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LA SOMNAMBULE,

COMÉDIE-VAUDEVILLE EN DEUX ACTES,
PAR E. SCRIBE.

M. DORMEUIL.

CÉCILE, sa fille.

FRÉDÉRIC DE LUZY.

GUSTAVE DE MAULÉON.

PERSONNAGES.

BAPTISTE, valet de Gustave.

MARIE, femme de chambre de Cécile.
UN NOTAIRE.

PARENTS ET AMIS DE M. DORMEUIL.

La scène se passe dans le château de M. Dormeuil.

ACTE PREMIER.

Le Théâtre représente un salon élégant; des croisées au fond donnant sur un jardin; une table à droite des spectateurs.

SCÈNE PREMIÈRE.

M. Dormeuil, Cécile, Marie.

M. Dormeuil, (tenant à la main plusieurs billets d'invitation.) Enfin, voilà donc nos billets de faire part. Comme c'est écrit! comme c'est moulé! et cet hymen qui tient un flambeau! Vraiment, ce cher Griffard, l'imprimeur du département, entend très-bien le billet de mariage. Ah çà! où est mon gendre, le capitaine?

Marie. Votre gendre? est-ce qu'il peut rester en place? À chaque instant il regardait sur la route de Paris pour voir si son coureur et sa corbeille de noces n'arrivaient pas. Dans son impatience, il riait, il chantait, il m'embrassait, en me parlant de mademoiselle.

Dormeuil. Je le reconnais bien là. (A Cécile.) Il pense toujours à toi.

Marie. Enfin, n'y pouvant plus tenir,' il m'a dit qu'il allait voir au haut de la montagne si on ne découvrait rien; il a pris son fusil, et il est parti en chassant à travers la forêt.

1 Ne pouvant plus résister à ses désirs.

Dormeuil. Comment! à la chasse aujourd'hui ?

Marie. Sans doute: c'est un monsieur si singulier que monsieur votre gendre.

Dormeuil. Singulier... En quoi ?

Marie,

Air: Ces postillons.

Il n'a point d'ordre et donne à tout le monde.

Dormeuil.

Bon, c'est qu'il est trop généreux.

Marie.

Rien ne l'affecte, il rit quand on le gronde.
Dormeuil.

C'est qu'il possède un caractère heureux.

Marie.

Des jours entiers il se tue à la chasse.

Dormeuil.

C'est par ardeur et par activité.

Marie.

Mais sans tuer ni lièvre ni bécasse.

Dormeuil.

C'est par humanité. (Bis.)

Marie. Et, en outre, un garçon d'une raison...

Dormeuil. Sa raison, sa raison; je n'ai jamais parlé de sa raison: mais à cela près,' c'est un cavalier parfait. Ce cher Frédéric jeune, aimable, spirituel; à vingt-cinq ans, capitaine de cavalerie! (A Cécile.) Voilà l'époux qu'il te faut, le gendre qui me convient. Il est pour toi d'une attention, et pour moi d'une complaisance... toujours de mon avis: il est vrai qu'il n'en fait qu'à sa tête; mais c'est toujours une marque de déférence dont on doit lui savoir gré. Tiens, je t'avoue que toute ma crainte était que ce mariage ne vint à manquer; mais enfin, nous y voilà. Notre cousin le notaire vient d'arriver, et ma foi, dans une heure...

Cécile, (timidement.) Mon père !

Dormeuil. Eh bien! hâtons-nous : toute la société attend au salon.

Marie, (bas à Cécile.) Allons, mademoiselle, du courage: c'est le moment, ou jamais.

Cécile. Mon père, je voudrais vous parler.

Dormeuil. Me parler! Ah! j'entends: dans un pareil moment on a toujours quelques petits secrets à confier. Marie, laisse-nous. (Marie sort.)

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SCÈNE II.

Dormeuil, Cécile.

Dormeuil. Eh bien! voyons, mon enfant, que veux-tu me dire ?

Cécile. Ah! mon papa, j'ai bien envie de pleurer.

Dormeuil. Un jour comme celui-ci ! le jour de ton mariage! Cécile. Eh bien! mon papa, je crois que c'est à cause de cela.

Dormeuil. Comment, morbleu! ce n'est pas là mon inten

tion.

Air: Voilà bien ces lâches mortels.

Te complaire est ma seule loi;
Tu fais mon bonheur, ma richesse:
Je voudrais toujours voir pour toi
Chacun partager ma tendresse.
Te chérir seul n'est rien; je veux
Qu'au plus vite l'hymen t'engage,
Pour qu'à t'aimer nous soyons deux,
Et peut-être un jour davantage.

Cécile. Oh! je sais combien vous êtes bon... Mais si cela vous est égal, tenez, je crois que j'aimerais mieux ne pas me marier.

1

Dormeuil. Comment, si cela m'est égal? Lorsque les bans sont publiés, lorsque tout le monde est invité!... Voyons, Cécile, parlons un peu raison. J'ai cinquante mille livres de rente, et n'ai que toi d'enfant; je ne t'ai jamais rien refusé, je ne t'ai contrariée en rien: mais aussi tu m'avoueras que cette fois... à moins que tu n'aies quelque inclination, quelque amour...

Cécile. Moi, de l'amour! moi... Mon Dieu, dans tout ce que j'ai à vous dire, il n'y a pas un mot d'amour: mais, en revanche, il y a de la haine tant que vous en voudrez.

Dormeuil. Comment, tu haïrais ce pauvre Frédéric ?

