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Et te rappelles-tu, Olivier, quand tu me dictais mes versions grecques? parce que moi, le grec, je ne l'ai jamais aimé, quoique maintenant je sois un philhellène. Du reste, toujours ensemble, toujours unis, nous mettions en tiers les peines et les plaisirs. On nous appelait les inséparables, et pour parler en financier, notre amitié offrait l'emblème du tiers consolidé.' (Riant.) C'est joli!

Olivier. Qui, si tu veux. Mais je te trouve ce matin d'une gaieté !...

Dorbeval. C'est vrai. Le matin quelquefois; mais si tu m'entendais ici le soir; j'ai bien plus d'esprit encore.

Olivier. Je crois bien : le soir, dans ton salon, tu es sûr de ta majorité.

2

Dorbeval. Il est vrai que mon salon... (Avec volubilité.) Il est magnifique mon salon; je l'ai fait arranger: il me coûte quarante mille écus. C'est un goût exquis: de la dorure du haut en bas!... Demande à Poligni, car toi, il est impossible de t'avoir; je réunis souvent cinq ou six cents amis, et j'ai beau t'inviter, tu ne viens jamais. Moi, je te le dis franchement, cela me fait de la peine, surtout depuis quelque temps. Sais-tu que tu commences à percer, à avoir de la réputation? On se dit déjà dans le monde: Ce petit Olivier ne va pas mal, ce gaillard-là aura un beau talent; et moi je réponds: Je crois bien, c'est mon camarade de collége· je l'attends ce soir, vous le verrez... ; et puis tu ne viens pas ! C'est trèsdésagréable, cela m'ôte même de ma considération : j'ai l'air de ne pas aimer les arts.

Olivier. Pardon, mon cher, je suis un ingrat. Je te remercie, toi et tes amis, de la bonne opinion que vous avez de moi; mais je pense que les artistes, s'ils sont sages, doivent fuir le grand monde, dans l'intérêt même de leur réputation. Pour te parler à mon tour en style des beaux-arts, ils sont comme ces peintures à fresque qui gagnent toujours à être vues de loin. Quand on les regarde de trop près, on se dit: Comment, ce n'est que cela?... et c'est par amour-propre que je reste chez moi : j'aime mieux qu'on me voie par mes ouvrages. Dorbeval. Tu as tort: tu y perds des protecteurs.

Olivier. Des protecteurs!... Grâce au ciel, nous ne sommes plus dans ces temps où le talent ne pouvait se produire que sous quelque riche patronage; où le génie, dans une

1 Tiers consolidé, rente sur l'état, réduite et garantie.

' Dans cette manière de supputer on sous-entend toujours l'écu de trois francs, quoiqu'il soit très-rare depuis l'introduction du système décimal.

humble dédicace, demandait à un sot la permission de passer à la postérité à l'ombre de son nom. Les artistes d'à présent, pour acquérir de la considération et de la fortune, n'ont pas besoin de recourir à de pareils moyens: les vrais artistes, j'entends, ils restent chez eux, ils travaillent; et le public est là qui les juge et les récompense.

Dorbeval. Dans le public, au moins, tu comprends tes amis de collége, tes anciens camarades?

Olivier. Oui, mes amis, il n'y a que ceux-là sur lesquels on puisse compter.

Dorbeval, (lui prenant la main.) Et tu as bien raison!... Si je vous racontais, à propos d'amitié de collége, ce qui m'est arrivé à moi-même, hier, au café de Paris, sans que j'y fusse. Poligni, (à part.) Comment sait-il déjà cela?

Olivier. Qu'est-ce donc ?

Dorbeval. Un monsieur qui, sans doute, ne me connaissait pas, et qui s'est permis de me traiter de fat... moi! Heureusement c'était en présence d'un de nos anciens camarades, qui a pris si vivement ma défense, que la discussion a fini par un soufflet et par un coup d'épée... Voilà ce que j'ai appris ce matin; et ce généreux protecteur, ce vaillant chevalier qui, se rappelant le temps heureux des coups de poing du collége, se croyait encore obligé de me défendre, c'était Poligni.

Olivier. Il se pourrait !

Dorbeval. Lui-même.

