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solue.

Ils demandent donc aujourd'hui que les fer- | générale, sinon dans le cas d'une nécessité abmiers généraux leur fournissent annuellement les quatre mille cinq cents quintaux dont ils ont un besoin essentiel, et qu'ils les fournissent au même prix que sa majesté leur a ordonné de les vendre à Genève.

Et si la ferme générale ne peut nous livrer la quantité de sel que nous demandons, ou si elle ne peut nous le faire parvenir dans le temps où nous en avons besoin pour nos salaisons, nous demandons, en ce cas, la permission d'acheter à Berne le supplément de sel qui nous sera nécessaire.

C'est dans cet esprit que nous nous sommes adressés à Berne lorsque nous n'avons point reçu de sel de la ferme générale. Berne nous en donna deux mille quintaux, au mois de février de cette année 1776.

Ce sel ayant été entièrement consommé, et n'en ayant point reçu d'autre au mois d'octobre, nous nous sommes une seconde fois adressés à MM. de Berne. Mais pendant ce temps-là même il est arrivé qu'un homme sans aveu, nommé Roze, étranger dans le pays de Gex, ci-devant soldat et déserteur dans la légion de Condé, et maintenant garde-magasin à Versoi, s'est ingéré de faire pour son compte un marché de six mille quintaux de sel blanc, avec le président de la chambre des sels de Berne. Cet homme, n'ayant pas de quoi payer un marché aussi considérable, s'est associé avec un commis de la poste de Versoi, qui n'est guère plus en état que lui de soutenir une telle entreprise. Ces deux hommes étaient protégés par un troisième qu'on ne connaît pas.

Les états, indignés d'un tel monopole qui tendait à faire en France une contrebande dangereuse, ont eu l'honneur d'en écrire au ministère, et ont député un gentilhomme à Berne, pour supplier le conseil de résilier le marché de Roze,et de n'accorder jamais à la province que le sel dont les états certifieraient que la province aurait un besoin réel.

C'est dans ce même principe que les états se jettent aux pieds de votre majesté, pour l'assurer qu'ils veilleront avec la plus grande exactitude à prévenir toute contravention à ses ordres.

Ils se flattent que le roi en son conseil daignera approuver leur conduite; que les fermiers généraux leur fourniront chaque année les quatre mille cinq cents quintaux de sel demandés ; et que si, par quelques cas imprévus, ces quatre mille cinq cents quintaux ne venaient point, il sera loisible auxdits états de se pourvoir, en vertu de l'article m de l'édit de votre majesté; lesdits états ayant solennellement arrêté de ne jamais se pourvoir de sel ailleurs qu'à la ferme

SIRE,

AU ROI

EN SON CONSEIL.

1774.

Les nouveaux sujets du roi, soussignés, éta blis à Versoi et à Ferney, en 1770, par la bonté et par les ordres du feu roi Louis xv, aïeul de votre majesté, représentent très humblement,

Que par les ordres du feu roi, donnés en mars 1770, dont ils remettent un exemplaire entre les mains de M. le contrôleur général, il est dit,

« Qu'ils vivront suivant leurs usages et leurs « mœurs, et exempts de toutes impositions, en « attendant et jusqu'à ce que sa majesté puisse « s'occuper plus particulièrement des arrange<<ments durables qu'elle est déterminée à faire en « leur faveur. »

Les soussignés, pour la plupart Genevois, Suisses, Allemands, Savoyards, et autres étrangers, ont établi en conséquence à Versoi et à Ferney des fabriques d'horlogerie.

Les seigneur et dame de Ferney 4 leur ont fait bâtir des maisons commodes, où ils exercent leurs arts et leur commerce sous la protection de sa majesté.

Ce commerce se fait principalement en pays étranger, en Espagne, dans tout le Levant, dans le Nord, et jusqu'en Amérique. Il s'est tellement accru, que le hameau de Ferney, qui n'était composé que de quarante-neuf habitants, est devenu un lieu considérable, possédant environ huit cents artistes qui font journellement entrer des espèces dans le royaume.

