Images de page
PDF
ePub

moi... Il faudra que je soumette cette idée-là à son excellence. (Ecrivant.) Recette pour faire arriver les commis de bonne heure: Vous prenez deux, trois créanciers, ou même plus, vous ne les payez pas, ce qui est toujours d'une exécution facile... Ma foi, ce plan me sourit, et il faut que je l'écrive, cela me fera toujours passer le temps; c'est plus amusant que la romance que j'avais commencée. D'ailleurs, moi, je ne connais que cela, quand on est au bureau, il faut s'occuper.

Air de la Robe et les Bottes.

Est-il des maux, divine poésie,
Que tes bienfaits ne fassent oublier?
Sans fortune dans cette vie,
Je suis par toi riche sur le papier.
O perspective aimable et séduisante!
Je suis seigneur de ce riant coteau,

Et, s'il le faut, la rime complaisante

Va, d'un seul vers, me donner un château.

SCÈNE II.

Victor; Belle-Main, le parapluie et une liasse de papier sous le bras, culotte de nankin, bas chinés.

Victor. Eh! c'est monsieur Belle-Main, notre expéditionnaire !

Belle-Main, (en entrant, accroche son chapeau à un portant.) Est-ce que je serais en retard? (Regardant sa montre.) Non, c'est vous qui êtes en avance. Ah çà! monsieur Victor, vous avez donc été diminué?

Victor. Pourquoi ?

Belle-Main. C'est que, comme d'ordinaire l'exactitude est en raison inverse des appointements, j'ai cru que depuis quelques jours les vôtres avaient essuyé une forte réduction.

Victor. Ce cher Belle-Main! et vous en étiez fâché?

Belle-Main. Certainement, parce que vous êtes un brave garçon. Mais, d'un autre côté, je me disais: "C'est peutêtre là-dessus que M. le chef de division doit prendre les fonds de cette gratification' que l'on me promet depuis cinq ans ;" et cela m'aidait à prendre votre chagrin en patience.

Victor. Je comprends; mais comment, vous, monsieur Belle-Main, qui avez une écriture superbe, qui êtes le plus ancien expéditionnaire de l'administration, ne demandez-vous pas quelque chose de mieux qu'une gratification? Une place de sous-chef, par exemple: cela vous est bien dû.

Belle-Main. M'en préserve le ciel! Tenez, jeune homme,

'La gratification est un don que l'on fait à un employé, ou à un domestique, quand on est content de lui.

vous voyez ce bureau et ce fauteuil : il y a aujourd'hui vingt ans que je m'y installai avec armes et bagages, je veux dire, mon canif, mes plumes, et mon parapluie; il est là pour le dire, c'est toujours le même. Depuis ce temps, employés, sous-chefs, chefs et ministres, combien j'en ai vu entrer et sortir; combien cette main a copié de lettres de diminutions, suppressions et réformes définitives; tout a été changé, ou renversé, tout, excepté mon fauteuil, qui, malgré ses oscillations continuelles, est encore sur ses pieds, comme moi sur les miens. Il est toujours là, scellé dans le parquet, stationnaire, immobile, et je fais comme lui; je n'avance pas, mais je reste en place, c'est toujours ça.'

Victor. Et jamais, malgré votre talent, vous n'avez été inquiété ?

[merged small][merged small][merged small][ocr errors][merged small]

Par bonheur, il y a tant de gens qui pensent à eux qu'on ne pense jamais à moi.

Victor. Et vous trouvez qu'une gratification n'offre pas les mêmes inconvénients?

Belle-Main. Sans doute: ce n'est pas un fixe, c'est accidentel, c'est de la main à la main, et puis je n'en abuse pas; voilà cinq ans que l'on me remet toujours au prochain conseil d'administration; le conseil s'assemble, la bonne volonté s'arrête, le rapport reste en chemin, la gratification languit, et cette pauvre mademoiselle Charlotte, ma future, fait comme la gratification.

Victor. Comment! Belle-Main, il serait possible! vous êtes amoureux ?

Belle-Main. Oui, monsieur, quand je ne suis pas au bureau s'entend, c'est-à-dire, depuis quatre heures du soir, jus

'C'est toujours satisfaisant.

qu'à... et les dimanches et fêtes. Vous saurez que j'ai cinquante-deux ans, et mademoiselle Charlotte trente-six; mais quand on se marie, il y a toujours des frais extraordinaires, des frais d'installation, et si on prenait cela sur les appointements de l'année, on ne s'y retrouverait plus.' Aussi voilà cinq ans que nous attendons cette gratification. Victor. Comment! mon cher Belle-Main, vous n'avez pas autre chose à offrir à mademoiselle Charlotte?

Belle-Main. Que voulez-vous? en ma qualité d'expéditionnaire, je lui offre ma main, c'est tout ce que j'ai de mieux. Victor. Eh bien, mon cher! priez le ciel que je réussisse, que j'épouse celle que j'aime, et vous verrez comme je vous pousserai.

Belle-Main, (vivement.) Non pas.

Victor, (montrant son fauteuil.) Sur place, une gratification tous les ans ; je marie mademoiselle Charlotte, et je suis le parrain du premier enfant.

Belle-Main. Un instant, un instant; comme vous y allez ! Victor. Vous avez raison, car je ne suis guère plus avancé que vous; ce n'est pas avec cent louis de traitement, (à part,) et mille écus de dettes, (haut,) qu'on peut demander en mariage une jeune personne charmante, la fille d'un homme en place, vingt mille livres de rente. Belle-Main. Peut-être.

