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mœurs dès long-tems dépravées ? demanda Juftinien.

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Mon Jardinier va vous l'apprendre, dit Bélifaire; & il l'appella. Ecoute, Paulin, lui dit-il: lorqu'il vient quelque mauvaise herbe parmi tes plantes, que fais-tu ? Je l'arrache, dit le bon homme. Au lieu de l'arracher, que ne la coupes-tu? - Elle repoufferoit fans ceffe, & je n'aurois jamais fini. Et puis mon bon maître, c'eft par la racine qu'elle prend les fucs de la terre : c'est-là ce qu'il faut empêcher. Vous l'entendez dit Bélifaire c'eft la critique de vos loix. Elles retranchent tant qu'elles peuvent les crimes de la Société; mais elles laiffent fubfifter les vices ; & ce feroient les vices qu'il faudroit extirper. Or, cela n'est pas impoffible; car prefque tous les vices, au moins ceux de la Cour, ont une racine commune. c'eft, lui demanda Tibére ? C'eft la cupidité, répondit le vieillard. Oui, fous ce nom foit qu'on entende le defir

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d'amaffer, ou l'ardeur de jouir, il n'est rien d'indigne & de bas que la cupidité n'engendre. La dureté, l'ingratitude, la mauvaise foi, l'iniquité, l'envie & jufqu'à l'atrocité même, font comme les rameaux de cette paffion avide, cruelle & rampante. De fa proie elle nourrit encore la molleffe, la volupté, la diflolution, la débauche & cette lâche oifiveté qui les couve dans fon fein.Ainfi toute la maffe des mœurs eft corrompue par l'amour des richeffes. S'il anime l'ambition, il la rendra perfide & noire; s'il fe mêle au courage, il le déshonore par les excès les plus crians. Il imprime la tache de la vénalité aux talens les plus eftimables; & l'ame qui en est esclave, est fans ceffe expofée en vente, pour fe livrer au plus offrant.

De-là tous les crimes publics que l'on commet pour amaffer. Et cette tyrannie dont l'univers gémit, c'eft le luxe qui en eft le pere: car il fait naître

les befoins, ceux-ci font naître l'avarice, & l'avarice pour s'affouvir a recours à l'oppreffion. C'est donc au luxe qu'il faut s'en prendre ; c'est lui doit par que commencer la révolution dans les mœurs.

Attaquer le luxe dit l'Empereur,

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c'eft attaquer une hidre on lui coupe une tête, il en repouffe mille. Ou plutôt c'est comme un Prothée qui, fous mille formes diverfes, échappe à qui veut l'enchaîner. Je vous dirai bien plus, ajouta-t-il les caufes du luxe & fes influences, fes liaisons & fes rapports font un mélange de biens & de maux fi compliqués dans ma penfée, qu'en fuppofant qu'il fût poffible de l'enchaîner ou de le détruire, je douterois fi l'un feroit permis, & fi l'autre feroit utile.

Oui, je conviens, dit Bélifaire, que le luxe eft dans un Etat, comme ces malhonnêtes gens qui ont fait de grandes alliances on les ménage par égard pour elles; mais on finit par

les en

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fermer. Je n'irai pourtant pas fi loin. Commençons par les faits que j'ai vus par moi-même. On dit que le luxe eft bon dans les villes. J'ai peine à le croire; mais je fuis bien fûr qu'il est funefte dans les armées. Pompée, en -voyant les Soldats de Céfar fe nourrir de racines fauvages, difoit Ce font des bêtes brutes: il devoit dire, Ce font des hommes. Le premier courage d'un Guerrier eft d'expofer fa vie; le fecond eft de la réduire aux feuls befoins de la nature; & celui-ci eft le plus pénible pour qui a vécu mollement. Un peuple qui veut jouir au fein de la guerre des délices de la paix, n'est en état de fou- . tenir ni les fuccès, ni les revers. C'est peu de la victoire, il lui faut l'abondance; & dès celle-ci lui manque, ou menace de le quitter, l'autre l'appelleroit en vain. Une armée fobre a des aîles; le luxe énerve & appefantit l'armée où il eft répandu. La frugalité ménage les reffources du dedans &

que

du dehors; la prodigalité les épuife & n'en laiffe aucune au befoin : elle entraîne la dévaftation, la famine, l'épouvante & la fuite honteufe. Tout eft pénible pour des hommes que la molleffe a nourris: le courage leur refte mais les forces leur manquent l'ennemi qui fçait les fatiguer, n'a pas befoin de les vaincre, & les lenteurs de la guerre lui tiennent lieu de combats.

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Mais le luxe fait plus que d'énerver les corps; il amollit & corrompt les ames. L'homme riche, qui dans les camps traîne le luxe à fa fuite, en donne l'émulation au pauvre, qui pour éviter l'humiliation d'être effacé par fon égal,

cherche des refsources dans le deshonneur même. L'eftime s'attache aux richeffes, la confidération à la magnificence, le mépris à la pauvreté, le ridicule à la vertu modefte & défintéreffée ; c'est alors que tout eft perdu. Voilà ce que j'ai vu du luxe.

Je fçais que vous l'aviez banni de vos

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