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BELISAIRE.

CHAPITRE PREMIER.

DANS ANS la vieilleffe de Juftinien, l'Empire, épuifé par de longs efforts, approchoit de fa décadence. Toutes les parties de l'administration étoient négligées les loix étoient en oubli, les finances au pillage, la difcipline militaire à l'abandon. L'Empereur, laffe de la guerre, achetoit de tous côtés la paix au prix de l'or, & laiffoit dans l'inaction le peu de Troupes qui lui restoient, comme inutiles & à charge à l'Etat. Les Chefs de ces Troupes délaiffées fe diffipoient dans les plaifirs; &

A

la chaffe, qui leur retraçoit la guerre, charmoit l'ennui de leur oifiveté.

Un foir, après cet exercice, quelques-uns d'entr'eux foupoient enfemble dans un Château de la Thrace > lorfqu'on vint leur dire qu'un vieillard aveugle, conduit par un enfant, demandoit l'hospitalité. La jeuneffe est compatiffante; ils firent entrer le vieillard. On étoit en automne ; & le froid, qui déja se faifoit fentir, l'avoit saisi: on le fit affeoir près du feu.

Le foupé continue; les efprits s'animent; on commence à parler des malheurs de l'Etat. Ce fut un champ vaste pour la cenfure; & la vanité mécontente fe donna toute liberté. Chacun exagéroit ce qu'il avoit fait, & ce qu'il auroit fait encore, fi l'on n'eût pas mis en oubli fes fervices & fes talens. Tous les malheurs de l'Empire venoient, à les en croire, de ce qu'on n'avoit pas fçu employer des hommes comme eux. Ils gouvernoient le monde en buvant, &

chaque nouvelle coupe de vin rendoit leurs vues plus infaillibles.

Le vieillard, affis au coin du feu, les écoutoit, & fourioit avec pitié. L'un d'eux s'en apperçut, & lui dit : Bon homme, vous avez l'air de trouver plaifant ce que nous difons là? Plaifant, non, dit le vieillard, mais un peu léger comme il est naturel à votre âge. Cette réponse les interdit. Vous croyez avoir à vous plaindre, pourfuivit-il, & je crois comme vous qu'on a tort de vous négliger; mais c'eft le plus petit mal du monde. Plaignez-vous de ce que l'Empire n'a plus fa force & fa fplendeur, de ce qu'un Prince, confumé de foins, de veilles & d'années, eft obligé, pour voir & pour agir, d'employer des yeux & des mains infidelles. Mais dans cette calamité générale, c'eft bien la peine de penser à vous! Dans votre tems, reprit l'un des convives, ce n'étoit donc pas l'ufage de penfer à foi? Hé bien la mode en est venue, & l'on ne fait plus que

cela. Tant pis, dit le vieillard, & s'il en est ainsi, en vous négligeant on vous rend justice. Eft - ce pour infulter les gens, lui dit le même, qu'on leur demande l'hospitalité? Je ne vous infulte point, dit le vieillard ; je vous parle en ami, & je paie mon afyle en vous difant la vérité.

Le jeune Tibére, qui depuis fut un Empereur vertueux, étoit du nombre des Chaffeurs. Il fut frappé de l'air vénérable de cet aveugle à cheveux blancs. Vous nous parlez, lui dit-il, avec fagesse, mais avec un peu de rigueur; & ce dévouement que vous exigez, est une vertu, mais non pas un devoir. C'est un devoir de votre état, reprit l'aveugle avec fermeté; ou plutôt c'est la bafe de vos devoirs, & de toute vertu militaire. Celui qui fe dévoue pour fa Patrie, doit la fuppofer infolvable; car ce qu'il expofe pour elle eft fans prix. Il doit même s'attendre à la trouver ingrate; car fi le facrifice qu'il lui fait

n'étoit pas généreux, il feroit infenfé. Il n'y a que l'amour de la gloire, l'enthousiasme de la vertu qui foient dignes de vous conduire. Et alors, que vous importe comment vos fervices feront reçus? La récompense en est indépendante des caprices d'un Miniftre & du difcernement d'un Souverain. Que le Soldat foit attiré par le vil appas du butin; qu'il s'expofe à mourir pour avoir de quoi vivre; je le conçois. Mais vous, qui nés dans l'abondance, n'avez qu'à vivre pour jouir; en renonçant aux délices d'une molle oifiveté, pour aller effuyer tant de fatigues, & affronter tant de périls, eftimez-vous affez peu ce noble dévouement, pour exiger qu'on vous le paie? Ne voyez-vous pas que c'est l'avilir? Quiconque s'attend à un falaire est esclave: la grandeur du prix n'y fait rien ; & l'ame qui s'apprécie un talent eft auffi vénale que celle qui fe donne pour une obole. Ce que je dis de l'intérêt, je le dis de l'ambition; car les

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