Leur bonne conduite sera attestée par le subdélégué de l'intendance de Gex, par les seigneurs et le curé du lieu. L'utilité de leurs travaux sera constatée par M. l'intendant de la province.

Nous n'avons point l'indiscrétion d'implorer de votre majesté des secours d'argent; nous osons seulement réclamer les lettres-patentes du roi Henri iv, données à Poitiers le 27 mai 1602, desquelles l'original est dans le dépôt des affaires étrangères.

Le second article de ces lettres-patentes porte expressément «que tous les susdits de Genève

Voltaire et madame Denis.

« demeurent exempts du demi pour cent de l'or « et de l'argent et autres choses sujettes audit « impôt, passant sur les terres de sa majesté. » Nous sommes pour la plupart natifs de Genève; nous avons quitté notre patrie pour être vos sujets; nous demandons, pour faire entrer des espèces dans votre royaume, la même grâce que Genève a obtenue pour en faire sortir.

Nous ne pouvons employer l'or qu'à dix-huit carats sur cette frontière, attendu que la ville de Genève n'en a jamais employé d'autre, et que l'or de l'Allemagne et de tout le Nord est encore à un plus bas titre.

Nous observons qu'en France, plus l'or des montres et des bijoux serait à un titre pareil, plus il resterait de matière d'argent et d'or dans le royaume, ce qui serait une très grande économie.

L'Espagne fut d'abord la seule puissance qui établit les fabriques d'or à vingt carats, parce que l'or est considéré en Espagne comme une production du pays, le roi d'Espagne étant possesseur des mines; mais les autres états de l'Europe, n'attirant l'or et l'argent que par le commerce, sont intéressés à conserver chez eux le plus de métaux qu'il soit possible.

Nous n'employons dans nos ouvrages que de l'or venant directement du Pérou par Cadix; par conséquent nous sommes utiles en fesant entrer des matières d'or et d'argent, en les conservant et en les travaillant à bas prix.

Nous demandons donc très humblement la liberté à nous promise par le ministère, en 1770, de travailler l'or à dix-huit carats comme à Genève, l'argent à dix deniers, avec la sûreté de n'être point inquiétés par la ferme du mare d'or.

Ce commerce est d'une telle importance, qu'il a procuré seul des richesses immenses à la république de Genève. Cette république fabriquait pour plus de dix millions de montres par an; et c'est avec ce produit bien économisé qu'elle a acquis pour six millions de revenus sur les finances de votre majesté, tant en rentes foncières qu'en rentes viagères sur plusieurs têtes, lesquelles rentes viagères durent presque toujours pendant près de cent années.

Ces gains prodigieux de Genève ont éveillé enfin l'industrie des pays de Gex et de Bresse. Celui de Gex ne peut se tirer de son extrême misère que par les fabriques établies à Ferney et à Versoi. MM. les syndics du pays de Gex savent assez et attesteront combien est stérile le sol de cette petite province, qui n'est qu'une langue de terre d'environ cinq lieues de long et de deux de large, sur le bord du lac de Genève, environnée d'ailleurs de montagnes inaccessibles, dont les

unes sont couvertes de neiges sept mois de l'année, et les autres de neiges et de glaces éternelles. La terre labourée avec six bœufs n'y produit d'ordinaire que trois pour un, ce qui ne paie pas les frais de la culture. Aussi, avant l'année 1770, époque de l'établissement des suppliants, il est prouvé que le nombre des habitants du pays de Gex était réduit à moins de neuf mille, ayant été de dix-huit mille vers l'an 1680.

Le pays ne commence à se repeupler et à se vi vifier que par les attentions du gouvernement, qui a protégé des manufactures et un commerce absolument nécessaires.

Le conseil de sa majesté peut interroger sur tous ces faits le sieur l'Épine, horloger du roi, natif du pays de Gex, qui vient d'établir une nouvelle fabrique à Ferney, par les soins du seigneur du lieu.

Nous nous jetons, sire, aux pieds de votre majesté; nous la supplions de nous faire jouir des priviléges accordés par Henri IV dont vous égalez la bienfesance. Nous sommes vos sujets, et Genève n'était que la protégée de Henri IV.