Cécile. Eh non! ce n'est pas lui; je rends justice à ses bonnes qualités, à son mérite: mais il est quelqu'un dans le monde que je ne puis souffrir, que je déteste; et je crois que c'est cette haine-là qui m'empêche d'avoir de l'amour pour un autre. Vous savez bien que d'abord vous voulez m'unir à M. Gustave de Mauléon.

Dormeuil. Oui, j'avoue que, sous quelques rapports, je l'aurais préféré à Frédéric: avec autant d'amabilité, il avait

1 La loi veut, en France, que le mariage soit annoncé publiquement au moins quinze jours avant sa célébration.

plus de jugement, plus de raison. Ayant autrefois fait la guerre avec honneur, il occupait alors dans la diplomatie une place importante... Il y a deux ans, il avait l'air de te faire une cour assidue; mais lorsque je t'en ai parlé, à peine si tu as daigné m'écouter, et tu as rejeté ma proposition avec un dédain...

Cécile. Sans doute: parce que c'était le lendemain du bal... de ce bal où il avait dansé toute la soirée avec mademoiselle de Fierville, sans daigner seulement m'adresser la parole. Il est vrai que de mon côté je ne l'ai pas regardé, et que j'ai toujours dansé avec Frédéric; que je lui ai donné mes gants, mon éventail; que je l'accablais de marques d'amitié: car j'étais d'une humeur... C'est depuis ce jour-là qu'il m'a adorée. Je vous demande s'il y a de ma faute? Le lendemain, M. Gustave a été encore plus assidu auprès de sa nouvelle conquête il ne l'a pas quittée d'un seul instant, et j'ai cru voir, j'ai vu, j'en suis certaine, qu'il lui serrait la main; dans ce moment Frédéric me faisait une déclaration. J'avoue que je ne sais pas ce que je lui ai répondu : il m'a assuré depuis que je lui avais dit que je l'aimais. Cela se peut bien j'étais si en colère! et depuis ce moment je n'ai plus revu M. Gustave.

Air: Qu'il est flatteur d'épouser celle.
Alors par un destin prospère,
Comme époux un autre s'offrit;
De vous je l'acceptai, mon père,
Afin que Gustave l'apprît.
Ma destinée était affreuse,
Je pleurais, mais j'étais enfin
Contente d'être malheureuse,
Pourvu qu'il en eût du chagrin.

Dormeuil. Que ne le disais-tu donc plus tôt ? Maintenant, réfléchis au scandale d'une pareille rupture; un mariage publié, et qui doit se célébrer demain: nous nous ferions des ennemis irréconciliables de toute cette famille de Frédéric, qui est puissante dans la province. Et d'ailleurs, puisque tu n'aimes pas Gustave...

Cécile. Moi, non certainement, je ne l'aime pas.

Dormeuil. Et puis le temps, l'absence... Gustave habite Paris, nous, cette terre au fond de l'Auvergne : il n'y a pas apparence que jamais vous puissiez vous rencontrer.

Cécile. Oh! je l'espère bien; car sa seule présence me causerait une indignation dont je ne serais pas maîtresse. Dormeuil. Rassure-toi: tu n'as rien à craindre.

Air: Femmes, voulez-vous éprouver.

- Tu triompheras d'un penchant
Dont ton cœur eût été victime;

Va, crois-moi, le plus tendre amant
Ne vaut pas l'époux qu'on estime.
Chez l'un l'amour fuit sans retour,
Quand, chez l'autre, il se fortifie;
L'amour est le plaisir d'un jour,
L'hymen le bonheur de la vie.

En attendant, promets-moi de prendre un peu plus sur toimême. Depuis quelque temps, je te trouve changée... Un jour de noce on a besoin d'être jolie... et tu n'as pas dormi cette nuit. Mon appartement était près du tien, et je t'ai entendue parler tout haut; je t'ai entendue marcher: cela ne t'est jamais arrivé; et ce n'est que depuis quelque temps. Allons, Cécile, un peu de courage, un peu de fermeté.

Cécile. Ah! pourvu que je ne le voie pas, je vous promets

tout.

SCÈNE III.

Les Précédents; Marie.

Marie, (accourant.) Voici M. Frédéric, et sans doute son coureur avec la corbeille, car j'ai cru apercevoir près de lui une espèce de postillon. Ils sont au bout de l'avenue... Mais l'on vous attend dans le salon.

Dormeuil. Nous y allons. (Donnant la main à sa fille.) Tu diras à Frédéric de nous rejoindre. (Il sort par la droite.) Marie, (bas à Cécile.) Eh bien, mademoiselle?

Cécile. Rien n'est changé; mais n'importe... J'ai parlé à mon père, et je suis plus tranquille; suis-moi.

SCÈNE IV.

Frédéric, paraissant aux croisées du fond; Gustave, Baptiste. Frédéric, (tient à la main un fusil et une carnassière, qu'il jette à terre en entrant.) Holà! hé! quelqu'un! Moi, je n'aime à faire mon entrée incognito. (A Gustave et à Baptiste, qui entrent.) Eh! arrivez donc, mes amis, et n'ayez pas peur: vous êtes chez moi.

pas

Gustave. Mon cher Frédéric, que ne te dois-je pas!

Frédéric. Allons donc, ne parlons pas de cela. Ce pauvre Baptiste n'est pas encore revenu de sa frayeur.

Baptiste. Non, il n'y a pas de quoi: quand on vient de se trouver entre le feu et l'eau !

Frédéric. Ma foi, je me suis trouvé là bien à point. J'arrivais au haut de la montagne, lorsque j'aperçois une chaise

1 Prendre sur soi, se maîtriser.
"Bien à point, fort à propos.

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