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de poste emportée par deux chevaux fougueux qui avaient quitté la grande route, et se dirigeaient vers un précipice.

Baptiste. Je le vois encore d'ici: deux cents toises de profondeur!

Frédéric. Non mais cinquante, et c'est bien assez. Le postillon, qui était cet imbécile, avait déjà abandonné les guides et perdu l'étrier; j'étais à soixante pas de vous; impossible de vous arrêter à temps: je glisse une balle dans mon fusil; j'ajuste le cheval du postillon: je le renverse, l'autre s'abat, et vous vous trouvez tous à terre, mais de plain pied, et sur le plus beau gazon du monde! un endroit fait exprès pour verser.

Baptiste. Oui; un cheval de cinquante louis qui est resté sur la place.

Frédéric. C'est égal, le coup était bon à soixante pas, juste à l'épaule; c'était bien là que je visais, je t'en donne ma parole d'honneur.

Baptiste. Et moi qui étais dessus; je vous demande.'
Frédéric. J'étais sûr de mon coup.

le recommence; remets Baptiste.

Baptiste. Non pas, non pas.

Air du Ménage de Garçon.

Enfin si tu veux, je

Je crains quelque balle indiscrète.

Frédéric.

Au but je suis sûr de frapper,
D'ailleurs, en ami je vous traite.

Baptiste.

N'importe, on pourrait se tromper.
On voit tant de gens à la ronde
Fort bien avec tous les partis,
Mais qui tirent sur tout le monde,
Et qui font feu sur leurs amis.

Frédéric, (à Gustave.) Ah ça? tu ne me quittes pas: songe qu'aujourd'hui tu m'appartiens tout entier. Je suis ici chez moi, et je me fais un plaisir de te recevoir... Si tu savais... je te conterai cela tout à l'heure... C'est aujourd'hui le plus beau jour de ma vie! il ne me manquait que la présence de mon meilleur ami. Baptiste, votre maître couche ici; laissez-nous, et allez à l'office.

Baptiste. J'y allais, monsieur.

Frédéric. C'est bien, et tu diras qu'on prépare la chambre... (A Gustave.) Je te demande pardon, mon ami; voistu, un maître de maison... Écoute, Baptiste... la chambre...

1 Je vous demande s'il ne pouvait pas me tuer aussi bien que le cheval.

Quelle chambre vais-je donc lui donner?... c'est que tout est pris! Ah! notre pavillon! parbleu! le pavillon du jardin : un endroit charmant! qui est un peu en défaveur depuis que le jardinier prétend y avoir vu la nuit de grandes figures blanches...; mais je sais que cela ne te fait rien. Gustave. Oh! absolument.

Frédéric.

Air d'Arlequin musard.

Un mien grand-oncle a rendu l'âme.1
Gustave.

J'entends, voilà le revenant.

Frédéric.

Non, le fantôme est une femme.
Et c'est la sienne apparemment.
Grâce à la concorde profonde
Qu'entre eux l'on voyait exister,
Depuis qu'il est dans l'autre monde,
Sa femme n'y veut plus rester.

Gustave. Ma foi, mon ami, j'en suis enchanté !

Frédéric. Va pour le pavillon. (A Baptiste.) Tu y porteras la valise de ton maître.

Baptiste, (à Gustave.) Et moi, monsieur, je pense maintenant que vous feriez peut-être mieux de continuer votre route. Monsieur votre père sera inquiet.

Frédéric. Est-ce que le commandant en chef de ta cavalerie démontée serait poltron, par hasard?

Baptiste. Moi, monsieur, ce que j'en dis n'est que par intérêt pour mon maître; car, Dieu merci, j'ai fait mes preuves: quand quelqu'un a eu comme moi un cheval tué sous lui!

Gustave. C'est bon, laisse-nous.

SCÈNE V.

Gustave, Frédéric.

