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Victor. Ce n'est pas parce qu'ils sont de vous, mais je vous donne ma parole d'honneur que je les crois très-bons, voilà mon avis; je me permettrai seulement une observation; ces couplets sont très-piquants, mais en même temps très-hardis; et ne craignez-vous pas...?

De Valcour. Pourquoi donc craindre? On doit aux gens en place la vérité tout entière. Et de qui l'apprendraient-ils si ce n'est de ceux qui les approchent tous les jours? Allons, vous nous les chanterez ce soir. Eugénie vous accom. pagnera.

Victor. Monsieur, je n'oserai jamais.

De Valcour. Est-ce que vous auriez moins de courage que moi ?

Victor. Ma foi, je n'y conçois rien, et je ne le reconnais plus.

SCÈNE XIII.

Les Précédents; Eugénie.

Eugénie. En vérité, mon papa, vous n'êtes guère aimable. Depuis deux heures je suis dans le salon du ministre à tenir compagnie à sa femme, et j'attendais toujours que vous vinssiez me chercher, comme vous me l'aviez promis.

De Valcour. C'est vrai; mais des affaires importantes... Victor, (gravement.) Oui, des affaires d'administration... De Valcour. Et puis je n'osais trop rentrer dans le salon; il doit y avoir bien du changement dans ce moment, n'est-il pas vrai ?

Eugénie. Sans doute; quand je suis arrivée, la figure de l'huissier était aussi lugubre que son habit; le précepteur était dans un coin du salon, qui donnait leçon aux enfants; jamais je ne l'ai vu si sévère; je crois presque qu'il les a grondés. Quant à madame elle-même, elle était distraite, préoccupée, et, tout en causant avec moi de sa campagne et du bonheur d'y vivre tranquillement, elle regardait toujours par la croisée de la cour, comme si elle attendait quelque message.

De Valcour. Cette femme-là n'a pas l'ombre de philosophie; elle se croit toujours destinée à être la moitié d'une excellence!

Eugénie. Tout à coup les deux battants de la porte s'ouvrent avec fracas, et la scène change. On a refusé la dé. mission.

De Valcour. Il serait possible!

Eugénie. Il est plus en pied que jamais; on a même augmenté ses pouvoirs.

De Valcour, (reprenant vivement le carnet des mains de Victor.) Rendez-moi ces couplets.

Victor. Eh, mon Dieu! qu'avez-vous donc ?

De Valcour, (très-ému.) Rien, rien; je vous expliquerai tout à l'heure... (A Eugénie.) Eh bien! après ?

Eugénie.

Air: A soixante ans.

Cette nouvelle a chassé la tristesse,
Le précepteur caresse les enfants;
Soudain les cœurs s'ouvrent à l'allégresse,
Et l'antichambre aux courtisans ;
Même l'huissier que l'influence gagne
D'un ton plus fier les annonce déjà;
Madame enfin, depuis ce moment-là,

N'a plus de goût pour la campagne,
Et va ce soir au bal de l'Opéra.

Victor, (à part.) Je devine à présent.

De Valcour. Mon cher Victor, vous comprenez, comme moi, de quelle importance est le secret que je vous ai confié, vous seul en êtes instruit; mais à peine avez-vous parcouru ces couplets, et déjà sans doute vous les avez oubliés ?

Victor. Du tout; il est des vers que l'on retient si aisé

ment.

De Valcour. Quoi! vous pourriez abuser...

Victor. Jamais, monsieur; le père d'Eugénie peut être sûr de ma discrétion; et, sans me vanter, j'y ai plus de mérite qu'un autre; car je savais déjà les couplets par cœur! je pourrais vous les réciter sans me tromper d'une syllabe.

