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dre l'homme utile à l'homme ? Et dans cette inftitution, le droit de l'un fur le travail de l'autre n'eft-il pas le droit de l'échange? Si donc un homme en occupe mille à fes befoins multipliés, fans contribuer lui-même aux befoins d'un feul, n'est-ce pas comme une plante ftérile & vorace au milieu de la moiffon? Tel eft le riche fainéant au fein du luxe & de la molleffe. Objet continuel des foins & du travail de la fociété, il en reçoit nonchalament le tribut comme un gur hommage. C'eft à flatter fes goûts, à combler fes défirs, que la nature eft occupée : c'eft pour lui que les faifons produifent les fruits les plus dé licieux; les élémens, les mets les plus exquis; les arts, les plus rares chefsd'œuvre. Il jouit de tout, ne contribue à rien, dérobe à la fociété une foule d'hommes utiles, ne remplit la tâche d'aucun, & meurt fans laiffer d'autre vuide que celui des biens qu'il a confu

més.

Je ne fçais, dit Tibére, mais il me femble qu'il est moins onéreux, moins inutile que vous ne croyez. Car fi dans la maffe des biens communs il ne met pas le fruit de fes talens, de fon activité & de fon industrie, il y met son argent, & c'est la même chofe.

Hé mon ami! l'argent, dit le vieillard, n'eft que le figne des biens que l'on céde, & le gage de leur retour. Dans le commerce de ces biens, il en exprime la valeur; mais celui qui dans ce commerce ne préfente que le figne, & jamais la réalité, abuse évidemment du moyen de l'échange, pour se faire céder fans ceffe ce qu'il ne remplace jamais. Le garant mobile qu'il donne, le dispense de tout, au lieu de l'engager. Que le Magiftrat veille, que le Soldat combatte, que l'Artisan & le Laboureur travaillent fans ceffe pour lui; fes droits acquis fur leurs fervices fe renouvellent tous les ans, & le privilége qu'il a de vivre inutile eft gravé fur des lames d'or.

à fes

Ainfi donc l'opulence tient le monde gages, dit le jeune homme. Oui, mon ami, dit le vieillard, fans qu'il

en coûte à l'homme opulent d'autre fatigue & d'autre foin, que de rendre en détail à la fociété les titres de la fervitude qu'elle a contractée avec lui. Et pourquoi cette fervitude, demanda Tibére? Pourquoi des riches dans un Etat? Parce que les loix, dit le Héros, confervent à chacun ce qui lui eft acquis; que rien n'eft mieux acquis que les fruits du travail, de l'induftrie & de l'intelligence; qu'à la liberté d'acquérir fe joint celle d'accumuler ; & que la propriété comme la liberté doit être un droit inviolable (a). C'eft un mal fans doute qu'il y ait des hommes qui puiffent im

(a) Un Philofophe à Athenes ayant trouvé un tréfor dans fon champ, écrivit à Trajan J'ai trouvé un tréfor. Trajan lui répondit d'en ufer. Il est trop grand pour un Philofophe, lui écrivit encore celui-ci. Trajan lui répondit d'en abufer. Alexandre Sévére penfoit de même.

pofer à la fociété tous les frais de leur existence, & de celle d'une foule d'hommes, qu'ils n'emploient que pour eux feuls; mais ce feroit un plus grand mal encore d'ôter à l'émulation , au travail & à l'industrie l'espérance de pofféder & la sûreté de jouir. Ne vous fâchez donc pas d'un mal inévitable. Tant qu'il y aura des hommes plus actifs, plus induftrieux, plus économes, plus heureux que d'autres, il y aura de l'inégalité dans le partage des biens; cette inégalité fera même exceffive dans les Etats floriffans, fans qu'on ait droit de la détruire.

que

Avouez donc, dit l'Empereur, que le luxe eft bon à quelque chofe; car c'eft lui qui, par fes dépenfes, diminue & détruit cette inégalité. C'est-à-dire le luxe eft bon à tarir les fources du luxe je l'avoue, dit Bélifaire; & je confens qu'on laiffe aux richesses tous les moyens de s'écouler. Je n'entends pas qu'on oblige celui qui les poffède à les enfouir, ni qu'on lui en prescrive l'usage.

Les

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Les loix, je vous l'ai dit, ne doivent fe mêler que d'impofer la charge des befoins publics fur la propriété commune, en laiffant intacte & facrée la portion de la fubfiftance, pour ne toucher qu'à l'excédent de l'aifance de chaque Etat. L'opinion fera le refte. L'opinion! dit l'Empereur. Oui, c'est elle, 'dit Bélifaire, qui, fans gêne & fans violence, remet chaque chofe à fa place; & c'eft d'elle qu'il faut attendre la révolution dans les mœurs.

Cette révolution vous paroit difficile ; elle dépend de la volonté & de l'éxemple du Souverain. Dès qu'à mérite égal, l'homme le plus modefte & le plus fimple dans fes mœurs fera le mieux reçu duPrince,qu'il annoncera fon mépris pour des dépenfes faftueufes & pour un luxe efféminé, qu'il jettera un œil de dédain fur les efclaves de la molleffe, & qu'il fixera un regard de complaifance & de refpect fur les victimes du bien public; le goût d'une fimplicité noble & d'une fage

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