Nous vous conjurons d'ordonner; Qu'il nous soit permis de travailler l'or à dix-huit carats, et l'argent à dix deniers de fin;

Que nos ouvrages aient un cours libre dans le royaume, et un passage libre aux pays étrangers;

Que nous ayons à Ferney et à Versoi un poinçon affecté à nos fabriques; que ce poinçon soit fabriqué par deux de nos fabricants assermentes et par un tiers, nommés tous trois par M. l'inten dant de la province, ou par son subdélégué, pour empêcher toute fraude;

Que la ferme du marc d'or lève dix sous par chaque montre fabriquée au pays de Gex;

Que votre majesté daigne nous continuer l'exemption des impôts et du logement des soldats, dont nous avons joui sous le règne du roi votre prédécesseur.

« L'original entre les mains de M. le contrô « leur général, signé de cent principaux artistes, « du 20 juillet 1774. »

François de Voltaire, gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, possesseur du petit hameau de Ferney devenu une communauté d'artistes très utiles, présente très humblement cette requête à M. Boutin, intendant des finances, et le supplie d'en conférer avec M. le contrôleur gé néral, lorsque les affaires plus importantes lui

en laisseront le loisir.

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Il serait à souhaiter que ceux qui sont à la tête des nations imitassent les artisans. Dès qu'on sait à Londres qu'on fait une nouvelle étoffe en France, on la contrefait. Pourquoi un homme d'état ne s'empressera-t-il pas d'établir dans son pays une loi utile qui viendra d'ailleurs? Nous sommes parvenus à faire la même porcelaine qu'à la Chine; parvenons à faire le bien qu'on fait chez nos voisins, et que nos voisins profitent de ce que nous avons d'excellent.

Il y a tel particulier qui fait croître dans son jardin des fruits que la nature n'avait destinés qu'à mûrir sous la ligue: nous avons à nos portes mille lois, mille coutumes sages; voilà les fruits qu'il faut faire naître chez soi, voilà les arbres qu'il faut y transplanter ceux-là viennent en tous climats, et se plaisent dans tous les terrains.

La meilleure loi, le plus excellent usage, le plus utile que j'aie jamais vu, c'est en Hollande. Quand deux hommes veulent plaider l'un contre l'autre, ils sont obligés d'aller d'abord au tribunal | des conciliateurs, appelés feseurs de paix. Si les parties arrivent avec un avocat et un procureur, on fait d'abord retirer ces derniers, comme on ôte le bois d'un feu qu'on veut éteindre. Les feseurs de paix disent aux parties: Vous êtes de grands fous de vouloir manger votre argent à vous rendre mutuellement malheureux; nous allons vous accommoder sans qu'il vous en coûte rien.

Si la rage de la chicane est trop forte dans ces plaideurs, on les remet à un autre jour, afin que le temps adoucisse les symptômes de leur maladie. Ensuite les juges les envoient chercher une seconde, une troisième fois. Si leur folie est incurable, on leur permet de plaider, comme on abandonne au fer des chirurgiens des membres gangrenés: alors la justice fait sa main1.

d'esprit 'appelait les projets les rêves d'un homme de bien. Je sais que souvent un particulier qui s'avise de proposer quelque chose pour le bonheur public se fait berner. On dit : De quoi se mêle-t-il ? voilà un plaisant homme, de vouloir que nous soyons plus heureux que nous ne sommes ! ne saitil pas qu'un abus est toujours le patrimoine d'une bonne partie de la nation? pourquoi nous ôter un mal où tant de gens trouvent leur bien? A cela je n'ai rien à répondre.

DISCOURS

DU CONSEILLER ANNE DUBOURG A SES JUGES *.

L'histoire d'un pendu du seizième siècle, et ses dernières paroles, sont en général peu intéressantes. Le peuple va voir gaiement ce spectacle, qu'on lui doune gratis. Les juges se font payer leurs épices, et disent: Voyons qui nous reste à pendre. Mais un homme tel que le conseiller Anne Dubourg peut attirer l'attention de la postérité.

