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SCÈNE III.

Olivier, Poligni.

Poligni. Cher Olivier, c'est toi que je rencontre chez Dorbeval!

Olivier. Et je m'en félicite; car nous ne nous apercevons maintenant que par hasard, et nos entrevues ont toujours l'air d'une reconnaissance.

Poligni. C'est vrai, je me le reproche souvent; car nous nous aimons toujours.

Olivier. Mais nous ne nous voyons plus, et c'est mal. Poligni. Que veux-tu ? les affaires, les occupations. Olivier. Les miennes, je le conçois: un peintre, un artiste qui a son état à faire ! mais toi, qui n'as d'autre occupation de t'amuser.

que

Poligni. C'est justement pour cela. Si tu savais combien les plaisirs vous donnent d'affaires! et puis, tu demeures si loin: au haut de la rue Saint-Jacques.

Olivier. Puisque tu as équipage... Tiens, conviens-en franchement si, au lieu d'habiter cette rue Saint-Jacques que tu me reproches, ce modeste quartier où s'éleva notre enfance, je possédais, comme notre camarade Dorbeval, un bel hôtel à la Chaussée-d'Antin, tes occupations te laisseraient quelques moments pour me voir.

Poligni. Quelle idée! tu pourrais le supposer?

Olivier. Je ne t'en fais point de reproches; je n'accuse point ton amitié, sur laquelle je compte, et que je trouverais toujours au besoin, je le sais ; mais c'est la faute de ton caractère, qui a toujours été ainsi : tu aimes tout ce qui brille, tout ce qui éblouit les yeux. Ainsi, en sortant du collége, tu t'es fait militaire, parce qu'alors c'était l'état à la mode, l'état sur lequel tous les regards étaient fixés. En vain je te représentais les dangers que tu allais courir, un avenir incertain: tu ne voyais rien que l'épaulette en perspective, et les factionnaires qui te porteraient les armes quand tu entrerais aux Tuileries. C'est pour un pareil motif que vingt fois tu as exposé ta vie, sans penser aux amis qui auraient pleuré ta perte. Depuis, la scène a changé aux prestiges de la gloire ont succédé ceux de la fortune. Les altesses financières brillent maintenant au premier rang; les gens riches sont des puissances, et leur éclat n'a pas manqué de te séduire. Ne pouvant être comme eux, tu cherches du moins à t'en rapprocher; tu ne te plais que dans leur société; tu es fier de les

connaître; et souvent, je l'ai remarqué, quand nous nous promenions ensemble, un ami à pied qui te donnait une poignée de main te faisait moins de plaisir qu'un indifférent qui te saluait en voiture.

Poligni. Voilà, par exemple, ce dont je ne conviendrai jamais. Permis à toi de douter de tout, excepté de mon cœur ; à cela près,' j'avouerai mes faiblesses, mes ridicules, ce désir de fortune qui me poursuit sans cesse; non que je sois avide, car j'aimerais mieux donner que recevoir, et je n'ambitionne dans les richesses que le bonheur de les dépenser; mais ces torts ne sont pas les miens, ce sont ceux du temps où nous vivons. Dans ce siècle d'argent, ceux qui en ont sont les heureux du siècle, et, sans aller plus loin, je te citerai notre ami Dorbeval, que j'aime de tout mon cœur, mais qui au collége n'a jamais été un génie, qui était même le moins fort de nous trois.

Olivier. Tu t'abuses sur son compte; Dorbeval est trèsfin, très-adroit, et ne manque, quand il le faut, ni de talent ni d'éloquence; c'est plus que de l'esprit, c'est celui des affaires, et tu vois où en sont les siennes.

Poligni. Aussi, et c'est où j'en voulais venir, tu vois l'estime dont il jouit, les hommages qui l'environnent! À qui les doit-il? À son opulence; c'est de droit, c'est l'usage; et, dans les sociétés brillantes où je passe ma vie, je suis tellement persuadé que la différence des fortunes doit en mettre dans les égards et la considération, que, par fierté, je m'arrange, sinon pour être, du moins pour paraître leur égal.