Poligni. N'en parlons plus. Ce n'était pas toi, c'est moi seul que cela regardait. Insulter un ami absent! cela devient une injure personnelle.

Olivier, (allant à lui, et lui prenant la main.) Je te reconnais là.'

Dorbeval. Et me l'avoir laissé ignorer!... Je n'ai plus qu'un désir, c'est de m'acquitter avec toi; et j'en trouverai les moyens. Oui, mes amis, oui, quoi qu'on en dise, la fortune n'a point gâté mon cœur ; je suis toujours avec vous ce que j'étais autrefois: un bon enfant, et pas autre chose. Si avec d'autres, parfois, je suis un peu orgueilleux, un peu... fat, puisque l'épithète est connue, c'est que dans ma position. il est bien difficile de résister au contentement de soi-même. On peut s'aveugler sur son esprit, mais non sur ses écus. Ils sont là dans ma caisse: un mérite bien en règle, dont j'ai la clef; et quand on peut soi-même évaluer ce qu'on vaut à un

1 Je reconnais ton caractère à ce trait.

centime près, ce n'est plus de l'orgueil, c'est de l'arithmétique.

Poligni, (riant.) Il a raison; il faut de l'indulgence.

Dorbeval. C'est ce que je dis tous les jours: il faut bien nous passer quelque chose à nous autres pauvres riches. Mais il y a des gens intolérants: ceux surtout qui n'ont rien; ils ont tort.

Olivier. Très-grand tort! Il faudrait pour bien faire que tout le monde fût millionnaire.

Dorbeval. Voilà comme j'entends l'égalité. Ah çà! qu'estce que nous faisons aujourd'hui ! Je vous tiens, je ne vous quitte pas: nous passons la journée ensemble.

Poligni. Je ne demande pas mieux.

Olivier. Impossible! Il faut que je rentre chez moi.

Poligni. Et pourquoi donc ? Le salon a ouvert cette semaine, (à Dorbeval,) et il paraît qu'Olivier a exposé un tableau magnifique, un sujet tiré d'Ivanhoe, la scène de Rebecca et du Templier, le moment où la belle Juive va se précipiter du haut de la tour.

Olivier, (vivement.) Tu l'as vu ?

Poligni. Non, pas encore, mais allons-y aujourd'hui.

Dorbeval, (à Olivier.) À merveille! Tu nous y mèneras, parce que, moi, j'ai le sentiment des beaux-arts, mais j'ai besoin de quelqu'un qui me fasse comprendre les beautés. Auparavant nous irons au bois avec ces dames, ma femme et Hermance, ma pupille: une cavalcade magnifique! De là nous déjeunerons au pavillon d'Armenonville, ou chez Leiter, ou chez Véry; enfin ce que nous autres, bonne compagnie, appelons aller au cabaret. Et puis ce soir à l'Opéra... Poligni, tu prendras une loge.

Poligni. Volontiers! ce sera charmant.

Olivier, (à voix basse.) Y penses-tu? voilà encore une journée à te ruiner.

Poligni, (de même.) Une fois par hasard... (Haut.) Et, tu as beau dire, tu viendras.

Dorbeval. Oui, oui, c'est décidé.

Olivier. Non, vraiment: vous me proposez là une journée d'agent de change,' et je ne suis qu'un artiste. Plus tard j'irai peut-être au salon; mais dans ce moment, je vous l'ai dit, il faut que je vous quitte.

Poligni. Et quel soin si important?... que vas-tu donc faire?

1 Les agents de change sont ordinairement très-riches.

Olivier. Je vais travailler! Adieu, mes amis; allez au bois de Boulogne, je retourne, moi, à mon atelier. (Il sort.)

SCÈNE V.

Poligni, Dorbeval.

Dorbeval, (le regardant sortir.) Ce pauvre Olivier! ce ne sera jamais qu'un homme de talent, et pas autre chose. Ah çà! nous avons commencé par les plaisirs, c'est dans l'ordre ; maintenant parlons d'affaires. Je t'ai dit, il y a quelques jours, que j'espérais te donner de bonnes nouvelles; je comptais sur le neveu du ministre, monsieur de Nangis, un charmant jeune homme, qui est l'ami de la maison; mais depuis quelques jours on ne le voit plus, je ne sais ce qu'il devient; et cette préfecture que nous sollicitions...