Il était détenu à la Bastille, et jugé, malgré les lois, par des commissaires tirés du parlement même.

L'instinct qui fait aimer la vie porta Dubourg à récuser quelque temps ses juges, à réclamer les formes, à se défendre par les lois contre la force.

Une femme de qualité, nommée madame de Lacaille, accusée comme lui de favoriser les réformateurs, et détenue comme lui à la Bastille, trouva le moyen de lui parler, et lui dit: N'êtesvous pas honteux de chicaner votre vie? craignezvous de mourir pour Dieu ?

Il n'était pas bien démontré que Dieu, qui a soin de tant de globes roulants autour de leurs soleils dans les plaines de l'éther, voulût expressément qu'un conseiller - clerc fût pendu pour lui dans la place de Grève; mais madame de Lacaille en était convaincue.

Le conseiller en crut enfin quelque chose; et, Il n'est pas nécessaire de faire ici de longues rappelant tout son courage, il avoua qu'étant Frandéclarations, ni de calculer ce qui en reviendrait çais, et neveu d'un chancelier de France, il préau genre humain si cette loi était adoptée. D'ail-férait Paris à Rome; que Jésus-Christ n'avait jaleurs je ne veux point aller sur les brisées de M. l'abbé de Saint-Pierre, dont un ministre plein

Cet exemple a été suivi par M. le duc de Rohan-Chabot, dans ses terres de Bretagne, où il a établi, depuis quelques années, un tribunal de conciliation. K.

mais été prélat romain; que la France ne devait point être asservie aux Guises et à un légat ; que l'É

Le cardinal Dubois.

Cet écrit est de 1771. Les trois qui suivent sont plus anciens.

qui inventèrent l'appel comme d'abus, qui déférèrent au concile de Pise Jules II, ce prêtre soldat, ce boute-feu de l'Europe, qui s'élevèrent si hautement contre les crimes d'Alexandre vi, et

glise avait un besoin extrême d'être réformée, etc. | Sur cette confession, il fut déclaré hérétique, condamné à être brûlé de droit, et par grâce à être pendu auparavant. Quand il fut sur l'échelle, voici comme il qui depuis leur institution furent les gardiens des parla :

« Vous avez, en me jugeant, violé toutes les formes des lois : qui méprise à ce point les règles méprise toujours l'équité. Je ne suis point étonné que vous ayez prononcé ma mort, puisque vous êtes les esclaves des Guises, qui l'ont résolue. Ce sera sans doute une tache éternelle à votre mémoire et à la compagnie dont je suis membre, que vous ayez joint un confrère à tant d'autre victimes; un confrère dont le seul crime est d'avoir parlé dans nos assemblées contre les prétentions de la cour de Rome, en faveur des droits de nos monarques.

« Je ne puis vous regarder ni comme mes confrères, ni comme mes juges; vous avez renoncé vous-mêmes à cette dignité pour n'être que des commissaires. Je vous pardonne ma mort; on la pardonne aux bourreaux ; ils ne sont que les instruments d'une puissance supérieure; ils assassinent juridiquement pour l'argent qu'on leur donne. Vous êtes des bourreaux payés par la faction des Guises. Je meurs pour avoir été le défenseur du roi et de l'état contre cette faction fu

neste.

« Vous qui jusqu'ici aviez toujours soutenu la majesté du trône et les libertés de l'Église gallicane, vous les trahissez pour plaire à des étrangers. Vous vous êtes avilis jusqu'à l'opprobre d'admettre dans votre commission un inquisiteur du pape.

« Vous devriez voir que vous ouvrez à la France une carrière bien funeste, dans laquelle on marchera trop long-temps. Vous prêtez vos mains mercenaires pour soumettre la France entière à des cadets d'une maison vassale de nos rois. La couronne sera foulée par la mitre d'un évêque italien. Il est impossible d'entreprendre une telle révolution sans plonger l'état dans des guerres civiles, qui dureront plus que vous et vos enfants, et qui produiront d'autant plus de crimes,qu'elles auront la religion pour prétexte, et l'ambition pour cause. On verra renaître en France ces temps affreux où les papes persécutaient, déposaient, assassinaient les empereurs Henri iv, Henri v, Frédéric 1er, Frédéric II, et tant d'autres en Allemagne et en Italie. La France nagera dans le sang. Nos rois expireront sous le couteau des Aod, des Samuel, des Joad, et de cent fanatiques.

