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Le moyen d'éviter la guerre, dit le vieillard, ce n'eft pas d'acheter la paix. Les Barbares du Nord ne cherchent qu'une proie, & plus elle fe montre foible, plus ils font fûrs de la ravir. Les Perfes n'ont rien de plus intéressant que de venir, les armes à la main, piller tous les ans nos Provinces d'Afie. On les renvoie avec de l'or! Quel moyen de les éloigner, que de leur préfenter l'appas qui les attire! La rançon même de la paix devient l'aliment de la guerre, & nos Empereurs, en épuifant leurs peuples, n'ont fait que rendre leurs ennemis plus avides & plus puiffans.

Vous m'affligez dit Juftinien. Quelle barriere voulez-vous donc qu'on leur oppofe? De bonnes armées, dit Bélifaire, & fur-tout des peuples heureux. Quand les Barbares fe répandent dans nos Provinces, ils n'y cherchent quelle butin. Peu leur importe de laiffer après eux la défolation & la haine, pourvu qu'ils laiffent la terreur. Il n'en est pas

ainfi d'un Empire qui veut garder ce qu'il pofféde: s'il ne fait pas aimer fa domination, il faut qu'il y renonce : l'autorité fondée fur la crainte s'affoiblit & fe perd dans l'éloignement; & il eft impoffible de regner par la force, depuis le Taurus jufqu'aux Alpes, depuis le Caucafe jufqu'au pied de l'Atlas. Qu'importe en effet à des malheureux, dont on exprime la fueur, d'avoir pour oppreffeurs les Romains ou les Perfes? On défend mal une puiffance dont on eft accablé foi-même; & fi on n'ofe s'en affranchir, on s'en laisse au moins délivrer. L'humanité, la bienfaisance, la droiture, la bonne foi, une vigilance attentive au bonheur des peuples que l'on a foumis, voilà ce qui nous les attache. Alors le cœur de l'Etat est partout, & chaque Province eft un centre d'activité de force & de vigueur.

Je vous parlerai fouvent de moi, jeune homme, ajouta-t-il; & vous m'y autorifez en confultant mon expérience.

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Quand je portai la guerre en Afrique, je commençai par ménager ces contrées comme ma Patrie. La difcipline établie dans mon armée y attira l'abondance, & j'eus bientôt le plaifir de voir les peuples d'alentour prendre mon camp pour afyle, & fe ranger fous mes drapeaux. Le jour que j'entrai dans Carthage à la tête d'une armée victorieufe, on n'en-. tendit pas une plainte : ni le travail ni le repos des Citoyens ne fut interrompu à voir le commerce & l'industrie s'exercer comme de coutume, on croyoit être en pleine paix auffi ne tenoit-il qu'à moi de régner fur un peuple qui m'appelloit fon pere. J'ai vu de même en Italie, les Naturels du pays venir en foule fe donner à nous, & les Goths à Ravenne supplier leur vainqueur de vouloir bien être leur Roi. Tel eft l'empire de la clémence. Et ne croyez pas que je m'en glorifie: je n'ai fait que fuivre les leçons que les Barbares me donmoient. Qui, les Barbares ont comme

nous leurs Titus & leurs Marc-Aurèles. Théodoric & Totila ont mérité l'amour du monde. O Villes d'Italie, s'écria le vieillard, quelle comparaifon vous avez faite de ces Barbares avec nous ! J'ai viz dans Naples égorger fous mes yeux les femmes, les vieillards, les enfans au berceau. Je courois, j'arrachois des mains de mes foldats ces innocentes victimes; mais j'étois feul, mes cris n'étoient point entendus ; & ceux qui auroient dû me feconder, étoient occupés au pillage. Cette même Ville a été prife par le généreux Totila. Heureux Prince! il a eu la gloire de la fauver de la fureur des fiens. Il s'y eft conduit comme un pere tendre au milieu de fa famille. L'humanité n'a rien de plus touchant que les foins qu'il a pris du falut de ce peuple, qui venoit de fe rendre à lui. Il a été le même dans Rome, dans cette Rome où nos Commandans venoient d'exercer, au milieu des horreurs de la famine, le monopole le plus affreux. Voilà comme

nos ennemis ont fu gagner le cœur des peuples. Leur juftice & leur modération nous ont plus nui que leur valeur.

Mais en revanche, ce qui les a bien fervis, c'est l'avarice, la dureté, la tyrannie de nos Chefs. Dès que j'eus quitté l'Italie, ces mêmes Goths, dont je venois de refufer la Couronne, indignés des vexations de ceux qui m'avoient remplacé, réfolurent de fecouer le joug: de-là le regne de Totila & nos malheurs en Italie. Après avoir défait les Vandales en Afrique, j'avois perfuadé aux Maures de vivre en paix avec nous. Mais quand je fus parti, nos illuftres Brigands, nos gens de luxe & de rapine, loin de les traiter en amis, exercerent en liberté fur leurs Villes & leurs Campagnes les plus horribles violences. Les Maures prirent le parti de la vengeance & du défefpoir : le fang inonda nos Provinces. Ainfi l'oppreffion excite la révolte, qui rompt tous les nœuds de la paix.

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