Olivier. Et voilà, il faut en convenir, une fierté bien placée. Autrefois, tu t'en souviens, nous faisions bourse commune, et je connais ton budget. Tu as huit mille livres de rentes, et tu as équipage. Aussi, victime de ton opulence et de ta manie de briller, tu te gênes, tu te prives de tout. Chez toi, le superflu envahit le nécessaire: tu as un appartement de cinq cents francs et une écurie de cinquante louis. Selon toi, c'est presque une honte d'être pauvre; tu en rougis, tu t'en caches; moi, je m'en vante et je le dis tout haut. Orphelin et sans ressources, je dois tout aux bontés du meilleur des hommes, d'un brave et ancien militaire, monsieur de Brienne, qui m'avait fait obtenir une bourse au collége.3 Grâce à lui et à l'éducation que j'ai reçue, j'ai l'honneur d'être artiste, pas autre chose, et je ne vois pas pour cela que

1

Excepté cela.

2 Et c'est ce dont je voulais parler. "Place gratuite dans un collége.

dans les salons où je te rencontre je sois moins bien accueilli. Je ne joue pas, c'est vrai; mais tandis que vous perdez à l'écarté, je gagne, moi, une réputation d'homme du monde. Je fais ma cour aux dames, je danse avec les demoiselles, et cette année, en l'absence des gens aimables, j'ai eu des succès dont ma modestie s'effrayait. Oui, mon ami, l'autre jour encore; à Auteuil, une maison de campagne délicieuse où nous jouions la comédie, je faisais répéter à une jeune demoiselle le rôle de Fanchette, dans le Mariage de Figaro... D'abord, mon élève était fort jolie, et puis cette pièce-là, je ne sais pas pourquoi, cela donne toujours des idées.

Poligni, (riant.) Vraiment!... Eh bien?

Olivier. Eh bien! c'était fort amusant, parce que ce rôle de Fanchette est une ingénuité, et que ma jeune écolière me semble appelée, par goût, à jouer les grandes coquettes.

Poligni. Je comprends: et nouveau professeur d'une nouvelle Héloïse...1

Olivier. O ciel! peux-tu avoir de pareilles idées! Une jeune personne du grand monde, une riche héritière !

Poligni..Elle est à marier! c'est charmant! Quelle perspective pour le futur! Mais dis-moi, je t'en prie, le nom de ta passion d'Auteuil; car cette jeune Fanchette, cette coquette de village, j'ai idée que je la connais.

Olivier. Peut-être bien, et c'est pour cela maintenant que je suis fâché de t'avoir parlé de mes succès comme professeur, parce que tu as tout de suite une manière d'interpréter, et qu'en voulant faire une plaisanterie, j'ai l'air d'avoir fait une indiscrétion.

Poligni. Avec moi ?

Olivier. Avec toi, comme avec tout autre, je me reprocherais toute ma vie d'avoir pu faire du tort à une femme qui le mériterait; ainsi, à plus forte raison... Mais tiens, je t'en prie, ne parlons plus de cela. Apprends-moi plutôt qui t'amène de si bonne heure chez notre ami Dorbeval.

Poligni, (soupirant.) Ah! j'en aurais trop à te dire! En d'autres lieux, dans un autre moment, je t'ouvrirai mon cœur! Qu'il te suffise de savoir qu'il est des espérances, bien éloignées sans doute, mais qui, un jour enfin, peuvent se réaliser; qu'il est au monde une personne à qui est attachée ma destinée; et si j'ai désiré la fortune, c'était pour la lui offrir, c'était pour la partager avec elle. Voilà pourquoi j'ai sollicité une place brillante qui chaque jour m'était promise, et qui

1 Allusion à Héloïse qui devint amoureuse de son maître, Abeilard.

m'échappait toujours; voilà pourquoi j'ai fréquenté ces hautes sociétés où j'espérais trouver des protecteurs, et où je n'ai trouvé que des occasions de dissipation et de dépense. Ce faste, cet éclat, ces salons dorés qu'ils habitent, ce luxe qui les environne, et auquel peu à peu je me suis habitué, tout cela est devenu pour moi un tel besoin que je ne puis plus m'en passer ; c'est mon être, c'est ma vie; je suis là chez moi; et le soir, en rentrant dans mon humble demeure, je me crois en pays étranger. Aussi le lendemain, j'en sors à la hâte pour briller de nouveau et pour souffrir, pour haïr les gens plus riches que moi et pour tâcher de les imiter. Voilà mon existence; et malgré les privations intérieures que je m'impose, malgré l'ordre et l'économie qui règlent ma conduite, je ne peux pas m'empêcher souvent d'être arriéré. Tiens, c'est ce qui m'arrive en ce moment, et ne voulant point entamer mes capitaux, je venais prier Dorbeval de me prêter cinq ou six mille francs dont j'ai besoin.

