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Auguste. Il se pourrait...

Camille. Ah, mon Dieu! nous voilà ruinés.

Auguste. Aussi, je te demande pourquoi te mêler de commerce, toi qui n'y entends rien; mais on t'a trompé, et nous ne souffrirons pas...

Victor. Non, mon ami, non ; ma parole est donnée, et jamais je n'y manquerai.

Camille. Auguste, il a raison.

Auguste. Hélas, oui! et il n'y a rien à faire.

Camille. Qu'à contremander notre dîner... (Rerant la serviette qui est sur le panier.) Et pour moi, me voilà revenue du marché. (Elle secoue la serviette, et le billet que Ducros y a glissé tombe par terre.)

Victor. Quel est ce papier que tu laisses tomber?

Camille. Je ne sais.

Victor, (lisant l'adresse.) À mademoiselle Camille. C'est

à votre adresse.

Camille, (le regardant.) En effet, mais je ne connais pas cette écriture, et je ne sais comment ce billet se trouvait là. Victor, (avec émotion.) Vous ne le lisez pas !...

Camille. A quoi bon, puisque vous le tenez ? ai-je des secrets pour vous? voyez vous-même.

Victor, (après avoir parcouru le billet, fait un geste de colère, et se reprend.) Camille, je vous en prie, laissez-nous un in

stant.

Camille. Mon ami! qu'avez-vous donc ?

Victor. Tout à l'heure, nous irons vous retrouver. Camille. C'est bien, c'est bien, je m'en vais. Ah! le vilain billet! (Elle sort par la porte à droite du spectateur.)

SCÈNE VII.
Auguste, Victor.

Victor. Tiens, vois toi-même, et dis-moi s'il est permis de pousser plus loin l'insolence.

Auguste, (parcourant le billet.) "Adorable mignonne..." Point de signature, et c'est une déclaration d'amour qu'on ose adresser à Camille! (Avec colère.) Morbleu! (Se reprenant.) C'est ce matin, quand elle est sortie, qu'on lui aura glissé ce billet dans son panier.

Victor. Eh bien! tu vois maintenant ce que je te disais tantôt. C'est nous qui l'exposons à de pareilles insultes; c'est la position où elle se trouve ici.

Auguste. Tu as raison; mais s'il faut t'avouer la vérité,

il me serait impossible de ne plus voir Camille, de me séparer d'elle. Pendant longtemps, comme toi, j'ai cru que ce n'était que de l'amitié, mais je ne peux plus m'abuser, c'est de l'amour.

Victor. Que dis-tu ?

Auguste. Je l'aime; je veux l'épouser, et c'est là le projet dont je voulais te parler ce matin.

Victor, (à part.) Ah! malheureux que je suis! (Haut.)

Air: Restez, restez, troupe jolie.

Quoi! l'amour régnait dans ton âme,
Et tu ne nous en parlais pas !

Auguste.

C'est qu'en pensant à cette flamme,
Je me la reprochais tout bas.

Oui, de l'aimer à la folie

Je m'accusais.... car c'est, hélas !
Le premier bonheur de ma vie
Que vous ne partagerez pas.

Ou plutôt je disais: c'est ma femme et moi qui tiendrons le ménage; et par ce moyen nous ne nous quitterons pas ; nous resterons ensemble. Je sais que le moment n'est pas favorable, puisque nous n'avons rien que des dettes, et que notre loyer même n'est pas payé; mais enfin les circonstances peuvent changer; et si jamais je fais fortune, ce sera pour la partager avec vous, mes amis, et avec elle; hein, que distu de mon plan?

Victor. Qu'il me parait très-raisonnable, très-convenable. Auguste. Tu l'approuves donc? À merveille. Voici notre ami Scipion; ne lui parle pas encore de mon amour, parce qu'il est goguenard, et qu'il se moquerait de moi.

n'ai

SCÈNE VIII.

Auguste, Scipion, Victor.