« Vous auriez pu détourner ces fléaux; et c'est vous qui les préparez. Certes, une telle infamie n'aurait point été commise par ces grands hommes

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lois et les organes de la justice.

« L'honneur de l'ancienne chevalerie gouvernait alors la grand'chambre, composée originairement de nobles, égaux pour le moins à ces seigneurs étrangers qui vous ont subjugués, qui vous tyrannisent, et qui vous paient.

« Vous avez vendu ma tête; le prix en sera bien médiocre, la honte sera grande mais en vous vendant aux Guises, vous vous êtes mis au-dessus de la honte.

« Votre jugement contre quelques autres de nos confrères est moins cruel, mais il n'est ni moins absurde, ni moins ignominieux. Vous condamnez le sage Paul de Foix et l'intrépide Dufaur à demander pardon à Dieu, au roi et à la justice, d'avoir dit qu'il faut convertir les réformateurs par des raisons, par des mœurs pures, et non par des supplices; et, pour joindre le ridicule à l'atrocité de vos arrêts, vous ordonnez que Paul de Foix déclare devant les chambres assemblées que la forme est inséparable de la matière dans l'eucharistie: qu'a de commun ce galimatias péripatétique avec la religion chrétienne, avec les lois du royaume, avec les devoirs d'un magistrat, avec le bon sens? De quoi vous mêlez-vous? estce à vous de faire les théologiens? n'est-ce pas assez des absurdités de Cujas et de Bartole, sans y comprendre encore celles de Thomas d'Aquin, de Scot, et de Bonaventure?

« Ne rongissez-vous pas de croupir aujourd'hui dans l'ignorance du quatorzième et du quinzième siècle, quand le reste du monde commence à s'éclairer? Serez-vous toujours tels que vous étiez sous Louis XI, quand vous fites saisir les premiè res éditions imprimées de l'Évangile et de l'Imitation de Jésus-Christ que vous apportaient de la Basse-Allemagne les inventeurs de ce grand art? Vous prîtes ces hommes admirables pour des sorciers; vous commençâtes leur procès criminel: leurs ouvrages furent perdus; et le roi, pour sauver l'honneur de la France, fut obligé d'arrêter vos procédures, et de leur payer leurs livres. Vous êtes depuis long-temps enfoncés dans la fange de notre antique barbarie. Il est triste d'être ignorants, mais il est affreux d'être lâches et corrompus.

«Ma vie est peu de chose, je vous l'abandonne; votre arrêt est digne du temps où nous sommes. Je prévois des temps où vous serez encore plus coupables, et je meurs avec la consolation de n'être pas témoin de ces temps infortunés. »

JUSQU'A QUEL POINT

ON

malheureusement notre Praxitèle n'avait donné que cinq griffes à son animal, et les Boutaniers lui en donnaient toujours six. Cette énorme faute du sculpteur fut relevée par le grand maître des

DOIT TROMPER LE PEUPLE. cérémonies du diable, avec tout le zèle d'un

C'est une très grande question, mais peu agitée, de savoir jusqu'à quel degré le peuple, c'està-dire neuf parts du genre humain sur dix, doit être traité comme des singes. La partie trompante n'a jamais bien examiné ce problème délicat ; et de peur de se méprendre au calcul, elle a accumulé tout le plus de visions qu'elle a pu dans les têtes de la partie trompée.

homme justement jaloux des droits de son patron et de l'usage immémorial et sacré du royaume de Boutan. Il demanda la tête du sculpteur. Celui-ci répondit que ces cinq griffes pesaient tout juste le poids des six griffes ordinaires; et le roi de Boutan, qui est fort indulgent, lui fit grâce. Depuis ce temps, le peuple de Boutan fut détrompé sur les six griffes du diable.