Poligni. Eh bien?

Dorbeval. Eh bien! nous ne l'aurons pas.
Poligni. Ah, mon Dieu!

Dorbeval. J'ai du crédit à la banque, mais peu au ministère; et plus j'y pense, plus je suis enchanté que nous n'ayons pas réussi.

Poligni. Vraiment !

Dorbeval. Je te parle dans ton intérêt. Comment peut-on courir la carrière administrative? rien de certain, rien de positif: des appointements ne sont pas des rentes. Un négociant qui fait faillite n'est souvent pas ruiné pour cela: au contraire; mais un préfet qui n'est plus préfet, qu'est-ce que c'est ?

Poligni. C'est vrai; mais quel parti prendre?

Dorbeval. Rester libre, indépendant. J'avais déjà réfléchi à ta position, et n'avais pas attendu pour cela le service que tu m'as rendu; mais maintenant à plus forte raison. Oui, mon ami, j'y suis engagé d'honneur; c'est à moi de songer à ta fortune, à ton avancement, et j'ai deux partis à te proposer. Le premier, c'est de faire valoir tes fonds, et je m'en charge. Poligni, (avec embarras.) Mais pour faire valoir ses fonds,

il faut en avoir.

Dorbeval. Je sais bien que tu n'es pas comme moi, que tu n'as pas des millions! Mais tu es riche, tu es à ton aise, tu mènes dans le monde une belle existence, et quand le diable y serait, tu as bien cent mille écus! Qu'est-ce qui n'a pas cent mille écus?

'C'est de placer ton argent à intérêt.

Poligni, (embarrassé.) Mais moi... par exemple. Dorbeval. Est-ce que tu n'aurais que deux cent mille francs?

Poligni, (à part.) Quelle humiliation! (Haut.) Je ne sais comment te l'avouer, mais avec toi, qui es mon ami et qui ne me trahira pas, je suis obligé de convenir que je n'ai pas même deux cent mille francs.

Dorbeval, (d'un air de compassion.) Pas même deux cent mille francs! Ce pauvre Poligni! (Lui prenant la main.) Je n'en dirai rien, mon ami, et cela restera là, tu peux en être sûr ! Mais alors il faut prendre l'autre parti, il faut te faire agent de change.

Poligni. Y penses-tu? des charges dont le prix est énor

me!

Dorbeval. Le moment est excellent: elles sont diminuées de beaucoup; elles ne valent plus que huit cent mille francs, et elles baisseront encore.

Poligni. Mais comment veux-tu... ?

Dorbeval. Il ne faut pas que tu paraisses là-dedans. Tu me feras tantôt ta procuration bien en règle; et moi, qui suis à même de savoir tout ce qui se passe, je saisirai la première occasion. Il y en a qui veulent vendre, je le sais, et demain, après-demain, d'un instant à l'autre, cela peut être terminé. Poligni. Mais réfléchis donc ! huit cent mille francs! Comment veux-tu que je les paye?

Dorbeval. Tu feras comme tout le monde: tu feras un beau mariage. Voilà maintenant comme on achète une charge: celles d'avoué, de notaire, ne se payent pas autrement, et je n'aurais rien fait pour toi si, en te conseillant une pareille acquisition, je ne te donnais pas les moyens de la payer. Je ne te proposerai pas de t'avancer les fonds, parce qu'il faudrait toujours que tu me les rendisses, et que cela reviendrait au même; mais je te proposerai un fort beau parti, une jeune héritière fort agréable. Je ne te dis pas que ce soit une beauté...

Poligni. J'entends: elle est laide à faire peur.

Dorbeval. Du tout! elle a cinq cent mille francs, et je réponds d'avance de son consentement, car il dépend de moi. Poligni. Comment ?

Dorbeval. Oui, mon cher, c'est Hermance, ma petite cousine et ma pupille. Comme son tuteur, je dois veiller à ses intérêts, et, par respect pour l'opinion, je ne peux pas la donner à quelqu'un qui n'a rien; mais je peux la donner à un agent de change: vois si tu veux le devenir.

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