Scipion. Toutes mes courses sont finies. J'espère que je pas perdu de temps. (A Victor.) Eh bien, Victor, qu'astu donc ? tu me parais changé ?

Victor. Non, mon ami, je t'assure.

Scipion, (d'un ton de reproche.) Parbleu! j'espère que je m'y connais. (Lui prenant le pouls.) Ta main est froide, et ton pouls bat comme si tu avais la fièvre. Voyons, d'où souffres-tu? qu'est-ce que tu éprouves?

Victor. Moi, rien, te dis-je.

Scipion. Comment, rien ! est-ce que tu n'as pas confiance? Victor. Si, vraiment; mais hier et aujourd'hui, j'ai beaucoup travaillé, et peut-être la fatigue...

Scipion. C'est cela, un mal de tête; pour te dissiper, je t'apporte encore de bonnes nouvelles; car remarquez qu'il n'y a que moi qui vous en donne; chez vous le baromètre est toujours à la tempête, et chez moi au beau fixe. Je sors de chez M. La Bernardière, un malade chez lequel mon professeur m'a présenté; bel appartement, et puis bon genre; une porte cochère, c'est la première fois que ça m'arrive: tout en causant avec lui, et en donnant ma consultation, je voulus tirer ma tabatière pour me donner un air capable, parce qu'une prise de tabac, placée à propos, donne bien du poids à une ordonnance; et dans ce mouvement, je fis rouler sur son lit le médaillon que Camille m'avait donné à raccommoder, et où est le portrait de sa mère, peint par Victor. À la vue de cette miniature, il fait un geste de surprise; il paraît que notre malade est connaisseur !-Monsieur, qui a fait ce portrait ?-Un de mes amis, un peintre distingué.-Et vous avez connu l'original ?-Oui, monsieur. C'est frappant, ou plutôt c'était frappant de ressemblance, car la pauvre femme... Je lui raconte alors l'histoire de madame Bernard, notre voisine, et de Camille sa fille, que nous avons recueillie. Pendant ce temps, notre amateur ne quittait pas des yeux le portrait. Il est vrai que c'est d'un fini !—Mon cher docteur, m'a-t-il dit, vous et vos amis vous êtes de braves jeunes gens; et si je reviens de cette maladie, ma première visite sera pour vous. Vous entendez bien qu'il en reviendra, je vous en réponds, et j'ai idée que nous avons en lui un protecteur. Auguste. Tu crois ?

Scipion. Parbleu! un homme très-riche, un vieux garçon; son valet de chambre, qui avait mal aux dents et qui voulait m'attraper une consultation gratuite, m'a raconté toute son histoire: c'est un parvenu, qui n'a que des parents fort éloignés et qu'il connaît à peine; il est lui seul l'artisan de sa fortune, et il en a beaucoup, ainsi que du crédit. Avec sa protection, je peux me lancer, me faire connaître, et réaliser le projet que je médite depuis si longtemps, et dont jusqu'ici, mes amis, je ne vous ai pas parlé; mais c'était tout naturel: tant que j'étais étudiant en médecine, je ne pouvais pas songer à m'établir; mais maintenant que je suis médecin, que j'ai un état, des espérances, rien ne m'empêche d'épouser celle que j'aime, et c'est Camille.

Auguste, (à part.) O ciel!

Victor. Quoi! tu es amoureux ?

Scipion. À en perdre la tête. Vous qui ne la regardez que comme une sœur, ça vous étonne; mais moi, voilà long

temps que ça me tient: il ne faut pas croire que la faculté soit insensible. (A Auguste, qui ne répond pas.) Eh bien! qu'est-ce qui te prend donc ? te voilà comme Victor était tout à l'heure.

Auguste. Moi, mon ami, tu te trompes, je te jure.

Scipion. Non pas; et voilà que vous m'effrayez, car ça offre tous les caractères d'une épidémie. (A Victor, montrant Auguste.) Sais-tu ce qui lui a pris ?1

Victor. Oui, sans doute; il est comme toi, il aime aussi Camille.

Scipion. Comment! il se pourrait ?

