Images de page
PDF
ePub

nant un Roi ? Du bien de tous nous faifons le fien ; des forces de l'Etat nous faifons fes forces; nous attachons fa gloire à nos profpérités; comme Souverain, il n'existera qu'avec nous & par nous; il n'a donc qu'à s'aimer pour aimer fes peuples, & qu'à fentir fes intérêts pour être jufte & bienfaifant. Telle a été leur bonne foi. Ils n'ont pas calculé, dit Juftinien, les paffions & les erreurs qui affiégeroient l'ame d'un Prince. Ils n'ont vu, reprit Bélifaire , que l'indivifible unité d'intérêt, entre le Monarque & la Nation: ils ont regardé comme impoffible que l'un fut jamais de plein gré & de fang froid l'ennemi de l'autre. La tyrannie leur a paru une efpece de fuicide, qui ne pouvoit être que l'effet du délire & de l'égarement; & au cas qu'un Prince fût frappé de ce dangereux vertige, ils fe font munis de la volonté réfléchie & fage du Légiflateur, pour l'oppofer à la volonté aveugle & paffionnée de l'homme ennemi de lui-mê

me. Ils ont bien prévu qu'ils auroient à craindre un foule de gens intéreffés au mal; mais ils n'ont pas douté que cette ligue, qui ne fait jamais que le petit nombre, ne fût aisément réprimée par l'impofante multitude des gens intéreffés au bien, à la tête defquels feroit toujours le Prince. Et en effet avant l'é preuve, qui jamais auroit pu prévoir qu'il y auroit des Souverains affez infenfés, , pour faire divorce avec leur peuple, & caufe commune avec fes ennemis? C'est un renversement fi inconcevable de la nature & de la raison, qu'il faut l'avoir vu pour le croire. Pour moi, je trouve tout fimple qu'on ne s'y foit pas attendu.

Mais à qui l'élection d'un feul, pour dominer fur tous, a dû infpirer de la crainte, c'est à celui qu'on avoit élu. Un pere de famille qui a cinq ou fix enfans à élever, à établir, à rendre heureux dans leur état, a tant de peine à dormir tranquille ! que fera-ce du chef d'u

ne famille qui fe compte par millions?

Je m'engage, a-t-il dû fe dire, à ne vivre que pour mon peuple; j'immole mon repos à fa tranquillité ; je fais vœu de ne lui donner que des loix utiles & juftes, de n'avoir plus de volonté qui ne foit conforme à ces loix. Plus il me rend puiffant, moins il me laiffe libre. Plus il fe livre à moi, plus il m'attache à lui. Je lui dois compte de mes foibleffes, de mes paffions, de mes erreurs ; je lui donne des droits fur tout ce que je fuis; enfin, je renonce à moi-même dès que je confens à regner ; & l'homme privé s'anéantit, pour céder au Roi fon ame toute entiere. Connoiffez vous de dévouement plus généreux, plus abfolu? Voilà pourtant comme penfoient un Antonin, un Marc-Auréle. Je n'ai plus rien en propre, difoit l'un; mon Palais même n'eft pas à moi, disoit l'autre ; & leurs pareils ont penfé comme eux. La vanité du vulgaire ne voit dans le fuprême rang que les petites jouif

fances qui la flatteroient, & qui lui font envie, des palais, une cour, des hommages, & cette pompe qu'on a cru devoir attacher à l'autorité pour la rendre plus impofante. Mais au milieu de tout cela, il ne reste le plus fouvent que l'homme accablé de foins, & confumé d'inquiétude, victime de fes devoirs, s'il les remplit fidélement, expofé au mépris s'il les néglige, & à la haine s'il les trahit, gêné, contrarié fans ceffe dans le bien comme dans le mal, ayant d'un côté les foucis dévorans & les veilles cruelles, de l'autre l'ennui de luimême & le dégoût de tous les biens : voilà qu'elle eft fa condition. L'on a bien fait ce qu'on a pu pour égaler fes plaifirs à fes peines; mais fes peines font infinies, & fes plaifirs font bornés au cercle étroit de fes befoins. Toute l'industrie du luxe ne peut lui donner de nouveaux fens ; & tandis que les jouiffances le follicitent de tous côtés, nature les lui interdit, & fa foibleffe

la

s'y refuse. Ainfi, tout le furperflu qui l'environne eft perdu pour lui: un Palais vafte n'est qu'un vuide immenfe où il n'occupe jamais qu'un point; fous des rideaux de pourpre & des lambris dorés,

il cherche en vain le doux fommeil du laboureur fous le chaume; & à fa table le Monarque s'ennuie, dès que l'homme eft raffafié.

Je fens, dir Tibére, que l'homme eft trop foible pour jouir de tout, quand il a tout en abondance; mais n'eft-ce rien que d'avoir à choifir?

Ah, jeune homme, jeune homme s'écria Bélifaire! vous ne connoiffez pas la maladie de la fatiété. C'eft la plus funefte langueur où jaunais puiffe tomber une ame. Et fçavez-vous quelle en eft la caufe? La facilité à jouir de tout, qui fait qu'on n'eft ému de rien. Ou le defir n'a pas le temps de naître, ou en naiffant il eft étouffé. par l'affluence des biens qui l'excédent. L'art s'épuife en rafinemens pour ranimer des goûts

« PrécédentContinuer »