Air de Préville et Taconnet.

Monsieur le chef vous trouve du mérite;
Il vous salue, et d'un air amical,

ses concerts souvent il vous invite,

Et chez lui vous allez au bal;
Pour avancer c'est là le principal.
Trop heureux les commis ingambes!
Ah! dans la place où je me vois,
J'aurais déjà fait mon chemin, je crois,
Si le destin avait mis dans mes jambes
L'agilité qu'il plaça dans mes doigts.

Cela me fait penser que j'ai là à vous un tas de minutes à expédier; ces papiers que vous m'avez donnés hier...

Victor. C'est bien, c'est bien, je ne vous parle plus. (BelleMain va à son bureau, met à chacun de ses bras de petites manches de toile, prend ses plumes, et se dispose à écrire.) Au fait, ce cher Belle-Main a raison, je ne vois pas pourquoi je n'aspirerais pas à la main d'Eugénie. Son père est notre chef de division; mais il me reçoit avec plaisir; je lui ai même lu quelquefois des vers auxquels il n'entend rien, mais qu'il me fait l'honneur de corriger, parce que, comme tant

[ocr errors]

1 On ne pourrait pas joindre les deux bouts, il y aurait du mécompte.

d'autres, il est connaisseur. Par exemple, je ne lui ai pas montré ma dernière chanson, et je ne la montrerai à personne; c'est pour moi. (Il fouille dans sa poche.) Où l'ai-je donc mise? (Il cherche encore.) Il me semble que le dernier couplet est un peu fort; car, après tout, le ministre peut avoir été trompé comme un autre. (Il cherche dans ses poches.) Il me semble que je l'avais sur moi; non, je me rappelle très-bien maintenant que j'ai laissé ma chanson dans une feuille de papier à la Tellière. Ce sera comme l'autre jour; cet état de mes dettes que j'avais fourré dans une situation de la caisse. (Feuilletant plusieurs papiers.) Ah! (avec joie,) j'y suis; ces rapports que j'ai portés tout à l'heure au secrétariat...

Air: Vers le temple de l'hymen.
C'est là que sont mes couplets,
Ou du moins je le soupçonne;
Il n'a dû venir personne:
Courons et reprenons-les.
Sans cela mauvaise affaire;
Et le ministre en colère
Pourrait bien, d'un ton sévère,
Me dire, en me supprimant:
"Monsieur, ne vous en déplaise,
Vous chantiez, j'en suis fort aise;
Eh bien, sautez maintenant."

(Il sort en courant.)

SCÈNE III.

Belle-Main, (seul.) Eh bien! eh bien! où va-t-il donc ? il laisse là son travail; ces jeunes gens ont une tête. Hein! j'entends un équipage. (Il se lève, et va regarder par la fenêtre.) C'est sans doute celui du chef de division; oui, et en même temps le cabriolet du chef de bureau. C'est singulier, dans cette administration (montrant son parapluie) nous avons presque tous voiture; aussi, comme cela marche! (Regardant par la porte qui est en face de la croisée.) Eh mais! c'est M. de Valcour et sa fille. La fille du chef de division ici! dans les bureaux! Il faut qu'il y ait aujourd'hui de l'extraordinaire. (Il retourne à son bureau.)

SCÈNE IV.

Belle-Main, à son bureau; De Valcour, suivi d'un garçon de bureau qui tient son portefeuille et des papiers; Eugénie.

De Valcour. Oui, ma chère Eugénie, la femme de son excellence désire te voir ce matin, et il est convenable que je t'y conduise moi-même. Elle a été ravie du goût exquis avec lequel tu as chanté cette romance, au concert où elle

t'a rencontrée. Le fait est que tu l'as phrasée comme un

ange.

Eugénie. Le sujet servait un peu mes efforts.

De Valcour. C'est clair; tu es la jeune personne malheureuse, M. Victor le troubadour adoré, et moi le père barbare qui contrarie ton inclination.

Eugénie. Est-ce juste, aussi ! Vous le recevez, vous lui faites accueil; il conçoit des espérances, et maintenant...

[blocks in formation]

Enfin tout le monde convient que Victor est d'une excellente famille, qu'il a de l'esprit ; et vous, à qui l'on en accorde beaucoup...

De Valcour, (la caressant.) Tu crois que j'ai beaucoup d'esprit ?

Eugénie. Je l'entends dire à toutes les personnes qui viennent dîner chez nous.

De Valcour. Du goût, un peu de littérature, le tort d'avoir fait quelques vers qui ne sont pas mal tournés, voilà ce qui m'a valu cette réputation; mais il ne faut pas parler ainsi, ma chère enfant, cela peut nuire à un chef de division.

Eugénie. Je ne vois pas que ce puisse jamais être un tort que d'être spirituel.

De Valcour. Si vraiment, c'en est un en administration. Ainsi, une fois pour toutes, en petit comité, je veux bien convenir que j'ai de l'esprit, mais ici je n'avoue que du talent. Au surplus, je prendrai sur la conduite de Victor des informations certaines; car on prétend qu'il est très-léger, trèsétourdi, et peu assidu. (Apercevant Belle-Main.) Et tiens, nous ne pourrions pas mieux nous adresser; c'est un ancien

« PrécédentContinuer »