Le même jour sa majesté eut besoin d'être saignée un chirurgien gascon qui était venu à sa cour dans un vaisseau de notre compagnie des Indes, fut nommé pour tirer cinq onces de ce sang Les honnêtes gens qui lisent quelquefois Vir- précieux. L'astrologue de quartier cria que la vie gile, ou les Lettres provinciales, ne savent pas du roi était en danger, si on le saignait dans l'état qu'on tire vingt fois plus d'exemplaires de l'Al- où était le ciel. Le Gascon pouvait lui répondre manach de Liége et du Courrier boiteux, que de qu'il ne s'agissait que de l'état où était le roi de tous les bons livres anciens et modernes. Personne Boutan, mais il attendit prudemment quelques assurément n'a une vénération plus sincère que minutes; et prenant son almanach: Vous avez raimoi pour les illustres auteurs de ces almanachs et son, grand homme, dit-il à l'aumônier de quarpour leurs confrères. Je sais que depuis le temps tier, le roi serait mort si on l'avait saigné dans des anciens Chaldéens il y a des jours et des mo- l'instant où vous parliez; le ciel a changé depuis ments marqués pour prendre médecine, pour se ce temps-là, et voici le moment favorable. L'aucouper les ongles, pour donner bataille, et pourmônier en convint. Le roi fut guéri; et petit à fendre du bois. Je sais que le plus fort revenu, petit on s'accoutuma à saigner les rois quand ils par exemple, d'une illustre académie consiste dans en avaient besoin. la vente des almanachs de cette espèce. Oserai-je, Un brave dominicain disait à Rome à un phiavec toute la soumission possible, et toute la dé-losophe anglais : Vous êtes un chien, vous enseifiance que j'ai de mon avis, demander quel mal il arriverait au genre humain, si quelque puissant astrologue apprenait aux paysans et aux bons bourgeois des petites villes, qu'on peut, sans rien risquer,se couper les ongles quand on veut, pourvu que ce soit dans une bonne intention? Le peuple, me répondra-t-on, ne prendrait point des almanachs de ce nouveau venu. J'ose présumer au contraire qu'il se trouverait parmi le peuple de grands génies qui se feraient un mérite de suivre cette nouveauté. Si on me réplique que ces grands génies feraient des factions et allumeraient une guerre civile, je n'ai plus rien à dire, et j'abandonne pour le bien de la paix mon opinion hasardée.

Tout le monde connaît le roi de Boutan. C'est un des plus grands princes du monde. Il foule à ses pieds les trônes de la terre; et ses souliers, s'il en a, ont des sceptres pour agrafes. Il adore le diable, comme on sait, et lui est fort dévot, aussi bien que sa cour. Il fit venir un jour un fameux sculpteur de mon pays pour lui faire une belle statue de Belzébuth. Le sculpteur réussit parfaitement; jamais le diable n'a été si beau: mais

gnez que c'est la terre qui tourne, et vous ne songez pas que Josué arrêta le soleil. Eh! mon révérend père, répondit l'autre, c'est aussi depuis ce temps-là que le soleil est immobile. Le dominicain et le chien s'embrassèrent, et on osa croire enfin, même en Italie, que la terre tourne.

Un augure se lamentait du temps de César avec un sénateur sur la décadence de la république. Il est vrai que les temps sont bien funestes, disait le sénateur; il faut trembler pour la liberté ròmaine. - Ah! ce n'est pas là le plus grand mal, disait l'augure; on commence à n'avoir plus pour nous ce respect qu'on avait autrefois; il semble qu'on nous tolère, nous cessons d'être nécessaires. Il y a des généraux qui osent donner bataille sans nous consulter; et pour comble de malheur, ceux qui nous vendent les poulets sacrés commencent à raisonner. Eh bien! que ne raisonnez-vous aussi? répliqua le sénateur; et puisque les vendeurs de poulets du temps de César en savent plus que ceux du temps de Numa, ne faut-il pas que vous autres augures d'aujourd'hui vous soyez plus philosophes que ceux d'autrefois ?

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