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on est homme de lettres et qu'on a le malheur d'être propriétaire. Je sais bien que l'inconvénient est rare. Mais enfin, voilà une scène d'amour, une situation dramatique...

Air de Partie carrée.

À chaque instant on m'importune;
Il faut quitter les muses pour l'argent.
On veut avoir et génie et fortune
Tout à la fois! impossible vraiment !
Lorsque l'on est au sein de l'opulence,
L'esprit ne fait qu'embarrasser ;

Voilà pourquoi tant de gens de finance
Aiment mieux s'en passer.

John. Monsieur, je vais renvoyer le locataire.

Delmar. Eh non! ce ne serait pas honnête. Qu'est-ce que c'est ?

John. Je crois que c'est un médecin.

Delmar. Un médecin! diable, les médecins, c'est bien usé! J'aurais préféré un locataire qui eût un autre état, un état original; cela m'aurait fourni quelques sujets. (A John.) C'est égal, fais entrer. (John sort.) J'ai justement un vieux médecin à mettre en scène; et peut-être, sans qu'il s'en doute, ce brave homme pourra me servir.

SCÈNE II.

Delmar, Rémy, John.

John, (annonçant.) M. le docteur Rémy.

Delmar, (se levant.) Rémy! (Courant à Rémy.) Mon ami, mon ancien camarade! Comment! c'est toi qui viens loger chez moi ?

Rémy. Cette maison t'appartient?

Delmar. Eh oui, vraiment.

Rémy. Je n'en savais rien. Il y a si longtemps que nous

ne nous sommes vus!

Delmar. Tu as raison. Autrefois, quand nous étions étudiants, moi à l'école de droit, toi à l'école de médecine..

Rémy. Nous ne nous quittions pas, nous vivions ensemble. Delmar. Et quand j'étais malade, quel zèle! quelle amitié ! comme tu me soignais! deux fois je t'ai dû la vie. Mais que veux-tu je suis un malheureux, un ingrat: depuis que je me porte bien, je t'ai oublié.

Rémy. Non, tu ne m'as pas oublié ; tu m'aimes toujours, je le vois à la franchise de ton accueil; mais les événements

1 Que veux tu! locution exclamative, qui signifie: qu'y faire! Comme: que voulez-vous! l'homme propose et Dieu dispose.

nous ont séparés. J'ai été passer deux ans à Montpellier. Je travaillais beaucoup, je t'écrivais quelquefois; et toi, lancé au milieu des plaisirs de la capitale, tu n'avais pas le temps de me répondre. Cela m'a fait un peu de peine; et pourtant je ne t'en ai pas voulu: tu as la tête légère, mais le cœur excellent, et en amitié cela suffit.

Delmar. Ainsi donc, tu abandonnes le quartier Saint-Jacques pour la rue du Mont-Blanc! Tant mieux, morbleu !

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Rémy. Un procès avec toi! certes, je ne m'y exposerai pas; car, autant que j'y puis voir, tu es devenu un avocat distingué, tu as fait fortune au barreau.

Delmar. Du tout.

Rémy. Cependant, quand j'ai quitté Paris, tu venais de passer ton dernier examen.

Delmar. J'en suis resté là; et de l'étude d'avoué, je me suis élancé sur la scène.

Rémy. Vraiment! tu as toujours eu du goût pour la litté

rature.

Delmar. Non pas celle de Racine et de Molière, mais une autre, qu'on a inventée depuis, et qui est plus expéditive. Je me rappelais l'exemple de Gilbert, de Malfilâtre et compagnie, qui sont arrivés au temple de mémoire en passant par l'hôpital; et je me disais: "Pourquoi les gens qui ont de l'esprit n'auraient-ils pas celui de faire fortune? pourquoi la richesse serait-elle le privilége exclusif des imbéciles et des sots? pourquoi surtout un homme de lettres irait-il fatiguer les grands de ses importunités ? Non, morbleu ! il est un protecteur auquel on peut, sans rougir, consacrer ses tra

vaux, un Mécène noble et généreux qui récompense sans marchander, et qui paye ceux qui l'amusent; c'est le public." Rémy. Je comprends! tu as fait quelques tragédies, quelques poëmes épiques.

Delmar. Pas si bête ! Je fais l'opéra-comique et le vaudeville. On se ruine dans la haute littérature; on s'enrichit dans la petite. Soyez donc dix ans à créer un chef-d'œuvre! Nous mettons trois jours à composer les nôtres; et encore souvent nous sommes trois! Ainsi, calcule.

à

Rémy. C'est l'affaire d'un déjeuner.

Delmar. Comme tu dis, les déjeuners jouent un grand rôle dans la littérature; c'est comme les diners dans la politique. De nos jours, combien de réputations et de fortunes enlevées à la fourchette! Je sais bien que nos chefs-d'œuvre valent peu près ce qu'ils nous coûtent. Mais on en a vu qui duraient huit jours; quelques-uns ont été jusqu'à quinze; et quand on vit un mois, c'est l'immortalité, et on peut se faire lithographier avec une couronne de laurier. Rémy. Et tu es heureux ? Delmar. Si je suis heureux!

Air des Amazones.

N'allant jamais implorer la puissance,
Je ne crains pas qu'on m'arrête en chemin ;
Libre, et tout fier de mon indépendance,
Par le travail j'embellis mon destin;
Aux malheureux je peux tendre la main.
Quand je le veux, je cède à la paresse ;
L'amour souvent vient agiter mon cœur.
(Prenant la main de Rémy.)