Frédéric. Ce cher Gustave ! quel bonheur de le trouver! Je n'ai point oublié qu'au régiment tu étais mon guide, mon mentor: car j'étais un peu mauvais sujet, et je n'ai jamais fait grand-chose. Toi, c'est différent: tu as toujours valu mieux que moi, j'en conviens. C'est toi qui payais mes dettes, et qui m'as sauvé je ne sais combien de coups d'épée, sans compter ceux que tu as reçus pour moi; et ceux-là, vois-tu bien, (mettant la main sur son cœur,) ils sont là; ça ne s'oublie pas. Mais, dis-moi un peu, depuis que nous ne

A rendu l'âme, est mort.

nous sommes vus, il me semble que ta sagesse a pris une teinte bien rembrunie.

Gustave. Ma foi, mon cher, je crois que je deviens philosoplie; je m'ennuie et si ce n'était pas payer tes services d'ingratitude, je te dirais que tout à l'heure j'ai été presque fâché lorsque tu as arrêté mes chevaux... Oui, mon ami, j'étais amoureux, j'ai été trahi; ça va te faire rire: mci, ça me désole. J'ignore ce que la perfide est devenue: je ne m'en suis point informé. J'avais réalisé quelques fonds, envoyé ma démission de secrétaire d'ambassade, et je quittais la France lorsque je t'ai rencontré.

Frédéric.

Air du vaudeville du 1 etit Courrier.
Par dépit nous fuir sans retour,
Ah! certes, la folie est grande;
Conçoit-on, je te le demande,

Un Français qui se meurt d'amour;
Un guerrier constant qui se flatte
De fixer de jeunes beautés ;
Enfin, un amant diplomate
Qui croit à la foi des traités.

Gustave, (souriant.) Tu as raison; je suis un extravagant; mais il ne s'agit pas ici de mes chagrins, parlons plutôt de ton bonheur : c'est le moyen de me les faire oublier; il paraît que tu es dans une situation...

Frédéric. Superbe, mon ami, et surtout bien extraordinaire. Je me marie, et ce n'est pas sans peine. Tu sais combien j'ai manqué de mariages; je n'ai jamais pu en conclure un seul.

Gustave. Oui, tu jouais de malheur: des duels, des ri

vaux...

Frédéric. Et le chapitre des informations: il y a des parents curieux, qui veulent tout savoir: c'était cela qui me faisait toujours du tort; mais enfin je suis tombé sur un beaupère raisonnable; il pense qu'il faut que la jeunesse fasse des folies, ce qui est aussi mon système; et c'est ce soir que nous signons le contrat... Une fille unique, cinquante mille livres de rente, et je l'aime !... comme je les aimais toutes... car, franchement, je n'ai jamais eu de préférence marquée pour personne: c'est encore une des considérations qui ont déterminé le beau-père.

Air des Maris ont tort.

Oui, depuis qu'existe le monde,
Chacun dispute à tout propos
Et sur la brune et sur la blonde,
Sur le Champagne et le Bordeaux.
À quoi bon toutes ces querelles?
Je n'ai jamais d'avis certains,
Et j'adore toutes les belles,
Comme je bois de tous les vins.

Gustave. Ma foi, mon cher, tu es heureux, et je te félicite

de ton mariage.

Frédéric. Oh! il n'est pas encore fait, et il y a bien des choses à dire. Tu sais que quelquefois je joue?

Gustave. Quelquefois! c'est-à-dire toujours.

Frédéric. Oui, par habitude, car je n'aime pas le jeu. L'hiver dernier, j'ai eu un bonheur admirable... près de soixante mille francs que j'ai gagnés. C'est dans ce momentlà que je me suis présenté au beau-père, qui m'a accepté; mais j'étais si content de me marier, que j'ai joué encore par passe-temps; car c'est toujours ma ressource quand j'ai de la joie ou du chagrin.

Gustave. Eh bien!