De Valcour. Du tout, du tout, mon ami; (à part) ah! maudite mémoire! (Haut.) Victor, ce sacrifice-là ne sera pas perdu, et je saurai reconnaître... Mais il n'y a pas de temps à perdre, il faut que je me présente chez son excellence. (A Eugénie.) Tu vas m'attendre dans mon cabinet... (Eugénie entre dans le cabinet.) Ah! mon Dieu! cette carte que j'ai mise chez Saint-Phar, cette invitation surtout, quelle imprudence! si l'on allait mal interpréter... Mais le désinviter serait pire encore; allons, une mesure générale. (A Victor.) Mon cher Victor, courez chez moi à l'instant même. Que l'on prévienne toutes les personnes invitées que ma soirée ne peut avoir lieu, qu'elle est remise. On dira que ma fille est malade; croyez, mon cher Victor, que je reconnaîtrai un jour votre zèle, et surtout votre silence; il est certaines espérances dont je me suis aperçu, et que je ne désapprouve pas entière

ment.

Victor. Ah, monsieur! j'avais idée que cette chanson-là me porterait bonheur. (Il sort.)

SCÈNE XIV.

De Valcour, (seul, se promenant à grands pas avec beaucoup d'agitation.) C'est une chose affreuse! cette maudite chanson... je n'y suis pour rien; mais jamais on ne soupçonnera cet épais Dumont; moi, c'est différent, je suis connu. J'ai le malheur d'avoir de l'esprit et de la verve satirique; il n'y a qu'un moyen, c'est d'agir franchement, de prendre l'initiative, et de porter moi-même cette chanson à son excellence!

SCÈNE XV.

De Valcour; Dumont, sortant de son bureau et tenant à la main quelques copies de la chanson.

Dumont. J'ai fait tirer quelques copies de nos couplets; et s'il vous était agréable d'en avoir....

De Valcour, (d'un air froid et sévère.) Comment, monsieur, des copies ?

Dumont. Oui, pour les répandre.

De Valcour. Y pensez-vous, monsieur? Est-ce là ce dont nous sommes convenus? Répandre des couplets que l'on peut tout au plus confier à la discrétion d'un ami, ou à l'oreille indulgente d'un chef?

Dumont. Mais, monsieur, vous disiez tout à l'heure...

De Valcour. Oui, entre nous, entre particuliers, j'ai pu approuver, littérairement parlant, des vers que je blâme comme homme public; et la preuve, c'est que je vous en avais demandé le secret.

Dumont. Non, monsieur, c'était moi.

De Valcour. Vous, moi, qu'importe ? il n'en est pas moins vrai que vous aviez senti comme moi l'inconvenance d'un pareil procédé. Vous pouviez être sûr, pour ma part, que je n'en aurais jamais parlé, que j'aurais même fait semblant de ne pas les connaître; mais maintenant que, grâce à vous, cette chanson court le monde, qu'elle est connue, qu'elle est presque publique, je ne puis me taire, et j'ignore ce qui en arrivera. (Il entre dans son cabinet à gauche.)

SCÈNE XVI.

Dumont, (seul.) Eh mais! Dieu me pardonne, je crois qu'il va faire un rapport contre moi, lui qui tout à l'heure était

enchanté de ces couplets. (Il regarde par la croisée.) Ah! mon Dieu, ces équipages dans la cour! et monsieur le chef de division qui, dans un pareil moment, va faire sa cour! J'y suis, la démission n'est pas acceptée, le ministre garde sa place, et dans ce moment-ci je ne suis pas trop sûr de conserver la mienne: aussi, je vous le demande... quelle idée m'a pris... à cinquante ans, et pour la première fois de ma vie... m'aviser d'aller faire de l'esprit... Est-on bête comme cela? Heureusement, on a des protecteurs, des amis que l'on peut faire agir. (Il va s'asseoir auprès de la table, prend du papier et une plume, comme pour se disposer à écrire; puis, se levant tout à coup, il continue.) Mais il y a une justice, et je réclamerai; parce qu'après tout, je suis chef de bureau, et je ne suis pas auteur; je n'ai pas fait cette chanson, je ne la connais pas, et la destitution, s'il y a lieu, doit tomber sur le vrai coupable... Ah! voici M. Belle-Main.

SCÈNE XVII.