Auguste. Ah! mon dieu, oui; je suis le plus malheureux des hommes.

Scipion. C'est moi qui le suis, moi qui lui enlève sa maîtresse; car je ne puis guère en douter, je parierais que c'est moi qu'elle aime.

Auguste. Oh! si ce n'était que cela; mais c'est que j'ai idée, au contraire, que c'est moi qu'elle préfère, et tu ne vas plus m'aimer, tu vas me haïr.

Scipion. Moi! peux-tu le penser? je m'en rapporte à son choix.

Air: Ce que j'éprouve en vous voyant.

Qu'elle prononce, mes amis,

Mais quelque sort qu'on nous prépare,

Que jamais rien ne nous sépare,

Jurons d'être toujours unis.

Tous trois.

Jurons d'être toujours unis.

(En ce moment Victor passe entre Auguste et Scipion, dont il prend la main.)

Scipion, (bas à Victor, et montrant Auguste.)

Il faut, comme je l'appréhende,
S'il n'est pas payé de retour,
L'aimer encor plus dans ce jour,
Pour qu'ici l'amitié lui rende

Tout ce que lui ravit l'amour.

Scipion. Eh bien, Victor! qu'en dis-tu?

Victor. Que je suis content; quoi qu'il arrive, il y aura un de mes amis qui sera heureux.

Scipion. La seule chose qui m'embarrasse maintenant, c'est d'en parler à Camille; je n'oserai jamais.

Auguste. Ni moi non plus.

Scipion. Une meilleure ídée; il faut que ce soit Victor qui parle pour nous.

Victor. Moi ?

1 Sais-tu ce qui lui est arrivé? quelle mouche l'a piqué?

Scipion. Eh oui, sans doute; lui qui n'est pas amoureux, il n'aura pas peur, et puis il sera impartial.

Victor, (à part.) Ah! je ne m'attendais pas à ce dernier coup !

SCÈNE IX.

Les Précédents; Camille.

Camille. Eh bien! qu'est-ce que vous faites donc, mes amis? voilà une visite qui nous arrive; j'ai aperçu par la fenêtre un vieux monsieur, en noir, et qui ne va pas vite.

Scipion. C'est M. Franval, notre cher professeur; quand on l'invite pour cinq heures, il arrive toujours à quatre. Auguste. Est-ce qu'il vient dîner?

Scipion. Sans doute; n'était-ce pas convenu? Je suis passé1 chez notre étudiant en droit, et nous aurons un convive de plus.

Camille. Un de plus?

Scipion. Oui, il ne m'avait pas dit qu'ils étaient deux collaborateurs; quelquefois même on est trois pour un vaudeville. Camille. Ah! mon dieu! comment allons-nous faire? Scipion. Qu'est-ce qu'ils ont donc ?

Auguste. Le tableau de cinq cents francs, notre unique espoir, a été vendu soixante francs.

Scipion. Il serait vrai! eh bien! mes amis, il ne faut pas se désoler; soixante francs, nous sommes six, à dix francs par tête, il y a de quoi faire un joli dîner.

Auguste. Oui, si nous les avions; mais ils sont encore à venir, le terme n'est pas payé; de sorte que M. Ducros peut tout faire saisir, tout, jusqu'au dîner.

Scipion. Dieu, quel affront pour nos convives! mon professeur surtout; je le connais, c'est un entêté : il est venu pour dîner, et il ne s'en ira pas qu'il n'ait eu satisfaction. Va, Camille, fais comme tu voudras, mais tâche de nous 'avoir un diner impromptu, et à crédit.

Camille. Dame, je vais tâcher; j'ai déjà les douze francs de ce matin.

Scipion. C'est ma foi vrai! voilà déjà le premier service; dépêche-toi, et puis tantôt, quand tu reviendras, Victor a quelque chose à te dire de ma part.

Camille. À moi ?

1 Je suis passé, n'est pas correct; il fallait : j'ai passé.
Dame, exclamation: dame, je ne savais pas !

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