J'ai retrouvé l'ami de ma jeunesse ;

Dis-moi, mon cher, n'est-ce pas le bonheur ?

Et toi, mon cher, comment vont les affaires?

Rémy. Assez mal; j'ai peu de réputation, peu de clients. Delmar. C'est inconcevable! car je ne connais pas dans Paris de médecin qui ait plus de talent.

Rémy. Dans notre état, il faut du temps pour se faire connaître nous ne jouissons que dans l'arrière-saison; et quand la réputation arrive...

:

Delmar. Il faut s'en aller; comme c'est gai! Mais, dismoi, pour qui est cet appartement que tu as loué sur le même palier que moi ?

Rémy. Ce n'est pas pour moi, mais pour une famille qui arrive de Montpellier, et qui m'a prié de lui retenir un logement. Le père d'abord est un excellent homme, et puis la jeune personne...

Delmar. Ah! ah! il y a une jeune personne! Permettez donc, monsieur le docteur, est-ce que nous serions amoureux ?

Rémy. À toi je peux te le confier. Eh bien, oui, je suis amoureux, et sans espoir.

Delmar. Sans espoir! laisse donc c'est quand les médecins n'en ont plus, que cela va toujours à merveille.

Rémy. Le père est un riche propriétaire, M. Germont. Delmar. M. Germont, de Montpellier! nous voilà en pays de connaissance. Il a ici à Paris une nièce, madame de Melcourt, chez laquelle je suis reçu, et qui me parle souvent de son oncle, un original sans pareil, qui tient à la gloire et à la réputation, et qui a pensé mourir de joie en voyant un jour son nom imprimé dans le journal du département.

Rémy. C'est lui-même. Il ne recherche pas la fortune, car il en a beaucoup; mais quand j'étais à Montpellier, il m'a promis la main de sa fille à condition que je retournerais à Paris, que je m'y ferais connaître, que je deviendrais un docteur à la mode, et pour tout cela il ne m'a donné que trois ans.

Delmar. C'est plus qu'il n'en faut.

Rémy. Non, vraiment; car nous voilà à la fin de la troisième année, j'ai travaillé sans relâche, et je suis inconnu.

Air: Connaissez mieux le grand Eugène.

Ma clientèle est bien loin d'être bonne.

Delmar.

Les vivants sont tous des ingrats.

Rémy.

Pourtant, je n'ai tué personne.

Delmar.

pas.

Mon pauvre ami, tu ne parviendras
Il faut à vous d'illustres funérailles!
Un médecin est comme un conquérant:
Autour de lui, sur les champs de bataille,
Plus il en tombe, et plus il paraît grand.

C'est ta faute; si tu m'étais venu voir plus tôt, nous aurions cherché à te lancer. D'abord, j'aurais parlé de toi dans mes vaudevilles; cela aurait couru la province, cela se serait peut-être joué à Montpellier; et si ton beau-père va au spectacle, ton mariage était décidé.

Rémy. Laisse donc. Est-ce que j'aurais jamais consen

ti...?

Delmar. Pourquoi pas ? Mais il est encore temps; nous avons vingt-quatre heures devant nous; et en vingt-quatre heures, il se fait à Paris bien des réputations. Justement, voici mon ami Rondon, le journaliste.

SCÈNE III.

Les Précédents; Rondon.

Rondon. Bonjour, mon cher Delmar. (A Rémy, qu'il salue.) Monsieur, votre serviteur. (A Delmar.) Je t'apporte de bonnes nouvelles, car je sors du comité de lecture, et l'ouvrage que nous avons terminé hier a produit un effet...

Delmar. C'est bien; nous en parlerons dans un autre moment. Tu viens pour travailler?

Rondon. Oui, morbleu! (Appelant.) John! à déjeuner! car moi, je suis un bon convive et un bon enfant.

Delmar. Je te présente le docteur Rémy, mon camarade de collége, et mon meilleur ami, un jeune praticien, qui est persuadé que pour réussir il suffit d'avoir du mérite. Rondon. Monsieur vient de province ?

Delmar. Non du faubourg Saint-Jacques.

Rondon. C'est ce que je voulais dire.

Delmar, (à Rémy.) Apprends donc, et mon ami Rondon te le dira, que, dans ce siècle-ci ce n'est rien que d'avoir du talent.

Rondon. Tout le monde en a.

Delmar. L'essentiel est de le persuader aux autres, et pour cela il faut le dire, il faut le crier.

Rondon. Monsieur a-t-il composé quelque ouvrage ?

Rémy. Un Traité sur le croup, qui renferme, je crois, quelques vues utiles; mais toute l'édition est encore chez Ponthieu et Delaunay, mes libraires.

Rondon. Nous l'enlèverons; j'en ai enlevé bien d'autres. Delmar. Ne fais-tu pas un cours?

Rémy. Oui, tous les soirs, je réunis quelques étudiants.

Delmar. Nous en parlerons.

Rondon. Nous vous ferons connaître.

nombreuse clientèle ?

Rémy. Non, vraiment.

Rondon. C'est égal, on le dira de même.

Avez-vous une

Delmar. Cela encouragera les autres! et puis, j'y pense, il y a une place vacante à l'Académie de médecine de Paris. Rondon. Pourquoi ne vous mettez-vous pas sur les rangs? Rémy. Moi! et des titres ?

Delmar. Des titres! à l'Académie! c'est du luxe. As-tu adopté quelque innovation, quelque système ? Pourquoi n'entreprends-tu pas l'Acupuncture?

Rondon. Ah, oui! le système des aiguilles?

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