Frédéric. Eh bien ! tu ne devines pas? (En riant.) J'ai tout perdu, et il ne me reste rien: ça n'est pas pour moi, ça m'est égal, je connais ces positions-là; mais c'est le beau-père, un brave homme qui m'avait accepté plus pour moi-même que pour ma fortune; une jeune personne charmante, qui m'adore, oui, qui m'adore, c'est le mot; tu sais que là-dessus je ne m'en fais pas accroire... Et des présents de noce..., une corbeille superbe qui arrive aujourd'hui, et que je ne sais trop comment payer. Voilà, je te l'avoue, ce qui me fait trembler pour mon cinquième mariage.

Gustave. Comment, morbleu! ne suis-je pas là? Et si une vingtaine de mille francs peuvent d'abord te suffire... Frédéric, (le serrant dans ses bras.)

Air de Préville et Taconnet.

Mon ami, mon dieu tutélaire.

Gustave.

Ton bien jadis n'était-il pas le mien,
Lorsque avec moi tu partageais en frère?
Frédéric.

Oui, de ce temps je me souvien,1
De ce temps-là je me souvien.

Nous apportions, toi, ce me semble,

Crédit, fortune, esprit sage et rangé,

Moi, les défauts et les dettes que j'ai ;

Puis, sans façon, nous mettions tout ensemble;
Voilà comment j'ai toujours partagé.

Gustave. Et quelle est ta future?

Frédéric. Mais j'ai idée que tu l'as connue à Paris, quand elle y habitait. C'est la fille d'un riche négociant, monsieur Dormeuil.

Gustave. Comment! Cécile Dormeuil ?

1 Pour souviens, licence poétique.

Frédéric. Oui, Cécile; c'est elle-même.

Gustave. En effet, je me rappelle l'avoir vue quelquefois. (Tirant son portefeuille.) Tiens, voilà toute ta somme.

Frédéric. J'espère que cela ne te gêne pas? Eh bien! qu'as-tu donc ?

Gustave. Rien, mon ami; rien du tout, je te jure.. Mais je fais réflexion que la famille de ton père est très-nombreuse; que tu as sans doute beaucoup de parents à loger.

Frédéric. Eh bien! qu'importe? n'es-tu pas mon ami? ça vaut bien un cousin: d'ailleurs, il me faut un témoin, et je compte sur toi. Et puis, tu ne t'imagines pas comme ma femme, comme mon beau-père, comme tout ce monde-là m'aime. Présenté par moi, tu vas voir quel accueil on va te faire. Ils seront enchantés de te voir. Il n'y a pas jusqu'aux domestiques... Marie !... holà! quelqu'un: c'est que je suis le maître ici; il faut bien qu'on m'obéisse... Marie !

SCÈNE VI.

Les Précédents; Marie.

Frédéric. Avertis M. Dormeuil que mon ami intime... que M. Gustave de Mauléon...

Marie. Ah, mon Dieu! Comment! c'est monsieur qui... que... certainement... Monsieur... Je ne croyais pas...

Frédéric. Eh bien! qu'est-ce qu'elle a donc ? C'est la femme de chambre et la confidente de ma femme; une fille d'esprit quand elle n'a pas de distractions. Voici M. Dor

meuil et sa fille.

SCÈNE VII.

Les Précédents; Dormeuil, Cécile.

Frédéric. Beau-pere, voilà un de mes bons amis que je vous présente.

Dormeuil, (saluant sans le regarder.) Certainement, monsieur... (Levant les yeux.) Grand Dieu!

Cécile, (qui a fait une révérence, le regarde à son tour, et fait un geste de surprise.) C'est lui!

Frédéric, (à Gustave.) Ah çà! décidément tu as la physionomie malheureuse; on ne peut pas t'envisager!

Dormeuil, (balbutiant.) À coup sûr... L'honneur que nous recevons... Nous ne croyions pas... Et j'étais loin de m'attendre...

Frédéric. Allons, voilà le beau-père qui est comme Marie,

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