuls titres qu'il admette; & quiconque afpire aux honneurs, eft obligé de s'en rendre digne. Alors l'intrigue découragée, fait place à l'émulation ; & la perfpective effrayante d'une difgrace fans retour interdit aux ambitieux les manéges & les furprises. Mais fous un Prince qui fe décide par des affections perfonnelles, chacun a droit de prétendre à tout. C'est à qui faura le mieux s'infinuer dans fes bonnes graces, gagner les efclaves de fes esclaves, & de proche en proche s'élever en rampant. L'homme adroit & fouple s'avance; l'homme fier de fa vertu, s'éloigne & demeure oublié. Si quelque fervice important le fait remarquer dans la foule, fi le befoin qu'on a de lui le fait employer dignement, tous les partis, dont aucun n'est le fien, fe réuniffent pour le détruire; & il eft réduit au choix de s'avilir, en oppofant

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