Olivier. Il se pourrait! Eh bien, mon ami, je viens ici pour un motif tout opposé. J'ai fait des économies, et, par prudence, je venais les placer chez notre ancien camarade. Poligni. Toi, des économies !...

Olivier. Eh oui, vraiment! Un peintre, cela t'étonne! Je sais que ce n'est pas la mode, et qu'autrefois les financiers, les spéculateurs, et les sots de toutes les classes, se croyaient le privilége exclusif de faire fortune, et nous laissaient toujours dans leurs bonnes plaisanteries l'hôpital en perspective. Mais depuis quelque temps les beaux-arts se révoltent, et sont décidés à ne plus se laisser mourir de faim. Girodet et tant d'autres se sont enrichis par leurs pinceaux. Nous avons des confrères qui sont barons; nous en avons qui ont équipage, qui ont des hôtels, et j'en suis fier pour eux. Trop longtemps la peinture a habité les mansardes; dans ce siècle-ci, elle descend au premier, et elle fait bien. Je n'en suis pas encore là: je ne suis qu'au troisième, j'y ai mon atelier, et si tu y venais quelquefois, tu verrais quelle gaieté, quelle franchise, quelle ardeur y président: tu sentirais le bonheur d'être chez soi; tu comprendrais quelles sources de jouissances on trouve dans l'amitié, la jeunesse et les arts; tu me verrais enfin le plus heureux des hommes, car je dois à mon tra

3

1 Se passer de, tour idiomatique très-usité, qui signifie: supporter le besoin, la privation...

Être arriéré, ne pouvoir payer tout ce que l'on doit,

Au premier étage d'une maison,

vail mon aisance, ma liberté, et plus encore, le plaisir d'obliger un ami. (Tirant un portefeuille.) Tiens, voilà mes fonds; c'est chez toi que je les place.

Poligni. Que fais-tu ?

Olivier. Ne venais-tu pas t'adresser à un ami? Me voilà! Il te fallait six mille francs: il y en a huit dans ce portefeuille. Accepte-les, ou je me fâcherai. Il me semble que l'argent d'un artiste vaut bien celui d'un banquier.

Poligni. Oui, certainement. Mais je crains que cela ne te gène.

Olivier. Je te répète que je venais les placer; et si j'aime mieux qu'ils soient chez toi qu'à la banque, tu ne peux pas m'empêcher d'avoir confiance. Tu me les rendras le jour de mon mariage, si je me marie jamais!

Poligni. Je ne sais comment te remercier. Mais Dorbe

val...

Olivier. Je lui aurai enlevé le plaisir de te rendre service! Pourquoi se lève-t-il si tard? cela lui apprendra... Eh! le voilà ce cher Crésus. Arrive donc !

SCÈNE IV.

Olivier, Dorbeval, Poligni.

Dorbeval. Bonjour donc, mes chers et anciens camarades! Bonjour, Poligni! suis-je heureux de te rencontrer ! j'allais envoyer chez toi; mais si je m'étais douté d'une pareille surprise, je me serais bien gardé de vous faire attendre.

Olivier. Est-ce que tu étais éveillé.?

Dorbeval. Toujours. Est-ce que je repose jamais? estce que j'ai le temps? je travaille même pendant mon sommeil. J'ai souvent fait des spéculations en rêve; et la fortune, comme on dit, me vient en dormant. C'est drôle, n'est-ce pas ?

Olivier. Sans contredit.

Dorbeval, (leur prenant la main.) Y a-t-il longtemps que nous ne nous étions trouvés tous trois réunis en tête-à-tête ! Poligni. Cela ne nous est pas arrivé, je crois, depuis le collége!

Dorbeval. C'est vrai; et avec quel plaisir je me rappelle ce temps-là! Quel beau collége que celui de Sainte Barbe! Y ai-je reçu des coups de poing! C'était toujours Poligni qui me défendait, parce qu'il a toujours été brave... Moi, j'avais de l'esprit naturel, mais je n'étais pas fort: j'étais toujours le dernier. Il est vrai que depuis j'ai pris ma revanche.

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