Dumont, Belle-Main.

Belle-Main, (en entrant sans voir Dumont.) Cette pauvre Charlotte, quelle a été sa joie! notre mariage est maintenant assuré. (Apercevant Dumont.) Mais voici notre bon et respectable chef.

Dumont. Monsieur, je vous attendais; tout à l'heure, je suis à vous. (Il s'assied auprès de la table, et écrit quelques lettres sans faire attention à ce que dit Belle-Main.)

Belle-Main. Je vous demande pardon, c'est qu'en venant je suis entré dans la boutique de M. Guillaume, le marchand de draps; j'ai fait mesurer et couper devant moi trois aunes de Louviers, seconde qualité, pour redingote et pantalon pareils.

Air: Le choix que fait tout le village.
Pour profiter de ma bonne fortune,
J'ai fait porter le drap chez le tailleur ;
Pourquoi faut-il qu'une idée importune

Me trouble encor au sein de mon bonheur?

(Touchant son habit rdpé, et le regardant avec attendrissement.)

Ce vieil habit, couvert de cicatrices,

Vient malgré moi réveiller ma pitié ;
Il est cruel, après tant de services,
De réformer un ancien employé.

Pour chasser ces idées-là, je suis entré au café, où j'ai fait un petit extra... quarante-cinq sous, pour mon déjeuner; le carafon de Beaune, et le bifteck de la gratification. Dieu! m'en suis-je donné !!

Je me suis joliment régalé.

Dumont, (sans se lever.) Vous avez peut-être eu tort de vous presser...

Belle-Main, (stupéfait.) Pourquoi donc cela?

Dumont, (se levant, et allant à lui en pliant le papier qu'il vient d'écrire.) Parce que l'usage n'est point de donner des gratifications à ceux qui ne font plus partie des bureaux, et que dès ce moment vous êtes dans ce cas-là.

Belle-Main. Hein! qu'est-ce que vous me dites donc ? Dumont. Il me semble que c'est assez clair; je vous répète que vous n'êtes plus de l'administration. Mais quand on fait des vers comme ceux-là...

Belle-Main. Moi, des vers!

Dumont. Oui, vous connaissez peut-être cette chanson? Belle-Main. Des vers, des chansons!... Que je sois supprimé radicalement sans espoir de pension de retraite, si je sais seulement ce que cela veut dire !

Dumont. Oh! sans doute vous allez nier que vous en soyez l'auteur; on ne convient jamais de ces choses-là, au risque de compromettre ses collègues ou ses chefs; mais par bonheur nous avons des preuves, et dans peu vous recevrez votre suppression définitive.

Belle-Main. Moi, ma suppression! au moment même où j'avais la certitude... Ah çà! monsieur, est-ce que vous croyez qu'on peut vivre comme cela? Je suis d'un tempérament calme et pacifique, et par mon état je suis habitué à rester en place; mais si une fois je me révolutionne ... Qu'estce que c'est donc que cela? à chaque instant, des hauts, des bas, me pousser de ma place, m'y remettre, m'en ôter encore; et à moins qu'on ne m'ait choisi pour une expérience du mouvement perpétuel...

Dumont. Qu'est-ce que c'est, monsieur?

Belle-Main, (tout à fait hors de lui.) Oui, monsieur, je ne connais plus rien ! mon mariage est arrêté avec mademoiselle Charlotte, j'ai commandé mon habit de noces, et pris un déjeuner à compte sur la gratification; j'ai monté mes dépenses sur un pied de luxe inusité jusqu'à présent, et c'est dans ce moment que vous venez m'annoncer ma suppression définitive... Non, monsieur, non, elle n'aura pas lieu. (S'asseyant.) Je m'établis sur ce fauteuil, à cette table, où depuis vingt ans mes doigts assidus se sont noircis pour le service de l'administration, et nous verrons si l'on vient m'en arracher... Appelez vos garçons de bureau, appelez-les.

Dumont. Je ne prendrai point cette peine. Mais voici monsieur le chef de division.

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