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XXI

Contrarietez étonnantes qui se trouvent dans la nature de l'homme à l'égard de la verité, du bon-heur, et de plusieurs autres choses.

R

IEN n'est plus estrange dans la nature de l'homme que les contrarietez que l'on y découvre à l'égard de toutes choses. Il est fait pour conndistre la verité; il la desire ardemment, il la cherche; et cependant quand il tâche de la saisir, il s'éblouït, et se confond de telle sorte, qu'il donne sujet de luy en disputer la possession. C'est ce qui a fait naître les deux sectes de Pyrroniens et de Dogmatistes, dont les uns ont voulu ravir à l'homme toute connoissance de la verité, et les autres tâchent de la luy assurer; mais chacun avec des raisons si peu vray-semblables qu'elles augmentent la confusion et l'embarras de l'homme, lors qu'il n'a point d'autre lumiere que celle qu'il trouve dans sa nature.

Les principales raisons des Pyrroniens sont que nous n'avons aucune certitude de la verité des princi

pes, hors la foy et la revelation, sinon en ce que nous les sentons naturellement en nous. Or ce sentiment naturel n'est pas une preuve convaincante de leur verité;'puis que n'y ayant point de certitude hors la foy, si l'homme est creé par un Dieu bon, ou par un demon méchant, s'il a esté de tout temps, ou s'il s'est fait par hazard, il est en doute si ces principes nous sont donnez ou veritables, ou faux, ou incertains selon nostre origine. De plus, que personne n'a d'assurance hors la foy, s'il veille, ou s'il dort; veu que durant le sommeil on ne croit pas moins fermement veiller, qu'en veillant effectivement. On croit voir les espaces, les figures, les mouvemens; on sent couler le temps, on le mesure; et enfin on agit de mesme qu'éveillé. De sorte que la moitié de la vie se passant en sommeil par nostre propre aveu, où, quoy qu'il nous en paroisse, nous n'avons aucune idée du vray, tous nos sentimens estant alors des illusions, qui sçait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n'est pas un sommeil un peu different du premier, dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir, comme on resve souvent qu'on resve en entassant songes sur songes?

Je laisse les discours que font les Pyrroniens contre les impressions de la coûtume, de l'éducation, des mœurs, des païs, et les autres choses semblables, qui entraisnent la plus grande partie des hommes qui ne dogmatisent que sur ces vains fondemens.

L'unique fort des Dogmatistes, c'est qu'en parlant

de bonne foy et sincerement on ne peut douter des principes naturels. Nous connoissons, disent-ils, la verité, non seulement par raisonnement, mais aussi par sentiment, et par une intelligence vive et lumineuse; et c'est de cette derniere sorte que nous connoissons les premiers principes. C'est en vain que le raisonnement qui n'y a point de part essaye de les combattre. Les Pyrroniens qui n'ont que cela pour objet y travaillent inutilement. Nous sçavons que nous ne révons point, quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison. Cette impuissance ne conclud autre chose que la foiblesse de nostre raison, mais non pas l'incertitude de toutes nos connoissances, comme ils le pretendent. Car la connoissance des premiers principes, comme, par exemple, qu'il y a espace, temps, mouvement, nombre, matiere, est aussi ferme qu'aucune de celles que nos raisonnemens nous donnent. Et c'est sur ces connoissances d'intelligence et de sentiment qu'il faut que la raison s'appuye, et qu'elle fonde tout son discours. Je sens qu'il y a trois dimensions dans l'espace, et que les nombres sont infinis; et la raison démonstre ensuite qu'il n'y a point deux nombres quarrez, dont l'un soit double de l'autre. Les principes se sentent; les propositions se concluent; le tout avec certitude, quoy que par differentes voyes. Et il est aussi ridicule que la raison demande au senti-. ment, et à l'intelligence des preuves de ces premiers principes pour y consentir, qu'il seroit ridicule que l'intelligence demandast à la raison un sentiment de

toutes les propositions qu'elle démonstre. Cette impuissance ne peut donc servir qu'à humilier la raison qui voudroit juger de tout; mais non pas à combattre nostre certitude, comme s'il n'y avoit que la raison capable de nous instruire. Pleust à Dieu que nous n'en eussions au contraire jamais besoin, et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment. Mais la nature nous a refusé ce bien, et elle ne nous a donné que tres peu de connoissances de cette sorte: toutes les autres ne peuvent estre acquises que par le raisonnement.

Voilà donc la guerre ouverte entre les hommes. Il faut que chacun prenne party, et se range necessairement ou au Dogmatisme, ou au Pyrronisme; car qui penseroit demeurer neutre seroit Pyrronien par excellence: cette neutralité est l'essence du Pyrronisme; qui n'est pas contr'eux est excellemment pour eux. Que fera donc l'homme en cet estat? Doutera-t'il de tout? Doutera-t'il s'il veille, si on le pince, si on le brusle? Doutera-t'il s'il doute? Doutera-t'il s'il est? On n'en sçauroit venir là : et je mets en fait qu'il n'y a jamais eu de Pyrronien effectif et parfait. La nature soûtient la raison impuissante, et l'empesche d'extravaguer jusqu'à ce point. Dira-t'il au contraire, qu'il possede certainement la verité, luy qui, si peu qu'on le pousse, n'en peut monstrer aucun titre, et est forcé de lâcher prise?

Qui démeslera cet embroüillement? La nature confond les Pyrroniens, et la raison confond les Dogma

tistes. Que deviendrez-vous donc, ô homme, qui cherchez vostre veritable condition par vostre raison naturelle? Vous ne pouvez fuïr une de ces sectes, ny subsister dans aucune.

Voilà ce qu'est l'homme à l'égard de la verité. Considerons-le maintenant à l'égard de la félicité qu'il recherche avec tant d'ardeur en toutes ses actions. Car tous les hommes desirent d'estre heureux; cela est sans exception. Quelques differens moyens qu'ils y employent, ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que l'un va à la guerre, et que l'autre n'y va pas, c'est ce mesme desir qui est dans tous les deux accompagné de differentes veües. La volonté ne fait jamais la moindre démarche que vers cet objet. C'est le motif de toutes les actions, de tous les hommes, jusqu'à ceux qui se tüent et qui se pendent.

Et cependant depuis un si grand nombre d'années, jamais personne sans la foy n'est arrivé à ce point, où tous tendent continuellement. Tous se plaignent, Princes, sujets; nobles, roturiers; vieillards, jeunes; forts, foibles; sçavans, ignorans; sains, malades; de tous pays, de tous temps, de tous âges, et de toutes conditions.

Une épreuve si longue, si continuelle, et si uniforme devroit bien nous convaincre de l'impuissance où nous sommes, d'arriver au bien par nos efforts. Mais l'exemple ne nous instruit point. Il n'est jamais si parfaitement semblable, qu'il n'y ait quelque delicate difference; et c'est de là que nous attendons que nostre es

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